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La rumeur des 50.000 centenaires algériens

Publié le 29 novembre 2012 par Copeau @Contrepoints

Un mail viral sous-entend que des Algériens profiteraient du système de retraite français en ne déclarant pas des décès pendant 3 ou 4 générations.
Par Anton Suwalki.

La rumeur des 50.000 centenaires algériens

J’ai été destinataire voici quelques jours d’un mail censé m’informer d’un énorme scandale, mail anonyme [1], dont le corps du texte était précédé d’un commentaire familier : « Si tu n'étais pas au courant, tu vas certainement apprécier ! ». Je faisais en fait partie d’une liste de destinataires masqués. Voilà des manières qui m’incitent en général à la vigilance, plutôt que de plonger tête baissée. Vérification faite, il s’agit d’un d’un hoax qui inonde la toile depuis plus d’un an, recopié sans réfléchir par mon expéditeur pour alimenter une chaine de messages, et qui illustre à merveille le mésusage dramatique que beaucoup de gens font d’Internet. Esprit critique, où es-tu ?

La diatribe commence ainsi :

50 000 retraités Centennaires (sic) en Algérie  !! à qui l’on verse une retraite depuis des décennies... C’est un SCANDALE !!!  Que font nos hommes politiques ? la CNAV ? et les fonctionnaires concernés ? voilà des milliards à récupérer et à ne plus verser... au lieu de les prendre aux Français qui n’ont pas beaucoup d’Euros.

L’auteur trahit d’emblée son véritable objectif, même si on peut évidemment tiquer sur le nombre faramineux de centenaires algériens annoncé. Car bien entendu, si les Français « n’ont pas beaucoup d’euros », il est bien connu que les Algériens roulent sur l’or. Si l'ambiguïté était encore de mise, elle est levée par le jeu de mots débile qui conclut cette  introduction : «Et on va diminuer [nos retraites] pour continuer à payer les leurs ! J'Allah-ucine !!!!!  (re-sic !)». On se dit là que l’obsession de l’auteur porte sur tout autre chose que la bonne gestion de la sécurité sociale.

Commençons à rappeler, tant pis pour ceux à qui cela donnerait de l’urticaire, que le droit à percevoir une retraite n’est pas une question de nationalité, mais dépend du fait d’avoir cotisé en France à l’assurance vieillesse. Les Algériens qui ont travaillé et cotisé en France ont donc les mêmes droits que les français, centenaires ou pas. Ensuite, même s’il y avait effectivement 50 000 centenaires algériens à qui l’on versait des retraites indues, ça ne ferait pas « des milliards » à récupérer. Même pas un milliard, d'ailleurs.

Mais d’où viennent ces 50.000 centenaires à qui la CNAV continuerait à verser une pension ? Sachant que la France compte quelques 15.000 centenaires pour 63 millions d’habitants, que l’Algérie compte 37 millions d’habitants dont l’espérance de vie est nettement plus faible qu’en France (73 ans), on serait en présence d’une fraude d’une ampleur considérable si c’était vrai. Même en imaginant la gestion infiniment laxiste de la CNAV, on peine à croire qu’elle verserait les yeux fermés une pension à 50.000 centenaires algériens. Il existe, dans tous les organismes, de droit public ou privé, des systèmes de contrôle de fichiers pour identifier des zones géographiques ou des sources de fraudes possibles, par le biais d’anomalies statistiques.

C’est pourtant ce que nous affirme le hoax :

Savez-vous que l’on vit plus vieux en Algérie (150 ans) que partout ailleurs dans le monde ? C’est l’intéressante découverte faite par la Cour des comptes qui, en épluchant les comptes de la CNAV (caisse nationale d’assurances vieillesse), l’organisme qui paye les retraites a constaté que le nombre de retraités centenaires algériens (plus de 50.000) était particulièrement important. Ce nombre est même très très supérieur au total des centenaires recensés par l’état-civil en Algérie. Rolande Ruellan, présidente de la 6e chambre de la Cour des comptes qui a présenté le 9 juillet dernier un rapport sur la fraude sociale [2] devant une commission parlementaire, reconnait le problème (document que chacun peut consulter pour vérifier cette info).

Comme c’est le cas dans beaucoup de rumeurs circulant sur la toile, le falsificateur, pas forcément très malin, se sent obligé pour faire sérieux de citer des sources fiables « que chacun peut vérifier », pariant peut-être sur le fait que tous ceux que cette « allah-ucination » confortent dans leurs préjugés xénophobes n’iront pas vérifier. Pari malheureusement réussi, si on se fie au nombre de fois que ce texte a été recopié. L’auteur en toute impunité se sent obligé d’en rajouter : « [on vit plus vieux en Algérie] (150 ans) », sous-entendant que des Algériens profiteraient du système en ne déclarant pas des décès pendant 3 ou 4 générations.

Jamais, ni dans le rapport de la Cour de comptes invoqué ici, ni dans la communication à l’Assemblée nationale, il n’est question de 50.000 faux centenaires en Algérie, et encore moins de faux-retraités de 150 ans. Dans ce rapport, certes peu élogieux pour la gestion de la CNAV, la question des fraudes à l’assurance vieillesse n’occupe qu’une place restreinte, et dans l’audition de Mme Ruellan, celle-ci se contente de remarquer  que « notre rapport cite par exemple l’étonnante longévité des ressortissants algériens bénéficiant d’une retraite française en Algérie : le nombre de pensionnés centenaires, selon les chiffres de la direction de la sécurité sociale, serait supérieur au nombre de centenaires recensés par le système statistique algérien ». Notons que le faux commence par une modification presque anodine d’une citation : un conditionnel remplacé par  un présent, « supérieur » remplacé par « très très supérieur ». Puis, on ajoute des chiffres astronomiques sortis de l’imagination du faussaire.

On peut concevoir que ce type de fraude (des décès non déclarés pour continuer à toucher une pension de retraite) est plus fréquente, car moins facilement contrôlable, pour des personnes à l’étranger que pour des résidents en France. Et les interrogations formulées par Mme Ruellan concernant l’Algérie ne reposent pas sur rien. La Cour des Comptes a en effet observé « que les pensionnés nés en Algérie meurent plus vieux que ceux des autres pays de l’échantillon [3]) (à l’exception de la France elle-même), sans que ni l’âge de la population pensionnée ni sa structure par âge puisse l’expliquer, au contraire ». Une table de comparaison des espérance de vie selon les données de l’OMS et celle de la CNAV confirme ces écarts importants, pour l’Algérie notamment. D’autre part des cas de fraude ont effectivement été documentés en… 2007 : 8 faux actes d’état civils pour 111 domiciliés à Merouana, dans l’Est de l’Algérie. Difficile sur cette base d’extrapoler le nombre de faux centenaires pensionnés en Algérie. Mais au fait, combien de centenaires tout court ?

Pascale Robakowski, l’agent comptable de la Cnav, en révèle quelques mois après le rapport de la Cour des Comptes le nombre : il y avait en 2010, 539 centenaires algériens pensionnés sur un total de 440 000 pensionnés. Un chiffre confirmé un peu plus tard par le directeur de la CNAV, estimant qu’ « on ne peut pas dire qu'il y ait une fraude majeure aux retraites en Algérie ».

Autrement dit, même si les 539 correspondaient tous à de faux centenaires, cela serait tout de même près de 100 fois moins que le chiffre inventé par ceux qui ont fabriqué le hoax ! Et quoi qu’il en soit, le renforcement justifié de la prévention de ce genre de fraudes ne suffirait pas, loin s’en faut, à résoudre les problèmes des retraites.

Il ne s’agit pas ici d’établir une hiérarchie dans la gravité des fraudes, mais d’essayer comme pour toutes les rumeurs colportées sur la toile, d’appeler les gens à vérifier ce qu’ils lisent, à ne pas répercuter n’importe quoi dès lors que cela désigne un coupable qui a la gueule de l’emploi, surtout quand on a la prétention de « ne pas être dupe ». En l’occurrence, c’est surtout celui ou ceux qui ont concocté ce fake qui « vous prennent pour des imbéciles ». Tâchez donc de leur donner tort, pour une fois.

Malheureusement, quel que soit le sujet de la rumeur – OGM, attentats du 11 Septembre, faux-centenaires algériens… – l’idéologie et la passion du bouc-émissaire l’emportent trop souvent sur les faits et sur les appels à l’usage de l’esprit critique.

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Sur le web.

Notes :

  1. Du moins portant une signature féminine fantaisiste et que je ne peux relier à aucune personne que je connais.
  2. Rapport qui, soit dit en passant, date de plus de 2 ans, et dont des conclusions falsifiées continuent à alimenter le « scandale »….
  3. France, Espagne, Maroc, Portugal, Tunisie.

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