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Souvenirs 3/8 (signature)

Par Montaigne0860

Le vendredi, je tends ma feuille d’exclusion à la secrétaire ; elle passe dans le bureau du principal, revient, me demande mon carnet de notes, (je me fais humble ; « C’est pour vérifier la signature » dit-elle), repart, revient après un long moment où je n’en profite pas pour voler quelques feuilles blanches qui louchent vers moi comme l’immaculée conception dans l’église d’à côté ; elle me rend le carnet ; elle a cette réflexion dont la concision m’est un baume : « Les signatures concordent ; tout est en règle ». Je me souviens d’avoir songé que j’eusse été surpris du contraire. La terre est ronde, elle tourne à 30 km/s et je suis l’être le plus heureux du globe.

Il me semble que j’entends l’océan, le ressac, rien n’a été troublé, oui la vraie signature de la voisine était fausse, oui la fausse signature de ma main sur la feuille d’exclusion est la vraie, la seule, celle que j’ai inventée après un apprentissage régulier tous les matins d’automne et que le soleil de fin mai couronne de ses sourires. Je suis pur. Mon avenir est clair : tu imiteras la signature du père et toujours tu suivras la droite voie de cette évidence… au vrai fort biscornue.  Cette aventure me rend subtil. Profite !

En ressaisissant le carnet des mains de la secrétaire, il me paraît indispensable d’en remettre une louche et j’avoue : « Mon père n’y a pas été de main morte ! » Je me passe mes doigts sur la joue pour mimer la gifle. Elle ramène alors d’un geste solennel ses longues mèches en arrière : « Eh c’est que tu ne l’avais pas volé ! », ricane-t-elle en nouant ses cheveux sur la nuque, une pince à cheveux serrée entre ses incisives. Je risque un « Oui, bien sûr ! », les lames de l’océan s’abattent dans l’avance du temps, silence, puis une large plainte écumeuse dont l’insensibilité me frappe au plein du souvenir. Ce flot des eaux, flots du souvenir. Froideur. Elle me congédie du bout des doigts. Décidément j’aurais dû lui voler des feuilles blanches.

J’aime ce largo où tout s’apaise, où les gouttes des secondes quittent leur halètement pour tomber en pluie chaude à l’intérieur du corps défait d’emprise ; je rêve que je ne ronge plus mes ongles ; au prix de mille mensonges, j’ai réussi ; j’écoute dans les couloirs vides l’écho des voix magistrales d’où l’ennui bleu sourd, et cette blague du temps perdu à apprendre pendant des années tant de choses, ma vie, ta vie, loin des émotions truquées et des coups fourrés noirs, qu’as-tu fait toi que voilà de ta candeur dans ce pataugeage de fausseté, de feintes ? J’admire, j’admire ce temps qui vient encore intouché ; espérance de pureté où tout est possible, malgré les coups, malgré la blouse grise, malgré la dissimulation forcée, car le temps est à toi et plus tu avanceras plus tes chances d’être en vérité vont augmenter : je sens que cela est proche et déjà vient vers moi, ce temps où je pourrai dire que je suis loin de la maison prison, au large des écoles, avec la musique que j’aime et des livres et des livres encore. Oh, je compte sur mes doigts les années depuis si longtemps ! Cette fois une seule main suffit pour en faire le total, je frissonne, encore quatre ou cinq ans peut-être à mentir, fais-toi petit, plus jamais de provocations, exulte en te taisant, ne sois jamais sincère. Puisque tu en pinces pour l’intelligence, tu vas capter leurs rites, suivre leurs interdits et balbutier les clichés qu’ils veulent. Ton destin n’est que partie remise, ami, essaie de les comprendre, ils veulent du pluriel et tu es tellement singulier. Cache-toi petit musicien, écris sur ta main : « Prends garde » et sois sournois.

J’applique mon programme à la lettre : lever, déjeuner, ma vache pleine de livres de la bibliothèque (j’ai fourré les manuels sous le lit), l’arrêt devant le collège à l’heure de l’ouverture et mon installation au creux de l’église attenante. En ce lundi, premier jour d’exclusion, mon ombre est petite sous l’aube, épousant les brisures des marches qui mènent au portail XIVème de l’église St Thomas ; j’observe de biais l’endroit où les balles des mitrailleuses ont explosé leurs fleurs poudrées, ogives morcelées sous la grêle des verts de gris ; nos ennemis visiblement n’aimaient pas dieu.

Je songe que c’est le cours d’allemand qui va me manquer le plus, poésie qu’on remâche pour soi, syllabes d’une langue haïe de mes parents, sa proximité me plaît tant, je la touche des lèvres, les humecte d’elle ; j’entends les voix des cantates amoureuses, m’oublie. Le chant s’avance et je l’attends la bouche pleine de ces étranges vocables. Des corneilles, des choucas peut-être, s’abattent au creux du presbytère et rythment de leurs ailes, de leurs cris, mes mots articulés dans le tiède de mai qui garde dans son étreinte un peu de cet humide du tortueux voyage d’hiver.

Et soudain la terreur : surgi du presbytère, le curé s’avance droit devant ; lui qui en vrai perfide se plaint auprès de mes parents de mon absence à la messe – ce qui me vaut un traitement approprié – que ne va-t-il pas croasser s’il me voit ? Je me souviens de ses énorme battoires qui s’abattaient en foudre sur ma tête quand j’étais contraint d’aller au catéchisme. Le bourreau de dieu et sa voix : Dieu est amour. Elle grinçait métallique, la mâchoire inférieure creusée des trous d’une acné mal soignée claquant dans le vide de la nef. Ce bâillement : Dieu est amour et je rentrais au logis pour m’en prendre une parce que j’avais oublié d’ôter mes chaussures crottées, dieu est amour.

Je me précipite à l’intérieur de l’église pour échapper à son regard de rapace, traînant ma vache comme un voleur. Une vision me prend derrière un pilier : un ange vengeur va au tabernacle, s’empare du ciboire pour le balancer à la rivière. Je chasse l’idée, risque une tête au dehors ; le mauvais bougre a disparu dans son aube noire à travers les rues cabossées de la cité blanche de craie. Triste sire ! Je parle tout seul : « Et pourtant, on est en mai, à la plus belle saison ! » Ma voix m’étonne, elle est grave déjà, la nef derrière moi en élargit les vibrations, grotte résonatrice, mon exaspération est portée loin là-bas, du côté de ma naissance. Je quitte les lieux, je crois que je perds l’esprit. Ma démarche est si lente. Je vacille.

À l’instant où je sens que la solitude et le destin vont revenir me disputer la peau, sur l’escalier de la façade sud, en pleine lumière, je découvre au bas de des marches une voiture comme je n’en ai jamais vue ; chaque centimètre carré semble avoir été frotté, astiqué avec soin et les sièges de cuir invitent au voyage ; elle éblouit, scintille, miroite sous le soleil à chaque seconde et elle m’attire avec un tel charme d’étoile que je m’approche pour la toucher. Et je la touche. Elle existe réellement. Je vais déposer ma vache sur le goudron pour l’effleurer de l’autre main lorsqu’une voix sombre où couve un sourire m’interpelle :

« Bonjour ! dit-il en penchant la tête. Vous êtes le collégien qui a été exclu trois jours ? »

Le cœur s’affole. Quel malheur encore ? Un « Oui » étranglé me vient. Assis au volant, il me lance avec joie :

« Venez, montez !

- Mais… » (J’entends ma mère : « Et si on te donne des bonbons tu dis non, et si on t’invite dans une bagnole tu dis non. T’as compris ?  – Non…Euh… oui ! »)

- Venez, reprend la voix. Montez à l’arrière si vous voulez !

- Je… je ne sais pas comment…comment…comment on ouvre la porte ! »

L’homme en costume cravate contourne la voiture d’un pas vif, me serre la main « Bonjour, montez ! » ; il m’ouvre la portière arrière d’une pression sur la poignée.

« Je serai revenu à midi ? Parce que ma mère… (La voix revient : « Et tu montes jamais dans la bagnole d’un inconnu, sinon je te promets une de ces raclées, verrat d’jeune ! »)

- Oui, oui, dit-il en souriant. Ne vous en faites pas, ce n’est pas loin. Promis, je vous ramène à midi ! »


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