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En septembre 2010, l’artiste plasticienne libanaise Chaza...

Publié le 23 novembre 2012 par Savatier

En septembre 2010, l’artiste plasticienne libanaise Chaza Charafeddine avait exposé à la galerie Agial de Beyrouth un intéressant travail sur le genre (masculin/féminin) à partir de photomontages qui révélaient, devant des fonds empruntés à l’art islamique classique, des personnages androgynes. La démarche, objet d’un article dans ces colonnes, pouvait déranger, au cœur d’une région du monde où l’ambiguïté sexuelle n’a guère droit de cité.

Aujourd’hui, l’artiste récidive avec une nouvelle exposition (Galerie Agial, jusqu’au 15 décembre 2012) intitulée The Unbearable lightness of Witnessing, Studies of a Self-Portrait. Cette fois, les œuvres exposées ne dérangeront pas seulement le spectateur proche-oriental confronté à ses valeurs morales, car Chaza Charafeddine offre ici une réflexion de portée universelle : la figuration de la douleur en tant que résultante d’une violence omniprésente, avec, pour support, le visage humain.

Sa source d’inspiration ne soulève aucun doute ; elle a étudié attentivement les célèbres portraits de Francis Bacon et s’est interrogée sur le but que le peintre poursuivait dans sa représentation. Pour elle, la palette graphique a remplacé le pinceau, mais la communauté d’esprit esthétique demeure. Ces photographies, parfois réunies en triptyques (une méthode chère à Bacon) ou en séries, témoignent d’une violence expressive à laquelle le spectateur, médusé, ne peut échapper.

Dans ces tirages, la figure humaine subit de multiples mutations : elle est distendue, contractée, ravagée, mutilée ; elle devient dissymétrique dans une déformation qui prend en compte la notion de mouvement suggérée, notamment, par les torsions des traits et l’emploi du flou. En cela, Chaza Charafeddine se montre fidèle à Bacon qui avait beaucoup étudié les clichés d’Eadweard Muybridge (sur la décomposition du mouvement) pour créer ses tableaux.

On a parfois évoqué l’idée de violence devant certains portraits cubistes de Picasso qui présentaient, sur un seul plan, des visages vus sous des angles différents ; pourtant, leur aspect statique n’exprimait pas directement la souffrance. Par la suggestion du mouvement, Bacon parvenait bien davantage – et de manière à la fois plus brutale, plus subtile et plus tragique – à révéler la violence subie, la déchéance physique à l’œuvre, en vue de l’aboutissement que l’on devine : l’anéantissement inéluctable des corps, suivant une esthétique de la décomposition que l’on rencontrait déjà chez Baudelaire (voir : Une Charogne).

Démarche similaire chez Chaza Charafeddine qui pourrait, comme le peintre, affirmer : « je veux peindre le cri plutôt que l’horreur », un cri d’autant plus puissant et désespéré que son visage – puisqu’il s’agit d’autoportraits –, en cadrage serré, se détache sur un fond monochrome, donc neutre, délibérément inquiétant, voire sinistre, même dans les photographies où l’arrière-plan échappe au noir.

Il en résulte de dérangeantes figures, aptes à réveiller les peurs ancestrales (le spectateur médiéval avait probablement connu ces sensations en se confrontant aux faces grimaçantes et menaçantes qui semblaient jaillir des façades des cathédrales). On a parfois pensé, face aux portraits de Bacon, que le peintre avait voulu représenter toute la sombre animalité qui sommeille en l’homme. C’était surtout insulter l’espèce animale, car seul l’humain se révèle capable de sauvagerie, c’est-à-dire de torturer, de mutiler et de tuer en y prenant du plaisir, les animaux n’agissant que pour assouvir leurs besoins vitaux, se défendre et se nourrir. C’est donc bien une part d’humanité – obscure, terrifiante, naturellement – qui apparaît dans les portraits de Bacon, tout comme dans les autoportraits de Chaza Charafeddine.

Un historien de l’art britannique, Martin Hammer, vient de publier une étude dans laquelle il avance que Francis Bacon se serait inspiré de photographies nazies (d’Heinrich Hoffmann) et de la « fascination horrifiée » qu’elles auraient suscitée en lui pour composer ses portraits. Cette approche nouvelle, peu conventionnelle, attire volontiers l’attention. Certes, Hoffmann n’a pas photographié les camps ni la terreur qui y régnait ; il s’est limité aux portraits des dignitaires et à rendre compte des « messes » de Nuremberg ; pour autant, on trouve dans des séries de portraits d’Adolf Hitler martelant ses discours, le visage déformé dans une sorte de transe, quelques liens possibles. Mais aujourd’hui, nul n’est besoin de ces sources à Chaza Charafeddine pour appréhender la violence qui l’entoure, en particulier dans ce Proche-Orient, théâtre d’affrontements armés et d’actes terroristes constants. Il lui suffit de lire la presse ou, plus simplement, d’observer son environnement. Là, peut-être, se trouve l’origine des sensations et des émotions puissantes (rationnelles et irrationnelles) qu’elle cherche à nous transmettre pour nous confronter aux réalités obsessionnelles de notre humanité.


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