Magazine Culture

« Femmes damnées » : saphisme et poésie au XIXe siècle

Par Savatier

« Femmes damnées » : saphisme et poésie au XIXe siècleLes travaux de recherche consacrés au discours érotique, fut-il poétique ou littéraire, restent assez rares en France. Si l’on applique à ce discours la dimension supplémentaire de l’homosexualité, le sujet devient presque tabou. Comme le soulignait Roger Peyrefitte dans les notes liminaires de sa traduction de La Muse garçonnière de Straton de Sardes et des Amours de Lucien de Samosate, « il n’y a eu d’hellénisme digne de ce nom que celui de la Renaissance, parce qu’il acceptait tous les aspects de l’antiquité grecque, y compris ceux qui pouvaient choquer les préjugés et les mœurs. Depuis lors, un mur de cimetière s’est lentement élevé autour de ce paradis, que l’on a même réduit, dès le dix-septième siècle, à un jardin de racines. » Plus loin, il dénonçait les universitaires qui jetèrent un « voile pudique » sur ces œuvres, en d’autres termes ceux qui, dans leurs traductions, n’hésitèrent pas à déformer le sens du texte original, voire à le censurer. D'autres minimisèrent ou travestirent la relation qu'entretenait la poétesse Sapho avec le lesbianisme. Dans le même esprit, longtemps, des universitaires pourtant de premier plan exclurent délibérément de leur champ biographique la bisexualité de Verlaine ; certains nièrent même la réalité de sa liaison orageuse avec Rimbaud et occultèrent ses poèmes érotiques au nom d’une « bienséance »  ou d’une « morale » auxquelles l’art ne saurait pourtant être soumis.

Dans un tel contexte, auquel l’université contemporaine n’échappe que partiellement – il n’est qu’à entendre les cris effarouchés soulevés par le récent projet de ne plus passer sous silence l’orientation sexuelle des personnages historiques et des artistes du passé dans les manuels scolaires –, le passionnant essai de Myriam Robic, Femmes damnées (Classiques Garnier, 358 pages, 39 €) prend toute son importance.

« Femmes damnées » : saphisme et poésie au XIXe siècle
Sous-titré « Saphisme et poésie (1846-1889) », cet ouvrage s’attache à analyser avec rigueur et clarté la manière dont les auteurs de la seconde moitié du XIXe siècle traitèrent l’homosexualité féminine dans le domaine littéraire. Les œuvres de Charles Baudelaire, Théodore de Banville, Louis Ménard, Paul Verlaine et Henri Cantel sont ici disséquées dans des développements qui mettent en lumière des approches variées de la réalité saphique, de plus en plus présente sous le Second Empire et la fin du siècle, à travers le prisme poétique. Si Verlaine ou Cantel, tout comme Henri Monnier, ont pu appréhender le sujet sur le mode érotique parfois le plus cru, Baudelaire s’impose comme un maître, avec trois pièces majeures des Fleurs du Mal : Lesbos, Femmes damnées (sous-titré « Delphine et Hippolyte ») et Femmes damnées. Trois pièces assez importantes pour avoir servi de source d’inspiration aux autres écrivains ; trois pièces éblouissantes, paradoxales (Baudelaire assimile les lesbiennes au poète, mais il éprouve pour elles de la pitié) et résolument transgressives, comme le prouvent ces vers : «  Et l’amour se rira de l’Enfer et du Ciel ! / Que nous veulent les lois du juste et de l’injuste ? » (Lesbos) et « Qui donc devant l’amour ose parler d’enfer ? » (Femmes damnées).

Mais le propos de Myriam Robic s’étend bien au-delà d’une analyse littéraire approfondie ; un premier chapitre met ainsi en perspective le mythe de Sapho ; un second aborde « Saphisme et société », un autre s’intéresse à l’esthétique de la provocation, thème hautement baudelairien : son ami Asselineau ne parlait-il pas, au sujet du dandysme du poète, d’« esthétique de l’étonnement » ? Voilà pourquoi cet essai, parfaitement documenté et doté d’un sérieux appareil critique, intéressera autant l’amateur de littérature que celui de l’histoire des mœurs du XIXe siècle et même de l’histoire de l’art, puisque Myriam Robic ne passe naturellement pas sous silence la représentation de la scène saphique dans la peinture, en particulier dans l’œuvre de Gustave Courbet qui, des multiples Baigneuses au célèbre Sommeil (1866), en avait fait un thème de prédilection.

« Femmes damnées » : saphisme et poésie au XIXe siècle
L’annexe, comprenant près d’une centaine de pages, offre une « anthologie saphique » qui regroupe des poèmes et des passages en prose, d’Ovide à Raoul Ponchon, en passant par Banville, Henri Murger, Joseph Méry ou Théophile Gautier. Si l’on excepte un texte de Renée Vivien sur Sapho, d’ailleurs postérieur à la période étudiée par l’auteure, force est de constater que le regard porté par les artistes sur le saphisme, au XIXe siècle, reste celui des hommes, donc non dénué de clichés ou de fantasmes. Peu de femmes semblent s’être risquées sur ce terrain à l’époque, sauf peut-être George Sand (dans son roman Lélia) ou Jenny Sabatier qui, dans son recueil Rêves de jeunesse (1863) préfacé par Lamartine et Méry, rend hommage à la poétesse de Mytilène, mais surtout à travers ses amours avec… Phaon.

Il faudra attendre le début du XXe siècle, cette Belle Epoque propice à une mise à jour littéraire des homosexualités, pour que des femmes abordent le sujet de manière frontale, à l’instar de Renée Vivien, Colette, Liane de Pougy ou Natalie Barney, lesquelles ne renièrent d’ailleurs pas l’héritage baudelairien, preuve que le poète des Fleurs du Mal était, là aussi, un précurseur.

Illustrations : Gustave Courbet, Le Sommeil, Musée du Petit-Palais (1866) - Gustave Courbet, Le Réveil (1866), Musée de Berne. 


Retour à La Une de Logo Paperblog