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Amour – critique

Par Tedsifflera3fois

Avec Amour, trois ans après Le Ruban blanc, Michael Haneke devient le premier cinéaste à obtenir deux palmes d’or à Cannes dans un si court laps de temps. Ce film glacé, construit avec une précision d’orfèvre, épie la violence au coeur du quotidien et de l’intimité. Il explore avec génie les tréfonds de l’âme humaine, dans toute sa splendeur et dans toute son atrocité.

Synopsis : Georges et Anne sont octogénaires, ce sont des gens cultivés. Quand Anne subit une petite attaque cérébrale, la vie se complique, jusqu’à éprouver l’amour qui unit le couple.

Amour - critique
Après un court flash-forward, le film s’ouvre sur le public d’une salle de spectacle. Scène miroir dans laquelle le spectateur se regarde, se cherche, s’identifie finalement à ce couple qu’il finit par reconnaître. Haneke aime jouer avec le spectateur, souligner son rôle, le mettre face à ses responsabilités de voyeur passif ou d’acteur manipulateur. C’est ainsi que nous rentrons dans le film : le public c’est nous (nous serons d’ailleurs amenés à réécouter, avec Trintignant et Riva, des morceaux de musique classique), et donc les personnages, c’est nous aussi.

Le reste du film se passera entièrement entre les murs d’un appartement parisien bourgeois, en compagnie d’un couple de classe sociale privilégiée. Georges et Anne vivent selon des codes très établis, ils parlent toujours calmement, leur langage est soutenu, un rien artificiel. Haneke a toujours traqué l’enfer qui se cache derrière la normalité bourgeoise. Ici, cet enfer est le fait de la vie (la maladie, la vieillesse) et des hommes (la fierté, la pudeur, l’impatience et oui, l’amour). Avant la maladie, le quotidien est déjà congelé, l’affection ne s’exprime qu’à travers une distance qu’on impose entre soi et les autres (entre Georges et Anne, entre Anne et son élève, entre Georges et sa fille, entre le couple et ses voisins).

Toute intrusion de l’extérieur est une agression. L’histoire du film, c’est l’accumulation de ces agressions, comme autant de portes d’entrée pour la mort qui rôde. Aucune intrusion n’est unique, chacune se répète, trouve son double un peu plus tard dans le film.

Cela commence avec la tentative d’effraction que découvre le couple lorsqu’il rentre du spectacle, comme si s’annonçait déjà l’apparition de la maladie et l’entrée fracassante des pompiers. Cette incursion de l’invisible se double lors de la séquence du rêve, symbole de la peur de l’autre (sans visage) et de l’incontinence prochaine d’Anne : la maladie était entrée, elle devient alors irréversible.

Cela se poursuit avec Eva, leur fille, qui apparaît d’abord comme un tourbillon de vie et d’inconscience; lors de sa dernière apparition, Georges essaie de se protéger, il isole Anne. Excédé par la sollicitude d’Eva qu’il juge feinte et superficielle, il lui signifie qu’elle est indésirable. Comment pourrait-elle les comprendre, Anne et lui? Comment l’autre pourrait-il nous comprendre, alors qu’il finit de toute façon par rentrer chez lui et par vivre sa vie à lui, si incompatible avec la nôtre?

La méfiance de Georges vis-vis de sa fille

Puis il y a l’élève d’Anne et son regard inquisiteur. Sa réapparition se fait au travers d’une lettre et d’un CD. Anne demande à Georges d’arrêter le CD. La compassion la blesse. Encore une fois, derrière la solidarité, il y a le jugement, la pitié, et Anne ne le supporte pas.
Il y a aussi le concierge, dont l’insistance à chacune de ses apparitions crée un véritable malaise. Pourquoi est-il si attentionné? Simple bienveillance, ou curiosité malsaine?

Cela continue avec les deux aides soignantes. La première apporte une aide bienvenue, à un moment où les choses n’ont pas encore trop dégénéré, mais la seconde joue à la poupée avec le corps d’Anne, comme si elle la préparait à un spectacle (d’emblée, le film nous avait mis dans une position de spectateur, il nous confronte maintenant à notre voyeurisme; c’est pour nous qu’on prépare Anne). La réaction de Georges sera terrible et humiliante, comme avec Eva un peu plus tard.

Et puis, même quand l’isolement est quasi-complet, il reste le pigeon, qui s’incruste lui aussi par deux fois dans l’intimité douloureuse du couple. Comme avec chaque intrus, Georges l’expulse sans ménagement. La seconde fois cependant, il l’étreint d’abord, comme s’il cherchait en lui la présence de sa femme maintenant disparue.

Enfin, la dernière intrusion, c’est celle des sapeurs-pompiers. Elle se double elle-même en encadrant le film, initiant l’ordre narratif du récit mais concluant son ordre chronologique. Le double de cette séquence initiale, c’est la scène fantôme qu’on imagine à la fin du film, dont on se souvient mais qu’on ne verra plus.

Amour est l’histoire de deux êtres qui se protègent des autres. Il est constamment question de portes forcées, de fenêtres ouvertes ou fermées. Le dédoublement de chaque intrusion marque l’insistance agressive de l’extérieur, mais aussi le radotage de deux vieillards maniaques qui voient l’étranger partout, et dans l’étranger l’étrange. La peur de l’autre prend la forme du surnaturel, de l’épouvante. Si une menace ne se double pas d’elle-même, il faudra alors la rêver, pour mieux libérer le cri de terreur étouffé tout au long du film.

Le rêve de Georges

Le spectateur lui-même finit par représenter un danger, un regard qui essaie de pénétrer l’espace clos de l’appartement. Alors les ellipses sont de plus en plus importantes, l’accès à Anne se fait de plus en plus restreint, nous n’avons plus le droit qu’à quelques rares mises à jour sur la situation. Pendant la première moitié du film, nous assistons aux malaises d’Anne, à ses pertes de raison et de mobilité. Ensuite, chaque saut dans le temps nous présente de fait une situation déjà dégradée, sans que nous ayons pu assister aux moments clés. Peu à peu, le spectateur lui-même est évincé du drame, éjecté du champ. Le droit de voir nous est retiré. Georges dit lui-même : « cela ne mérite pas d’être montré ». Ainsi, le jeu avec le spectateur continue, et celui-ci sera de nouveau sollicité pour être le témoin impuissant, horrifié et soulagé, de l’inéluctable. Puis Georges mettra en scène le corps de sa femme, à destination des spectateurs amenés à le découvrir (et qui l’ont en fait déjà découvert), les pompiers bien sûr, mais nous aussi, qui déboulions à leurs côtés dans l’appartement, comme si deux spectacles devaient se succéder à l’ouverture du récit, celui préparé par Georges dans son appartement et celui auquel il assistait à l’Opéra, quelques semaines plus tôt.

Mais revenons à l’expulsion de tout étranger, jusqu’au spectateur lui-même. Bientôt, la fermeture à clé ne suffit plus. Georges scotche les portes, il séquestre le corps de sa femme, il crée un mausolée dans lequel plus personne ne pourra pénétrer, même pas lui.
Car ne nous y trompons pas. L’amour, c’est être deux contre l’extérieur, mais c’est aussi le risque d’être seul. Georges et Anne sont aussi des étrangers l’un pour l’autre. Au début du film, Georges, après avoir évoqué son passé, dit qu’il ne va pas abîmer son image sur ses vieux jours. Plus tard, comme un énième écho, Georges raconte une autre histoire de sa jeunesse avant la scène fatidique. Des décennies de mariage, et toujours autant de parts d’ombres, de secrets passés sous silence, de détails essentiels gardés pour soi.

Anne ne voit plus Georges

[Mieux vaut avoir vu le film pour lire la suite de la critique]. Anne essaie de profiter de l’absence de Georges pour en finir. Georges peut accompagner la souffrance de sa femme, il ne peut jamais la faire sienne. L’incompréhension devient totale. L’incompréhension devient violence. Une gifle, doublée d’une mise à mort. Anne n’est plus sa femme, l’illusion d’un autre soi s’est dissipée. Il ne reste plus que l’autre, absolument différent, absolument seul. Ce ne sont pas les gémissements qui conduisent Georges à son geste final, pas plus que la douleur qu’il avait réussi à soulager. C’est la perte de l’autre, de l’illusion de l’autre. Alors Anne devient elle aussi un corps étranger, un corps à expulser. Quand Georges clôt la chambre funéraire, est-ce lui qu’il défend de venir perturber le sommeil de la défunte, ou est-ce Anne qu’il exclue de son espace vital?

« Tu es un monstre parfois, mais tu es gentil » disait Anne à son mari. C’est tout ce que montre le film. Un homme qui se comporte avec une gentillesse monstrueuse. Jamais Georges ne s’affole. Qu’il voie sa femme perdre conscience d’elle-même, qu’il découvre qu’elle a mouillé les draps ou qu’il entreprenne le geste le plus difficile qui soit, Georges accomplit tout lentement, avec une retenue polie, une pudeur mécanique, une effroyable décontraction. Tout est posé, rangé, à sa place. Comme souvent chez le réalisateur autrichien, pour qui le nazisme n’est jamais loin, comme dans Funny Games, dans Caché ou dans Le Ruban blanc, les pires atrocités sont exécutées avec calme et sérieux, comme si elles obéissaient à un plan rationnel déshumanisé. En écho, la réalisation du film est froide, presque clinique. Il n’y a que très peu de place pour l’émotion ou pour le suspense. Pourtant, on n’en veut pas à Georges, même dans cette longue et épuisante séquence frontale, alors que les jambes d’Anne se débattent en vain. Geste monstrueux, geste gentil, comme si l’amour était toujours une monstruosité, un ange déformé prêt à expulser de nous l’être qui nous est le plus cher, prêt à ramener l’autre à ce qu’il est, un étranger, un danger, la mort.

Un monstre gentil

Amour n’est pas un titre ironique. Certes, partout Haneke ausculte le mal. Mais ici, il parle aussi du bien. Simplement, l’un ne va pas sans l’autre. Haneke est sincère quand il parle d’amour. Mais l’amour n’a rien de limpide. La formidable force du film, c’est de nous plonger dans l’horreur d’un geste sans jamais lui enlever sa majesté, sans même remettre en question son bien-fondé. C’est de nous plonger dans l’horreur d’une relation sans jamais minimiser l’amour de ses personnages l’un pour l’autre, sans jamais minimiser leur courage. C’est de capter toute l’ambigüité d’un amour abominable et sublime.

Amour se ferme sur un beau mystère. Que devient Georges? Les monstres fuient, devenus étrangers à eux-mêmes, et continuent leur vie comme si de rien n’était. Les amoureux disparaissent, s’effacent quand l’être aimé n’est plus. Georges est quelque part entre ces deux rivages.

Note : 8/10

Amour
Un film de Michael Haneke avec Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva, Isabelle Huppert
Drame – France, Autriche – 2h07 – Sorti le 24 octobre 2012
Palme d’or au Festival de Cannes 2012


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