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Liberté pour l’Histoire – Manifeste de l’historien

Par Monarchomaque

Liberté pour l’Histoire – Manifeste de l’historien

Le texte reproduit plus bas est paru dans le quotidien français Libération le 19 décembre 2005 dans le tumulte de l’affaire Olivier Pétré-Grenouilleau. Alors professeur à l’Université de Bretagne-Sud (Lorient), M. Pétré-Grenouilleau, spécialiste reconnu de l’histoire de l’esclavage (il avait publié L’argent de la traite — Milieu négrier, capitalisme et développement chez Aubier-Montaigne en 1996), publie en 2004 Les Traites négrières — Essai d’histoire globale aux Éditions Gallimard. Cet ouvrage est plusieurs fois récompensé en 2005 : Prix de l’Essai de l’Académie française, le Prix du Sénat du Livre d’histoire, Grand Prix d’histoire Chateaubriand. En juin 2005, le professeur Pétré-Grenouilleau accorde une entrevue au Journal du Dimanche. L’auteur déclare notamment : « On sait que l’Afrique noire a été victime et acteur de la traite. Les historiens, quelles que soient leurs convictions politiques, sont d’accord là dessus. » Il évoque au passage « le problème de la loi Taubira qui considère la traite des Noirs par les Européens comme un ‘crime contre l’humanité’, incluant de ce fait une comparaison avec la Shoah. Les traites négrières ne sont pas des génocides. La traite n’avait pas pour but d’exterminer un peuple. L’esclave était un bien qui avait une valeur marchande qu’on voulait faire travailler le plus possible. Le génocide juif et la traite négrière sont des processus différents », ce qui est exact et indéniable d’un point de vue historique. Sans minimiser l’immoralité de la traite, nous sommes obligés de reconnaître qu’elle fut pas un « génocide des Noirs ».

En septembre 2005, malgré cette évidence admise par tous les gens de bonne volonté, le Collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais dépose plainte devant le Tribunal de Grande Instance de Paris contre Olivier Pétré-Grenouilleau, accusant l’historien chevronné de « contestation de crime contre l’humanité ». S’ensuit une flambée médiatique, les lobbys ethniques grimpent dans les rideaux et accusent tour à tour M. Pétré-Grenouilleau de « racisme », « négationnisme », « négation de génocide », etc. C’est dans ce contexte que 19 historiens (dont Paul Veyne et Pierre Vidal-Naquet), ulcérés par cette ingérence communautariste dans leur profession, signèrent un manifeste où ils rappellent certains principes et demandent, dans un geste spectaculaire et courageux, l’abrogation des lois dites « mémorielles » qui punissent « ceux qui auront contesté l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité ». Selon les signataires de la pétition, ces lois ont le tort d’imposer des limites aux historiens, de restreindre leur liberté. Dans une entrevue au quotidien 20 Minutes, René Rémond expose les raisons de la mobilisation des 19 : « L’affaire Pétré-Grenouilleau a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase : ce très sérieux spécialiste de l’esclavage est poursuivi par des associations afro-antillaises qui, s’appuyant sur la loi Taubira, l’accusent de révisionnisme. Son seul ‘tort’ est d’avoir dit que l’esclavage était certes un crime contre l’humanité mais pas un génocide. »

Rapidement, un très large consensus s’établit dans la communauté historienne autour de la nécessité de soutenir Olivier Pétré-Grenouilleau. Le débat scientifique étant nécessaire, les historiens redoutent la multiplication des procédures judiciaires interférant la recherche historique. Avant que le Collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais ne retire sa plainte en février 2006, le manifeste Liberté pour l’Histoire est signée par 600 universitaires.

LIBERTÉ POUR L’HISTOIRE

Émus par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l’appréciation des événements du passé et par les procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs, nous tenons à rappeler les principes suivants :

• L’histoire n’est pas une religion. L’historien n’accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant.

• L’histoire n’est pas la morale. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, il explique.

• L’histoire n’est pas l’esclave de l’actualité. L’historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n’introduit pas dans les événements d’autrefois la sensibilité d’aujourd’hui.

• L’histoire n’est pas la mémoire. L’historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits. L’histoire tient compte de la mémoire, elle ne s’y réduit pas.

• L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un État libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’État, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire.

C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives ­ notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005­ ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites. Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique.

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Pour dénoncer à nouveau la tendance visant à exiger des historiens qu’ils cautionnent scientifiquement une application juridique rétroactive de la notion de crime contre l’humanité, l’association Liberté pour l’Histoire lance l’Appel de Blois à l’occasion des Rendez-Vous de l’Histoire tenus à Blois en octobre 2008 :

APPEL DE BLOIS

Inquiets des risques d’une moralisation rétrospective de l’histoire et d’une censure intellectuelle, nous en appelons à la mobilisation des historiens européens et à la sagesse des politiques. L’histoire ne doit pas être l’esclave de l’actualité ni s’écrire sous la dictée de mémoires concurrentes. Dans un État libre, il n’appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique et de restreindre la liberté de l’historien sous la menace de sanctions pénales.

• Aux historiens, nous demandons de rassembler leurs forces à l’intérieur de leur propre pays en y créant des structures similaires à la nôtre et, dans l’immédiat, de signer individuellement cet appel pour mettre un coup d’arrêt à la dérive des lois mémorielles.

• Aux responsables politiques, nous demandons de prendre conscience que, s’il leur appartient d’entretenir la mémoire collective, ils ne doivent pas instituer, par la loi et pour le passé, des vérités d’État dont l’application judiciaire peut entraîner des conséquences graves pour le métier d’historien et la liberté intellectuelle en général.

En démocratie, la liberté pour l’histoire est la liberté de tous.


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