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Tunisie : Ce que Bouazizi peut nous apprendre sur le redressement de l’économie

Publié le 18 décembre 2012 par Copeau @Contrepoints

Instrumentalisé, Mohamed Bouazizi mérite aujourd’hui qu’on reconnaisse son véritable combat, qu’on raconte son histoire sans rien y ajouter.
Par Habib M. Sayah.

Tunisie : Ce que Bouazizi peut nous apprendre sur le redressement de l’économie

Alors que nous commémorions l’immolation de Mohamed Bouazizi en ce 17 décembre 2012, le péruvien Hernando De Soto était l’invité du journal Tunisia Live pour discuter de l’économie. Toutes les enquêtes l’indiquent : ni la Constitution ni les questions religieuses ne préoccupent la majorité des Tunisiens dont l’essentiel des revendications, des inquiétudes et des souffrances ont trait à l’économie. Sur ce plan, les objectifs de la révolution ont-ils été atteints ? Bouazizi est-il, comme on le dit, mort pour rien ?

Qui était Mohamed Bouazizi, cet entrepreneur ?

Hernando De Soto, qui, en enquêtant sur les causes économiques de la révolution tunisienne, a rencontré la famille et les amis de Bouazizi, est l’un des seuls à avoir vu qui était l’homme qui a déclenché le « printemps arabe ».

Mohamed Bouazizi n’était ni un diplômé-chômeur ni un Che Guevara arabe. N’en déplaise à certains, Bouazizi était un entrepreneur, et même un entrepreneur talentueux. Depuis l’âge de 12 ans, il a travaillé sans relâche pour se faire une petite place dans l’économie locale. N’ayant ni les « pistons » ni les moyens pour obtenir l’autorisation nécessaire pour établir un stand sur le marché de gros, il venait y approvisionner en fruits la charrette qu’il trainait tous les jours. Vendre sa marchandise à la sauvette dans les rues de Sidi Bouzid lui permettait de gagner une centaine de dinars chaque semaine, pour nourrir sa famille dont il était quasiment l’unique soutien. À l’occasion, pour « mettre du beurre dans les épinards », il se chargeait de la comptabilité de ses amis vendeurs au marché de gros.

Ambitieux et talentueux, son rêve d’entrepreneur – acheter une camionnette Isuzu pour se fournir directement chez les agriculteurs et obtenir une licence pour un stand au marché de gros – est parti en fumée il y a aujourd’hui deux ans, lorsque les agents de la police municipale lui firent subir une ultime humiliation. Pour une énième fois, il avait enduré le racket coutumier des policiers tunisiens, qui n’hésitaient jamais à se servir sans la moindre honte dans sa marchandise ou celle des collègues, en plus de réclamer des pots-de-vin. Mais cette fois-ci, ils étaient allés jusqu’à lui confisquer toute sa marchandise ainsi que sa balance électronique (pour une valeur de 350 dinars) au prétexte qu’il opérait dans l’illégalité. Désespéré par l’injustice, et par la destruction arbitraire de son entreprise – son gagne-pain –, il s’est immolé sur la place publique comme l’avait fait quelques mois plus tôt Abdessalem Trimeche, vendeur ambulant de sandwichs à Monastir, pour les mêmes motifs.

Instrumentalisé, Bouazizi mérite aujourd’hui qu’on reconnaisse son véritable combat, qu’on raconte son histoire sans rien y ajouter. « Laissez-nous vendre et acheter ! » auraient figuré  parmi ses dernières paroles d’après sa mère qui s’est confiée à l’équipe d’Hernando De Soto. « Les gens comme Mohamed, ce qui les intéresse c’est de faire des affaires, du commerce. La politique ne les concerne pas » rapporte également un proche de Bouazizi interrogé par l’économiste.

Quoi qu’il en soit, Bouazizi ne demandait ni subvention, ni emploi salarié, et encore moins un poste dans la fonction publique. Il revendiquait simplement la liberté d’entreprendre, sans les entraves de la corruption et les absurdités de la réglementation.

La petite entreprise est la clé du redressement économique

Alors que les investissements locaux et étrangers sont en chute, pour des raisons qui échappent parfois à notre maitrise, et que les régions dites « de l’intérieur » ne sont pas encore suffisamment attractives pour drainer de grands investissements, les politiciens de tous bords continuent de nous promettre l’éradication du chômage et de la pauvreté, et le développement régional à coups de « grands projets » qui tardent à venir et qui sont de toute manière irréalisables, au-dessus de nos moyens. Pourtant, bien qu’il n’y ait pas de miracle possible, une solution de bon sens permettrait, non pas d’éradiquer la pauvreté, mais de dynamiser l’économie Tunisienne, et de lui permettre de « souffler » tout en se dirigeant vers le redressement.

Il faut favoriser le développement du secteur de la petite et micro-entreprise (y compris et surtout le secteur informel), qui forme plus de 95% du tissu économique national. En effet, véritable poumon économique de la Tunisie, ce secteur, qui représentait déjà plus de 500 000 entreprises en 2007 selon les données de l’Institut National de la Statistique, est le premier employeur du pays : plus de la moitié de la population active est employée par ce secteur. C’est là que se trouve le potentiel, et c’est là que sont les urgences. Le cas de Bouazizi nous montre que ce secteur n’a pas encore atteint son potentiel. Souvenez-vous de l’Isuzu dont il rêvait. Ce secteur rassemble des gens ambitieux, talentueux, combattifs, qui luttent pour survivre et qui ont aussi des ambitions : propriétaires de publinets, boulangers, vendeurs de rue, épiciers, graphistes indépendants, vendeurs de cigarettes… bref, la moitié de la Tunisie.

Dans ce pays dont l’image se détériore auprès des touristes et des investisseurs, ce sont eux qui peuvent générer de la croissance et de l’emploi. Ce secteur veut se développer, croître, mais pour cela il faut cesser de le négliger, de le mépriser, de l’étouffer. Il faudrait plutôt avoir l’audace de libérer son potentiel en termes de croissance et de création d’emplois. Cela passe par deux objectifs : la liberté d’entreprendre et une lutte efficace contre la corruption.

Si la lutte contre la corruption est un objectif clair, la liberté d’entreprendre reste encore mystérieuse pour beaucoup de Tunisiens. Elle est souvent confondue avec le big business, ou l’intérêt des grandes entreprises qui, elles, n’ont pas eu beaucoup de mal à prospérer dans un système étouffé comme celui de Ben Ali car elles jouaient au jeu de la corruption et vivaient sur le dos de l’État, à coups de subventions payées par le contribuable. Ce n’est pas celles-ci que la liberté d’entreprendre concerne en premier lieu. En effet, cette liberté profite avant tout aux « petits joueurs » qui n’ont ni les moyens qu’il faut pour corrompre ni l’influence politique nécessaire pour s’octroyer des aides étatiques. L’exemple de Bouazizi est frappant, tant il montre l’étouffement que fait subir la réglementation aux petits entrepreneurs. Pour régulariser sa situation, obtenir les autorisations nécessaires et ainsi éviter la confiscation de son capital, il lui aurait fallu accomplir 55 formalités administratives, qui auraient duré 142 jours et qui lui auraient coûté 5000 dinars, soit plus que le revenu annuel de sa famille.

Des milliers d’entrepreneurs font face à ce problème, généré par l’excès voire l’absurdité de la réglementation, que seuls les plus riches et les plus influents peuvent contourner. La réglementation excessive empêche les petites entreprises de se développer, lorsqu’elle ne les tue pas dans l’œuf, et elle freine leur développement en les poussant dans l’illégalité. Sans oublier que c’est cette même réglementation qui donne du pouvoir aux fonctionnaires et qui par là même génère de la corruption en vue d’obtenir des passe-droits. Légalisons donc ce qui est illégal, supprimons ce système vieillot d’autorisations préalables (roukhass) : autorisations pour vendre du tabac dans un kiosque, pour exploiter un cyber-café ou même un simple café, pour vendre du pain, vendre des fruits secs (ou pas)… Finissons-en avec le numerus clausus des pharmaciens dont la seule raison d’être est d’avantager les « fils de », et avec la rigidité du système des licences de taxi qui pousse les jeunes à se faire exploiter par un patron dont le seul mérite est parfois de s’être payé une autorisation qui coûte une fortune.

Le chômage n’est pas le problème, ce n’est qu’un symptôme. Nous pourrons commencer à le vaincre en redonnant du souffle à la petite entreprise. Mais au lieu de s’attaquer à ces réels problèmes, que la mort de Bouazizi a pourtant mis en lumière, les politiciens de tous bords continuent de faire miroiter aux tunisiens de lointains méga-projets et « pôles de compétitivités ».

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