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Le feuilleton syrien et la crise (feuilletons et géopolitique : 2/2)

Publié le 19 décembre 2012 par Gonzo

Le feuilleton syrien et la crise (feuilletons et géopolitique : 2/2)

En bonne logique, les choses devraient être assez simples : fierté du pays sous les Assad, l’industrie syrienne du feuilleton télé, largement aux mains des soutiens du régime, devrait être la cible de toutes les attaques. Avec pour arme de destruction massive, un produit concurrent plébiscité par le public arabe, le feuilleton turc, en provenance d’un pays en première ligne dans le conflit qui fait rage dans une région laquelle, il n’y pas seulement un siècle, était encore une province ottomane. La logique voudrait encore que dans cette bataille la drama égyptienne, éternelle rivale de la syrienne, soit l’alliée de la Turquie puisque « pharaon » tout comme « le dernier des sultans » (sur ces expressions, voir le précédent billet) appellent l’un comme l’autre à la chute de la maison Assad…

Naturellement, ce n’est pas aussi simple et il se trouve que, dans l’univers de la production télévisée, le monde arabe fait en quelque sorte front commun contre l’envahisseur du Nord dont les feuilletons captent une partie toujours plus grande du public. Le Turc et ses trucs de femmes étant le grand danger, on se dit au Caire que le marasme de l’industrie locale pourrait être surmonté en injectant une dose de romansiyya alla turca dans la production (article en arabe ), quitte à commencer par des coproductions histoire de se faire la main avec les pro du genre (re-article en arabe). Pendant ce temps-là, à Damas, la société Clacket, une des grosses boîtes de production, se donne pour mission de faire « mieux que les séries turques » (article en arabe).

Un projet aussi ambitieux a de quoi étonner car Clacket fait partie de ces nombreuses sociétés qui devrait être dans une situation particulièrement difficile. Et comment pourrait-il en être autrement alors que la situation que vit le pays depuis bientôt deux ans rend les tournages quasi impossibles, que bien des acteurs ont quitté le pays, que la plupart des chaînes arabes se rangent aux consignes officieuses de leurs propriétaires pour boycotter tout ce qui vient du pays des Omeyyades et que, pour couronner le tout, les recettes du doublage en arabe sont en principe taries puisqu’elles étaient réalisées pour des feuilletons turcs, en provenance par conséquent d’un pays pas loin d’être en guerre avec la Syrie ?

Mais justement, les nouvelles à propos de l’industrie du feuilleton en Syrie sont presque aussi contradictoires que celles qui parviennent du conflit armé sur le terrain ! Comme le régime de Bachar El-Assad, la drama syrienne pourrait se révéler plus solide que prévu ! Pour la prochaine saison (à savoir ramadan 2013), une bonne dizaine de projets, au moins, sont désormais en route, ce qui est un résultat un peu en deçà des années précédentes, mais tout de même assez inattendu au regard des circonstances. Clacket par exemple, la société de Laith Hajjo, une de ces personnalités proches du régime à qui les pressions internationales devraient rendre la vie fort difficile, loue désormais des studios à Beyrouth pour y réaliser ce qu’elle ne peut arriver à faire en Syrie. Quant aux tournages en extérieur, la question se pose surtout pour les intrigues à caractère socio-politique, tandis que le produit phare, le feuilleton historique « à la damascène », trouve plus facilement à s’abriter dans les studios ou même dans les rues de la vieille ville, une des zones moins troublées que les autres jusqu’à présent. Pour ce qui est du doublage, les sociétés spécialisées affirment que les commandes viennent de l’étranger et ne sont donc pas affectées par la situation économique du pays. Quant au fait qu’une partie des acteurs et actrices vedettes, réfugiées à l’étranger, ne soient pas disponibles, c’est l’occasion, pour certains, de donner sa chance à une nouvelle génération, et en tout cas de produire à des prix encore plus bas !

Le feuilleton syrien et la crise (feuilletons et géopolitique : 2/2)
Reste LE feuilleton syrien par excellence, l’immensément célèbre Bab al-Hara dont le public arabe, toutes sensibilités politiques confondues, attend avec impatience une nouvelle saison. Côté régime, certains accusent désormais cette saga populaire d’avoir contribué aux soulèvements en diffusant une image trop favorable de la révolte contre l’injustice du pouvoir ! D’ailleurs, ne voyait-on pas dans certaines scènes flotter l’ancien drapeau syrien repris notamment par l’Armée syrienne libre (voir l’image en haut de ce billet) ? Côté production, la première chaîne concernée, la très saoudienne MBC, ne peut bien entendu pas imaginer une seconde acheter un produit made in Syria, alors que la solution d’un tournage en studio, à Dubaï, a été repoussée dans un premier temps parce que trop onéreuse… Un argument qui peut étonner d’ailleurs, et qui peut donner à penser que ce n’est pas le seul problème.

Il pourrait y avoir celui des acteurs. Nombreux sont ceux qui ont pris position contre le régime, parfois après de longues hésitations comme le très célèbre Jamal Souleiman, « ambassadeur du feuilleton syrien » et même « artiste du pouvoir » (il est le gendre d’un ministre important de Hafez el-Assad : portrait nuancé dans cet article en arabe). Mais à l’image de la société syrienne, la profession, divisée, compte également pas mal de soutiens au régime. Pour ne rien dire de ceux qui ont définitivement disparu. Peu signalée en dehors du monde arabe, la mort du comédien Muhammad Rafea (محمد رافع : voir ci-dessus justement dans Bab al-Hara) au début du mois de novembre a beaucoup marqué l’opinion qui, pour une bonne part, a eu du mal à croire qu’un de ses acteur préférés ait pu être un collaborateur, un indic armé des shabbiha, ce qui lui a valu d’être tué par des miliciens se revendiquant des forces rebelles.

Mais la vraie difficulté sans doute, c’est que personne dans le monde arabe n’imagine pouvoir trouver plaisir à suivre, au prochain ramadan, les péripéties à la fois exaltantes et savoureuses des héros de Bab al-Hara, à un moment où ce pays, qualifié naguère par les théoriciens du Baath de « cœur de battant de l’arabité » continuerait à se déchirer. Et le monde arabe avec lui…


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