Magazine Société

Gilles Garel : « Tout est objet d’innovation ! »

Publié le 06 janvier 2013 par Véronique Anger-De Friberg @angerdefriberg

(Propos recueillis par Véronique Anger. Janvier 2013)
Gilles Garel* est chercheur, directeur du Lirsa (Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Sciences de l’Action) et Professeur titulaire de la chaire de gestion de l’innovation du Conservatoire national des arts et métiers. Depuis le début des années 1990, il réalise des travaux en management de projets et de l’innovation en relation directe avec des entreprises. Dans son dernier livre, co-écrit avec Elmar Mock, La Fabrique de l’innovation[1], il analyse les processus créatifs de l’innovation de rupture.
Gilles Garel : « Tout est objet d’innovation ! »Véronique Anger : Tout le monde parle d’innovation… mais qu’est-ce qu’une innovation réellement ?Gilles Garel : L’innovation est une nouvelle façon de créer de la valeur, au sens large de la valeur, c’est-à-dire pas seulement au sens économique ou marchand. Dans La Fabrique de l’innovation, que je signe avec Elmar Mock, le co-inventeur de la Swatch, nous avons choisi de donner un sens fort à l’innovation. Nous parlons d’« innovation de rupture », de remise en cause des règles établies et acceptées. L’innovation n’est pas la rénovation. L’innovation révise l’identité connue des objets. Prenons l’exemple de la Swatch, dont nous détaillons l’histoire cachée de la conception dans notre ouvrage. Avant la Swatch, une montre suisse est un objet qui se répare, fait de métaux, parfois précieux. Avec la Swatch, la qualité suisse se décline en plastique, non réparable et à bas coût ! Ici, l’innovation modifie à fois le positionnement marketing, l’architecture interne de la montre (en la simplifiant radicalement), le mode de fabrication et la distribution. Finalement, cette montre présente des propriétés totalement nouvelles et… continue à donner l’heure comme d’habitude. C’est une montre qui n’est plus un montre, c’est un oxymore ! En pratique, on ne peut pas innover comme on rénove. Pour innover, il faut des organisations (c’est-à-dire en fait les règles qui les gouvernent), des raisonnements, des outils et des ressources humaines spécifiques.
VA : Vous dites que tout le monde peut être innovant, faire de l’innovation. Encore faut-il savoir créer un état mental particulier, des conditions particulières pour faire émerger l’innovation ?GG : Pour innover en rupture, nous mettons en avant la nécessité de raisonner simultanément à la fois du côté des concepts et des connaissances, d’être créatif et ingénierique. Nous consacrons dans le livre un chapitre entier à la théorie C-K (C pour concept et K pour connaissance) afin d’expliquer comment ce rapprochement qui n’a rien d’évident peut se réaliser, se forcer. L’innovation joue sur la complémentarité de profils parfois contradictoires. Ensuite, les chercheurs en créativité ont bien montré qu’en modifiant l’environnement de travail des personnes on pouvait les rendre plus créatives. Au départ, dès l’enfance, nous avons tous un potentiel créatif ! Un autre chapitre du livre est consacré aux « états mentaux » de l’innovation. Les états mentaux « gazeux » ou créatifs sont plus propices à l’innovation, mais pour que l’innovation parvienne jusqu’au marché ou se diffuse hors marché, il ne suffit pas de concevoir, il faut aussi savoir produire, fabriquer, vendre, relayer, convaincre… En clair, l’état mental gazeux ne suffit pas à innover, il faut aussi des « liquide » et des « solide », même si le dialogue entre des états mentaux différents est difficile.
VA : L’innovation peut être un produit, mais elle peut aussi être organisationnelle, marketing, sociale ou sociétale donc…GG : Bien sûr, et c’est bien pour cela que nous utilisons le terme d’« objet ». Malheureusement les catégories de classement des innovations utilisées par exemple par l’OCDE sont assez pauvres et cela a un impact direct sur les politiques publiques et les comparaisons internationales en matière d’innovation. En fait, tout est objet d’innovation ! Les entreprises ne sont pas les seules à innover : les associations, les hôpitaux, les artistes, les Chefs de cuisine, les universités... innovent. Au Cnam, par exemple, nous sommes engagés dans un chantier très important lié à l’innovation pédagogique dans l’enseignement… de l’innovation en sciences sociales.Si on veut rendre compte du phénomène d’innovation dans sa globalité, il faut aussi être capable d’en définir les critères. Aujourd’hui, un plat révolutionnaire en cuisine ou un nouveau modèle d’affaires échappent à la statistique macro économique. Non seulement les outils de la « macro mesure » de l’innovation ne savent pas prendre en compte toutes les innovations, mais ils ne mesurent que les innovations positionnées sur un marché. Evidemment, cela est conforme à la définition traditionnelle de l’innovation, invention commercialisée, mais cela ne rend pas compte de toute l’activité inventive ! Une part de la fabrique de l’innovation échappe à la mesure.
VA : Quelle est la particularité de cette innovation pédagogique que vous évoquiez ?GG : Jusqu’à présent, il n’y a aucune formation diplômante en innovation au Cnam. Il existe bien des cours, dont le mien en « gestion de l’innovation » ou ceux, par exemple, de mon collègue Lionel Roure en marketing et innovation, mais pas de diplôme complet en innovation. Avec mes collègues, nous souhaitons créer un Master innovant en innovation pour la rentrée 2014. Notre objectif est d’innover à la fois sur le fond et sur la forme c’est-à-dire dans la manière de pratiquer l’« enseignement ». Ce projet va profiter de la dynamique d’un programme beaucoup plus large, le projet Promising, coordonné par l’UPMF de Grenoble et déposé avec le Cnam et l’ENSCI (Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle). Ce chantier, qui démarre en 2013, financé sur la partie « innovations pédagogiques » du grand emprunt, consiste à développer une plateforme originale de conception et de diffusion de formations à la conduite de l’innovation pour des étudiants et des professionnels. Nous devons être à la fois innovateurs dans les pratiques pédagogiques et managériales, producteurs de connaissances et transmetteurs de savoirs. Comme enseignants en innovation, nous ne pouvons plus nous contenter de la salle de cours, même virtuelle. Il faut innover dans nos pratiques !
VA : En dehors des secteurs de l’aéronautique, des SSII, de l’agroalimentaire ou du luxe, la France ne semble pas perçue comme très innovante. Est-ce parce que les innovations des entreprises françaises les plus dynamiques « échappent aux statistiques » ?GG : Le dernier rapport annuel de l’office européen des brevets montre que l’innovation est en train de migrer vers l’Asie. Si la place de la France est solide, comme deuxième pays européen, notre pays dépose toutefois trois fois moins de brevets que l’Allemagne, tandis que la Chine et la Corée sont désormais devant nous… Ce type de chiffres nous ramène aux innovations industrielles et, on le sait bien dans les comparaisons avec l’Allemagne, l’industrie française représente un tiers de ce qu’est l’industrie allemande. D’autres classements internationaux de l’innovation se fondent sur le degré d’investissement en Recherche & Développement. Mais la R&D produit de la connaissance et ne fabrique pas de l’innovation. Par exemple, Apple, qui pourtant investit peu en R&D, est perçue comme une entreprise très innovante quand on interroge les clients ou les dirigeants des grandes entreprises.Revenons à la France. Je ne veux pas ajouter au pessimisme ambiant sur les supposées défaillances de l’innovation dans notre pays. Nous produisons de la connaissance en ingénierie mondialement reconnue, notamment dans nos grandes écoles, nous avons des réseaux culturels et une tradition conceptuelle, des infrastructures, des relais à l’international… Il n’y a donc aucune raison endogène à ce que notre pays n’innove pas davantage. Airbus ou Dassault Système sont des leaders mondiaux, mais il est vrai que la France manque d’entreprises de taille intermédiaire capables de s’imposer à l’international à partir de territoires innovants.
VA : On a bien compris qu’une entreprise qui n’innove pas se condamne à mort… L’innovation technologique, sociétale, organisationnelle ou marketing permet à l’entreprise de maintenir ou de prendre une avance stratégique. Par temps de crise, ne devraient-elles pas se montrer plus inventives encore, plus audacieuses ? Pourtant, il n’est pas toujours facile de créer les conditions favorables à l’innovation. Et comment lutter contre les principaux freins à l’innovation, notamment en période de crise ?GG : En effet, nous savons depuis la théorie des systèmes que tout système fermé sur lui-même meurt d’entropie. Aucune activité économique ne peut fonctionner de manière autonome. A minima, il faut être capable de régénérer sa propre offre. Depuis près de trente ans, on constate que de plus en plus d’entreprises innovent dans tous les secteurs ! Mais ce la ne suffit pas. Pour innover, il est important d’identifier les « éléments perturbateurs ». Nous utilisons à ce propos avec Elmar Mock la métaphore de la perle. Une huître ne va créer une perle qu’à partir d’un élément perturbateur. Les huîtres fabriquent naturellement les perles pour se protéger contre un élément perturbateur. Lorsqu’un tel élément se glisse (ou est introduit) en elles, elles sécrètent de la nacre pour l’entourer et le rendre lisse et inoffensif. En filant cette métaphore, l’innovation est là pour résoudre un problème, pour se faciliter la vie, pour résoudre les perturbations. Une tente qui se monte en deux secondes supprime un élément perturbateur ! L’innovation est à la société ce que la perle est à l’huître. Pour innover, il faut d’abord trouver l’élément perturbateur. Or, nous savons organiser la vie sociale en s’accommodant de ce qui gêne. Nous savons nous habituer, nous adapter aux difficultés ; on « fait avec » et nous n’avons pas toujours envie de changer nos habitudes. La crise est un élément perturbateur parmi d’autres. Il est vrai qu’une entreprise en phase de croissance continue peut se contenter d’innovations très marginales. En période de crise, même les entreprises qui existent depuis très longtemps ou sont en position dominante sur un marché, peuvent être menacées. L’innovation n’est pas une question de choix. Pour lutter contre les freins que vous évoquez, il faut à la fois :- Innover dans le cadre de larges systèmes collaboratifs, entre entreprises concurrentes, avec ses fournisseurs, avec ses clients, entre associations, entreprises et territoires…- Penser l’innovation dans la durée. Les stratégies d’innovation se construisent en plusieurs coups, sur la durée. Ces stratégies dites « en lignée » sont prudentes et économiques, car elles réutilisent des ressources et des composants d’une innovation à l’autre. Par exemple, une entreprise comme Téfal a développé différentes familles de produits évolutives dans le temps. Si on prend l’exemple de la poêle commercialisée dans les années 1950 et une thermospotd’aujourd’hui, vous avez toujours une poêle avec un manche, du téflon et de l’aluminium, mais tout le reste a changé. Mais Tefal a aussi capitalisé sur ses connaissances plasturgiques acquises avec les poêles pour développer une nouvelle lignée de produits autour des « repas informels » (appareils à raclettes, à gaufres, pierrades...). A leur tour, les connaissances électroniques développées dans cette lignée ouvrent des innovations dans le domaine de la domotique.- Privilégier l’action. Face aux promesses déstabilisantes des innovations radicales, les managers décideurs ne doivent pas trop « cogiter » avant d’apporter leur soutien. Il ne sert à rien de se réfugier derrière une analyse de risques ou de perdre du temps à interroger des clients sur des objets qui n’existent pas. Quand on ne sait pas bien où l’on va, on essaye, on apprend, on ajuste. Tous les moyens d’apprentissage sont pertinents : l’expérimentation, l’acquisition, la formation, la recherche, le partage…
VA : Quelles sont, selon vous, les grandes innovations à venir ?GG : Le champ de la mobilité représente un chantier gigantesque lié à l’énergie, aux nouvelles technologies, à l’organisation sociale, aux territoires… Dans le contexte du vieillissement naturel de la population dans les pays développés, l’aide à la dépendance également. Plus encore que les services à la personne, un autre espace d’innovation important concerne les formes d’assistance à la personne, avec de nouveaux outils et technologies mais aussi de nouvelles formes de solidarité. Par delà les anciennes solidarités familiales, on peut imaginer des systèmes d’entraide ou d’autosurveillance (aménagement d’espaces, robots intelligents…). Cela devrait conduire des spécialistes de la domotique à travailler avec des médecins, des architectes, des ingénieurs... Dans les pays les plus pauvres, l’hygiène, l’accès à l’eau potable et aux soins restent des champs d’innovation vastes. Par exemple, la fondation de Bill Gates, qui a bien compris les enjeux de santé publique et de dignité humaine, finance un projet de toilettes du futur pour les 40% de la population mondiale qui n’y ont pas accès. Rappelons que c’est l’amélioration de l’hygiène qui a fait progresser la santé en Occident, bien avant les progrès de la médecine et de la science. Quelque soit le domaine, les innovations de demain ne se développeront que si elles font sens pour ceux à qui elles se destinent.

[1]La Fabrique de l’innovation, avec Elmar Mock, co-inventeur de la montre Swatch et fondateur de la société Creaholic (Dunod, 2012).
*Gilles Garel est Professeur titulaire de la chaire de gestion de l’innovation du Cnam, directeur du Laboratoire Interdisciplinaire de Recherches en Sciences de l’Action (Lirsa, une équipe de plus de 70 chercheurs et plus de 80 doctorants) et professeur à l’Ecole polytechnique au département Humanités et Sciences Sociales. Il a été professeur à l’Université d’Ottawa au Canada pendant une année. Chercheur de terrain, il réalise, en relation avec des entreprises, des travaux en management de l’innovation et en management de projet depuis le début des années 1990. Il a notamment travaillé sur le déploiement de l’ingénierie concourante avec les équipes du projet Twingo, sur le co-développement de projet avec des fournisseurs internationaux du projet Mégane chez Renault, sur l’exploration des marchés de la pile à combustible avec Axane Air Liquide ou sur la conception de la maquette numérique avec les industriels français du génie civil. Dans le cadre d’un projet ANR réalisé conjointement avec l’Université de Savoie, Gilles Garel travaille avec de plusieurs entreprises françaises renommées sur leur processus d’innovation de rupture. Gilles Garel est l’auteur de nombreuses publications et communications académiques et de plusieurs ouvrages et participe régulièrement à des projets d'évaluation scientifiques et pédagogiques en France et à l'étranger.
Pour aller plus loin :- La fabrique de l’innovation, Gilles Garel et Elmar Mock (Dunod, 2012).- Conférence « La fabrique de l’innovation » de Gilles Garel et Elmar Mock (7 juin 2012).- « Coopérer, décentraliser, expérimenter : nous devons penser l’innovation autrement » (Gilles Garel. Le Monde Economie du 15/10/2012).- « L'innovation en France : un système en échec » (note de Nicolas Van Bülow. TerraNova, sur le rapport sur l’innovation en France, 01/06/2012). Extrait : « Une étude comparée des grandes entreprises innovantes sur 3 pays (France, Allemagne, Etats-Unis) montre que la France ne produit plus de grandes entreprises innovantes depuis 40 ans, au contraire notamment des Etats-Unis qui sont désormais à l’origine de la quasi-totalité des grandes sociétés innovantes du monde occidental dans le secteur High Tech. Leurs caractéristiques essentielles (jeunesse des sociétés, intensité en R&D, concentration aux Etats-Unis, capitalisation boursière de ces entreprises 100 fois supérieure aux Etats-Unis par rapport à la France…) démontrent certains des points faibles de la France. ».

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Véronique Anger-De Friberg 716 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine