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Hold-up

Publié le 20 janvier 2013 par Francisbf

La rue est vide. Dix-neuf heures, un mardi soir, ça faisait pas un pli. Je prends une grande inspiration, je tire le bas nylon sur mon visage, et j'empoigne le fusil à pompe planqué sous le siège passager. L'espace d'un instant, je me dis que je peux encore reculer, que je suis en train de faire la connerie de ma vie. Puis mon regard tombe sur la carte plastifiée posée sur le tableau de bord. Cette carte qui a été déclarée périmée par ces enfoirés de la BM. Trois semaines déjà. Trois putains de semaines. Le manque me monte à la tête. Je serre les dents, mes doigts se crispent sur la crosse du fusil. C'est parti.

Je me glisse hors de la bagnole, ferme la portière sans un bruit, traverse la rue déserte dont les lampadaires s'allument tout juste, et je pousse la porte de la boutique. Un tintement retentit. Le type est au fond de la boutique, de dos, en train de trimballer des cartons.

« Désolé monsieur, il est sept heures, on ferme ! » Sa voix est amicale, mais ferme. Moi aussi, je peux être amical et ferme, connard.

« Je m'excuse de vous déranger, mais c'est pour un hold-up. »

Haha. Calme, poli, et avec de l'humour. Trop la classe. Gentleman cambrioleur.

« Pardon ?

-JE TE DIS QUE C'EST UN HOLD-UP, CONNARD, ALORS FAIS-MOI LE PLAISIR DE ME REGARDER QUAND JE TE CAUSE ET DE RAMENER TES MICHES SI TU VEUX PAS QUE JE T'EXPLOSE TA GUEULE DE CONNARD J'AI UN PUTAIN DE FLINGUE, CONNARD ! »

Bon. Je devais être plus stressé que ce que je pensais, malgré le Gelsemium que m'a filé maman pour les entretiens d'embauche. On va faire avec.

Le type se retourne, l'air plus surpris qu'effrayé. Puis il aperçoit le canon du fusil. Sa mâchoire tombe. Il fait moins le malin. Il a l'air jeune.

« Je... vous... vous voulez la caisse ? Je vous la donne, y'a pas de problème, mais un mardi, vous savez, dans une librairie, les affaires sont pas terribles, y'a pas grand-chose, mais y'a pas de problème, je vous la donne hein !

-Je m'en bats les steacks de ton pognon. File-moi tout ce que t'as en Jorn Riel.

-Je... Hein ?

-Jorn Riel. Les Racontars Arctiques. En poche ou en intégrale, je m'en fous, balance-les dans le sac. »

Je lui envoie le sac de sport à la tronche, il l'attrape par réflexe.

« Je... je suis désolé, j'ai pas de Jorn Riel.

-Putain ! Elle dit bien « librairie », la pancarte au-dessus de ta boutique, connard, je me trompe ?

-Non, mais...

-T'es un putain de libraire, mais t'as pas de Jorn Riel ?

-En littérature nordique, j'ai Paasilina, c'est très bien aussi, c'est finlandais, de l'humour un peu absurde... » Sa voix tremble un peu. Y'a de quoi, avec des propositions pareilles.

« Putain, mais tu crois que je choisis mes auteurs par nationalité ? T'es con ou t'es con ? En plus, Riel, il est danois, ducon ! Bon, Pratchett, t'as quoi de Pratchett après les douze premiers ? Et grouille, j'ai pas la nuit !

-Pratchett, vous avez de la chance, je viens juste d'avoir du réassort, j'ai tous les derniers, je... je vous les mets dans le sac ?

-Fais ça, ouais. MAIS NAN DUCON UN SEUL EXEMPLAIRE DE CHAQUE TU CROIS QUE JE CHANGE DE BOUQUIN QUAND JE VEUX LE RELIRE ? » Ma voix est partie dans les aigus.

« Pardon, pardon, désolé, je voulais pas, je... c'est pas pour revendre donc ?

-Nan, c'est pas pour revendre, c'est pour lire, crétin. Maintenant, file-moi... Rah, putain de merde, j'ai oublié la liste !

-Je... je peux vous aider ? Vous avez une idée de l'auteur, du thème ?

-MAIS TA GUEULE, J'ARRIVE PAS À RÉFLÉCHIR ! Alors attends, ma tante m'en avait parlé aux dernières vacances...

-Plutôt classique, vous savez pas ? Ou SF, fantasy ? C'est quelle genre de lectrice, votre tante ?

-PUTAIN LA FERME ! Une histoire épistolaire, pendant la seconde guerre mondiale ?

-Le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates ?

-Ouais, c'est ça ! Merci !

-Alors attendez... Ha.

-Quoi ?

-Ben, en fait, j'en ai bien un exemplaire, mais c'est une cliente qui me l'a commandé, elle doit passer le prendre demain.

-PUTAIN, fait chier !

-Mais si la période vous intéresse, j'ai plein de trucs dessus.

-C'est pas tant la période que le lieu. Les Anglo-Normandes, je sais pas pourquoi, ça m'a toujours fait rêver.

-Haaa, alors là, je peux vous conseiller Sarnia, de je sais plus qui., et c'est un beau bouquin, c'est les mémoires d'un habitant de l'île, il me semble que c'était traduit par Queneau...

-Queneau ? Il était traducteur ?

-Ha bé oui, il en a fait quelques-unes. Par exemple, vous avez l'Ivrogne dans la brousse, d'Amos Tutuola, un écrivain nigérian, un des tout premiers grands auteurs africains, ça parle d'un mec... Attendez, je vous lis les premières lignes... « Je me soûlais au vin de palme depuis l'âge de dix ans. Je n'avais rien eu d'autre à faire dans la vie que de boire du vin de palme. »

-OK, envoie !

-Et après, son malafoutier meurt. Son malafoutier, c'est le type qui lui prépare son vin de palme...

-M'en dis pas plus, balance !

-Les deux ? Sarnia et L'Ivrogne ?

-Bien sûr les deux ! Et putain, t'as intérêt à ce que ça vaille le coup !

-On a une politique d'échange en cas de... quoiqu'en fait, je sais pas si elle s'applique, là.

-LA FERME ! Primo Levi, Si c'est un homme !

-Quoi, vous l'avez pas lu au collège ?

-Non, OK, j'ai des trous dans mes classiques, content ? Je suis pas le seul, que je sache !

-Ha ouais, mais quand même...

-HEY, j'essaye de régler ça, justement ! Grouille !

-OK, OK, je vous le mets.

-Bon, maintenant, le dernier Musso.

-Sans déconner ? Merde, vous me décevez.

-J'ai une tête à lire du Musso ? C'est pas pour moi, ma copine est fan...

-Ouais, c'est ce qu'on dit. Enfin, j'ai rien contre Musso, hein, il me fait vivre, ce mec.

-C'est bon, t'as fini ? Grouille, ou je t'allume !

-C'est bon, c'est bon ! Mais...

-Mais quoi ?

-Ben, si vous me permettez un accès de conscience professionnelle, ça me fait mal de vous voir partir avec ce bouquin. Pour votre copine, je mets le premier tome des chroniques de San Francisco, ça se passe un peu dans les mêmes coins que les Musso, mais en pas pareil. En bien. Moins sirupeux, aussi. Puis correctement écrit. Puis si elle aime pas, quittez-la, sans rire.

-Je...

-Bon, ben, au revoir.

-C'EST MOI QUI DIS QUAND JE DIS AU REVOIR ! C'EST MOI QU'AI LE FLINGUE ! OK ? AU REVOIR ! ET J'AI PAS BESOIN DE CONSEILS MATRIMONIAUX D'UN PUTAIN DE LIBRAIRE, MERCI BEAUCOUP ! »

Je recule en le braquant, le sac dans la main gauche. Je pousse la porte de l'épaule, l'épaule, je traverse la rue encore vide à toute blinde, je saute dans la bagnole, j'arrive à démarrer en trois essais, et je fous le camp. Pas de sirènes, pas de flics sur la route, rien, pourtant, mon cœur bat à deux cent à l'heure.

Mais putain, ça fait du bien de savoir que j'ai ma dose pour la semaine. Si ces connards de la Bibliothèque Municipale m'avaient pas sucré ma carte jusqu'à la fin de l'année pour une malheureuse douzaine de bouquins non-rendus, j'en serais pas là. Putain.

Je réussis un créneau parfait devant le HLM.

Et merde. Je savais bien qu'il me manquait quelque chose. Une Histoire de tout ou presque, de Bill Bryson, je le voulais depuis des plombes. Je fais quoi ?

J'y retourne ?


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