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Clarence

Publié le 19 novembre 2012 par Descaracteres @descaracteres

Avec un retard de plusieurs mois, voici enfin les textes inspirés par l’illustration d’Emmanuelle Hiron. J’ai écrit le premier, puis viennent les participations pour l’appel à texte : « Hantise » d’Emmanuel Cognat, suivi de « Point d’humeur » de Cediez, et pour finir, « Transfusion » de Catherine.

Double express’

Texte : Benjamin Billiet

Clarence

Illustration : Emmanuelle Hiron

Devant les vitrines de Noël des Grands Magasins. C’est là qu’ils se rencontrent. Ni poésie, ni magie, pourtant. Clarence fonce à travers la foule, sans se soucier des membres qu’il démet, sans prendre garde aux pieds écrasés. À la bourre au boulot, comme trop souvent. En ce samedi de décembre, le café doit déjà être plein. Un serveur en retard, ce sont des clients qui s’impatientent, et se plaignent d’attendre leur café with a glass of tap water

Tous ces désœuvrés agglutinés autour des vitrines animées… Il les déteste tellement. Les chômeurs, les mères et les marmots. Les touristes, aussi. Surtout. Des troupeaux de bestiaux incapables de penser individuellement, masse compacte qu’on ne peut fendre que par la force. Certains jours, il se sent capable d’en égorger. Lorsqu’il bute sur le touriste paparazzi, par exemple, celui qui s’arrête brutalement, sans crier gare, pour photographier un clochard, ou le nom d’une rue sur une plaque émaillée.

Ce samedi matin, il trace donc sa route à coups d’épaules et de coudes. Combien de personnes bousculées avant Mélanie ? Plusieurs, sans doute, mais il s’en est à peine aperçu. Avec elle, il ne peut faire autrement : elle ne s’écarte pas à temps, le reçoit de plein fouet, et n’évite de tomber que parce qu’elle est arrêtée par le dos d’un passant. Choc sourd, juron qui fuse entre les lèvres serrées mais s’interrompt à la vue de cette douleur qui reste imprimée sur le visage de la jeune fille. Gêné, il s’excuse, est désolé. Ce n’est rien, répond-elle, tout va bien. Il travaille à côté. Si elle veut, il lui offre un café ou un chocolat chaud, pour se faire pardonner.

Il l’installe à une table, lui sert un grand café avec de la crème, mais n’a pas le temps de s’asseoir. Il se fait engueuler par le gérant pour son retard. À chaque fois qu’elle le regarde, il ne peut s’empêcher de sourire, mais après une trentaine de minutes, sa chaise est vide. En guise de pourboire, elle lui a laissé son numéro de téléphone, glissé entre la tasse et la soucoupe.

Son service juste terminé, il l’appelle pour l’inviter à manger. Elle dit qu’elle n’a pas vraiment faim, puis reprend : tu sais peindre ? Je viens de m’installer dans un appart en ruine. Si tu veux, tu m’aides à barbouiller les murs.
Bien sûr qu’il veut, manier le pinceau est sa passion. Il sera chez elle dans un instant.

Ce soir là, ils peignent un peu, font beaucoup l’amour, et ne dorment pas du tout. Le lendemain, Clarence est de nouveau en retard, mais il n’éprouve pas d’hostilité pour les passants qui entravent son trajet. Il se sent bien.

Des nuits intenses s’enchaînent. Les journées de Clarence ne sont qu’attente. Mais il est apaisé, sa colère n’est plus là. À l’abri des regards, dans un minuscule appartement, ils vivent nus. Cinq CD, qu’ils ne prennent pas la peine de changer, tournent en boucle, BO de leur histoire. Quand Mélanie a froid, elle enfile la chemise que Clarence a portée pendant la journée. Lorsque finalement, ils arrivent à la dernière limite de leurs forces, ils restent allongés, et parlent de bouquins, de films, et somnolent un peu.

Passent des semaines, quelques mois, et leurs étreintes se font moins fréquentes. De façon à peine perceptible, d’abord, puis évidente. Il leur arrive de regarder la télé. Ils retrouvent le plaisir de manger, et pas seulement de se nourrir. Ils discutent de plus en plus aussi, et ne sont pas toujours d’accord. Ils découvrent avec étonnement qu’ils n’ont pas les mêmes opinions politiques. Lors de certaines conversations, Clarence s’emporte, parle fort. Il claque parfois une porte, ou repose un verre avec trop de force. Cela effraie Mélanie. Mises à part les circonstances de leur rencontre, elle ne l’avait jamais vu violent. Elle ne s’inquiète pas, pourtant : au lit, ils se retrouvent, et oublient le reste.

Sur le trottoir, les bousculades recommencent peu à peu. La colère prend à nouveau possession de Clarence. Il en a conscience. Pire : il sait pourquoi. Avec Mélanie, sa rage s’était assoupie, vaincue par la tendresse du corps souple qu’il enlaçait. Maintenant que les nuits enfiévrées se font moins nombreuses, il sent des zones douloureuses de son cerveau se réveiller, comme une blessure se ravive une fois l’effet de l’antalgique passé. Il ne veut pas laisser la haine revenir, et pour ça, il lui faut sa dose régulière de contrepoison : il a besoin de posséder le corps de Mélanie, d’en jouir, de jouir…

Il se heurte quelquefois à un refus, mais le plus souvent elle accepte, pour lui faire plaisir. C’est pire. Il a le sentiment de faire l’amour seul. Le corps qu’il aimait n’est plus tendre, il est mou. Il s’en désespère, lutte pour vaincre ce qu’il croit être la mort de leur amour. Elle ne l’aime plus, sinon elle n’agirait pas de cette manière ? Il lutte, donc, livre un combat de plus en plus âpre, perd toute délicatesse. Ses gestes deviennent durs. Mélanie ne lui en fait pas reproche : elle perçoit son inquiétude, et tente de le rassurer, lui dit qu’elle l’aime. C’est d’ailleurs la vérité. Mais elle n’a pas conscience du mal insidieux qui ronge Clarence.

Un soir, elle se dérobe. Son désir est si fort qu’il se montre très insistant, et la fait céder. Bien sûr, il ne parvient pas à l’intéresser à cette envie trop égoïste. Une fois de plus, il se sent perdu, dernier vivant dans un désert. Elle n’est pas là, et il lui en veut. Submergé par la fureur, il la secoue puis la frappe au visage. Une fois. De trop.

Mélanie prend ses vêtements et s’habille en silence. Clarence n’a pas bougé, pétrifié par ce qui vient de se produire. Il la regarde sortir de l’appartement. Un instant avant de disparaître, elle croise son regard. Elle ne dit qu’un mot, un mot banal, que l’on entend des dizaines de fois chaque jour sans vraiment l’écouter. Seulement, lorsque Mélanie le prononce, il pense que ce mot renferme toute la mélancolie du monde.
Salut, répond-il en écho. Mais elle a déjà fermé la porte, sans attendre la réponse.

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Clarence

Hantise

Texte : Emmanuel Cognat

Trois ans. Durant trois longues années, je l’ai sentie en moi, glaciale, avide, menaçante. Omniprésente. Omnipotente. Elle contrôlait chacune de mes pensées, participait à la genèse du moindre de mes mouvements, avait la mainmise sur l’ensemble de mes émotions. Surtout, elle possédait les pleins pouvoirs sur mes sens…

Tout avait d’ailleurs commencé par une distorsion des perceptions. Presque rien tout d’abord. Une impression de malaise. Comme une présence au fond de ma poitrine. Mais les choses n’avaient pas tardé à devenir plus précises. Aiguës. Quoi de plus concret que la douleur physique ? Je me souviens de cette nuit d’été durant laquelle elle se montra à moi pour la première fois. J’avais l’impression d’un rêve dérivant lentement vers le continent magnétique des cauchemars. Elle m’avait poussé en souriant dans un bosquet de ronces glacées, dont mille épines s’étaient fichées en crissant dans ma chair. Grelottant et suant, je m’étais éveillé assis au bord de mon lit. Ma souffrance était infinie. Mes bras ni mes jambes ne portaient trace de blessure. Mais les draps étaient striés d’un sang noirâtre mêlé de boue.

Elle était revenue chacune des nuits suivantes. Puis le jour également. Ses jeux étaient cruels. Ils cherchaient tous à augmenter ma détresse et mon isolement, dont elle tirait plaisir et jouissance. J’avais peu à peu arrêté de fréquenter la faculté, où elle semblait plus à son aise encore que dans l’espace familier de ma chambre. La rupture avec mes amis, pour lesquels elle affichait une inquiétante sympathie, n’avait pas tardé à suivre. Finalement, j’avais été contraint de me séparer de Behemot, car elle en avait pris le contrôle et commandait à ses crocs, ses griffes et ses yeux de démon. Mes voisins avaient alerté mes parents en trouvant mon chat dans le vide ordure, mais j’avais refusé tout secours de leur part.

Car au fond, le pire n’était pas la souffrance. La sombre et inexplicable fascination qu’elle exerçait sur moi avait quelque chose de bien plus douloureux et cruel. Après m’avoir terrassé, elle était parvenue à me dompter, puis, enfin, à me conquérir. L’étau de douleur qui déchiquetait mes poumons et mon cœur se desserrait-il un instant que je me prenais à suffoquer. Son noir visage disparaissait-il de mon champ de vision que je me croyais devenu aveugle. Les stridences qui me cinglaient sans cesse les oreilles s’apaisaient-elles que le silence se mettait à résonner du vacarme des enfers.

Son erreur je crois, fut après m’avoir broyé, de chercher à jouer de ce pouvoir de séduction. Me dominer entièrement ne lui suffisait pas. Il fallait que je la craigne et que je l’aime. Que je l’admire, la désire, la recherche. Pour ajouter à sa sombre beauté, elle avait alors paré sa noirceur d’une blonde et soyeuse chevelure. Des milliards de fils d’or brillant sur un néant. Mais un néant auquel elle avait donné corps. Un corps qui définissait une substance. Une substance qui circonscrivait ce que je devais combattre…

Ce ne fut ni très long, ni très difficile. Le fil s’était brisé en un endroit et la toile avait perdu sa consistance. Quelques jours plus tard, j’étais libre.

Depuis je me suis reconstruit. Je suis devenu quelqu’un d’autre, ainsi qu’on me le rappelle souvent. Un individu solide et équilibré.

Pourtant, je pense souvent à elle, et à ces trois années passées en sa compagnie.

Et parfois, je les regrette.

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Clarence

Point d’humeur

Texte : Cediez

Aussi douces qu’une chaude brise d’été,
aussi mordantes qu’une pluie gelée, cinglante,
mon âme a des épines qui lui entrent en tout dedans,
des perforations du sous-cutanée,
des milliers d’aiguilles troublantes,
vibrantes d’un amour qui toujours l’apelle,
ou luisantes de honte qui toujours font peur, font rougir, transpirer…

Entre ces deux extrémités, ces deux états où se saignent et se déchirent propositions et choix,
résonne toujours dans mon échine l’échoe de mes saignées,
dans les flux raisonnés d’un horizon, dans le fond dépourvu de sens,
néanmoins épine dorsale du rêve aux yeux ouverts, du fantasme éveillé,

…et mon désir rit tant qu’il craint en pleurer 100 fois plus,
il se mèle à toi, te remercie, se rassure et puis s’enfuit,
pour aller se faire piquer ailleurs,
il se croit brave, et se meure,
ou se vit,
se réfléchit dans tes yeux, se retrouve parfois dans les leurs,
puis s’oublie, se fait sous lui,
se pense instruit de son âme qui lui refait pour la millième fois le monologue du par-coeur,
et ne retient plus rien que le bonheur, le plaisir et la joie,
pour te les partager.

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Clarence

Transfusion

Texte : Catherine

Selon Norman, chirurgien, qui recherchait depuis plus de dix ans les moyens d’effectuer une transplantation cardiaque, le cœur n’était pas qu’une pompe qui permettait la circulation sanguine. Non, selon lui, le cœur était aussi le siège des émotions, véhiculés par le sang qui l’en avait imprégné, dans tout le corps et jusqu’au cerveau.

Il avait d’abord orienté ses recherches sur le sang et les conséquences liées aux transfusions dont il fait l’objet. Pour cela deux couples lui servaient de cobayes.

Si chacune des paires avait, bien entendu, été sélectionnée pour ses antécédents cardiaques familiaux, elle l’avait également été pour les fortes émotions dont elle était animée.

Autant John et Mary vivaient un amour fusionnel dans lequel les émotions étaient si fortes qu’elles les empêchaient de se séparer ne serait-ce que quelques instants, autant Émile et Sophie voyaient les leurs s’effriter inexorablement, les années qui passaient n’aidant en rien.

Dix ans d’expériences scientifiques n’avaient apporté aucun élément concret susceptible d’étayer la thèse de Normam. Aucune émotion ne semblait s’être implantée dans le cœur et le corps des cobayes receveurs.

Etait-ce le fait de dosages incorrects ? Les émotions avaient-elles été bien agitées dans la centrifugeuse ? L’alambic les avait peut être mal distillé.

Les travaux avaient pris un retard considérable et Norman n’avait pas encore débuté les études sur les applications de ses recherches à la transplantation de l’organe proprement dit qu’un certain Christian, chirurgien comme lui, décida sans attendre de réaliser la greffe d’un cœur humain.

Christian, lui, n’était pas convaincu par la théorie de son confrère. Pour lui le cœur s’il est indiscutablement un organe vital, n’avait pas les capacités que Norman lui prêtait.

La transplantation réalisée par Christian, un 3 décembre, n’accorda à Louis, son patient, qu’un répit d’à peine 18 heures.

Durant les heures qui précédèrent son décès, les propos que Louis prononçait étaient très confus. Il évoquait tour à tour sa fille alors qu’il n’avait eu que des fils, le souvenir de ses parents alors qu’il était orphelin, son mari au lieu de son épouse, etc.

Christian et l’ensemble de l’équipe de transplantation étaient partagés à reconnaître si l’opération était une réussite ou non. Les uns, comme Christian lui même, se gobergeaient les autres étaient pris d’effroi devant le supplice de ce patient qui n’était plus tout à fait lui même et s’étiolait.

L’humanité dont Christian était dépourvu était peut-être, tout simplement, ce qui avait fait défaut au cours de l’intervention.



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