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"L'oeil de l'esprit" de Oliver Sacks

Par Leblogdesbouquins @BlogDesBouquins
Nous vous avons parlé à deux reprises par le passé des livres écrits par Oliver Sacks, le fameux neurologue « romancier » qui contribua probablement à renforcer l’intérêt porté aux troubles neuropsychologiques avec la publication en 1985 de L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, son livre le plus connu, mais aussi le plus reconnu. Je n’avais pu m’empêcher de juger ma deuxième rencontre avec l’auteur à l’aune de la première, et, en conséquence, d’avouer une certaine déception. L’Œil de l’esprit, sa dernière parution en date, présente des similitudes beaucoup plus fortes, tant en termes de structure que sur le plan des thématiques abordées avec ce grand frère qui projettera pour les siècles des siècles son ombre sur le reste de la progéniture de l’auteur. On y trouve cependant quelques originalités notables qui en font l’intérêt, mais aussi les limites.
L’avis d’Emmanuel
Tel un appareil photo sans pellicule (ou capteur CCD)Oliver Sacks reprend donc ici une structure connue de ceux qui ont lu L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Dans des chapitres d’environ une quarantaine de pages, il fait la description de cas de patients qu’il a lui-même rencontrés, cas qu’ils replace ensuite dans le contexte des connaissances scientifiques actuelles avant d’émettre des hypothèses plus personnelles pour répondre aux questions qu’ils soulèvent mais auxquelles la science ne permet pas (encore) de répondre. La formule, éprouvée, est toujours aussi efficace. Ce d’autant qu’il s’agit cette fois d’aborder une sujet autour duquel le vieux neurologue a souvent tourné : les troubles neurovisuels (au sens très large), c'est-à-dire les dysfonctionnements cérébraux (principalement) qui altèrent, d’une manière ou d’une autre, la perception « visuelle » du monde qui nous entoure, ou notre capacité à connecter cette perception avec le reste de notre pensée. On découvre donc les troubles aussi surprenants qu’handicapants dont ont fait l’expérience Lilian, Pat, Kate, Sue et d’autres encore. La première, atteinte d’une forme particulière de maladie neurodégénérative apparentée à la maladie d’Alzheimer présentait, outre une alexie (incapacité à lire), une agnosie visuelle, c'est-à-dire une incapacité à reconnaître les objets vus malgré une faculté préservée de les décrire, éventuellement même en détails. Une autre, du fait d’un léger strabisme depuis l’enfance, n’avait jamais réellement connu la stéréoscopie, la capacité à voir les choses en trois dimensions permise par la disposition de nos yeux et la découvrait après des séances de rééducation alors qu’elle était déjà âgée. Un troisième, écrivain, était quant à lui soudainement privé de la faculté de lire, alors que celle d’écrire demeurait préservée…
Parfaitement assaisonnéBien sûr, au delà du caractère « weird » des histoires, et du petit côté voyeur/ravi de ne pas être concerné qui affleurera tôt ou tard à l’esprit de chaque lecteur, c’est l’érudition, l’intelligence, mais aussi l’humanisme et l’accessibilité du propos qui séduit. Je regrettais que Sacks n’ait pas réussi, dans Des yeux pour entendre, à trouver la juste mesure entre anecdote, données scientifiques brutes et digressions scientifico-philosophiques. J’ai, en comparaison, très peu ressenti ce « problème » dans l’Œil de l’esprit : les chapitres sont de longueur raisonnable, les notes de bas de page justement dosées et le fil facile à suivre. Seul le dernier chapitre, consacré à la préservation (ou l’absence de préservation) de la « pensée visuelle » chez les aveugles m’a semblé plus décousu. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’il est le seul à ne pas suivre le canevas sus-décrit, puisqu’il ne s’attache pas à la description d’un cas mais entremêle des références à plusieurs expériences rapportées par des individus différents. Peut-être y-a-t’il là une des clés du problème.De plus, tout en préservant la variété dans les histoires rapportées, qui est l’un des aspects plaisants de l’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, le fil directeur que constitue cet « œil de l’esprit » apporte une cohérence bienvenue à l’ensemble. La confrontation des conclusions tirées de chaque description permettant même d’appréhender assez facilement ce qu’Oliver Sacks entend par « œil de l’esprit », à savoir toute la machinerie cérébrale aussi indispensable à notre vision que ne l’est l’œil lui-même.
L’étrange cas du Dr SacksLe seul gros point noir de l’ouvrage (sans mauvais jeu de mot) consiste en le récit du cas d’Oliver Sacks lui-même qui, victime d’un mélanome oculaire il y a quelques années, nous raconte par le menu son expérience. Le parcours de soin réservé à un médecin américain de renom en intéressera peut-être certains, mais la narration très brute, à la manière d’un journal intime, de l’évolution progressive en taille, en forme, et en couleur, de la « tache » apparue brutalement dans le champ de vision de l’auteur a quelque chose d’assez rébarbatif. Ce d’autant qu’il ne peut, évidemment, pas prendre la distance suffisante pour interpréter ses propres symptômes comme il le fait avec ceux des autres. C’est donc, avec une honnêteté qu’il faut reconnaître, un récit brut et totalement subjectif (de l’ordre du ressenti) qu’il livre au lecteur, récit dont on ne sait à vrai dire que faire.A noter que c’est peut-être toutefois ce genre de récits, plutôt que ceux qui l’ont rendu célèbres jusqu’alors, qui lui permettra de conserver une place dans l’histoire des sciences. En effet, Sacks avait déjà partagé avec la communauté des impressions concernant sa santé, en pratique celles de perte de contrôle d’une jambe pendant plusieurs semaines à la suite d’un traumatisme du genou, dans le livre Sur une jambe, qu’il avait publié en 1984. Et Jon Stone, l’un des plus grands spécialistes internationaux des troubles neurologiques fonctionnels (troubles neurologiques sans lésion identifiable, de diagnostic et de traitement très difficiles) s’est récemment replongé dans cet ouvrage afin de publier dans le Journal of Neurology, Neurosurgery and Psychiatry, l’une des grandes revues scientifiques internationales en matière de neurologie, un article soulignant la valeur de ce témoignage pour la compréhension de ce type de troubles tout à la fois par les médecins qui les prennent en charge et les patients qui en souffrent. Peut-être existera-t-il donc un jour un syndrome de Sacks (à ne pas confondre avec la Maladie de Sachs, livre de Martin Winckler) comme il existe déjà un syndrome de Charles Bonnet, du nom du naturaliste qui rapporta les hallucinations présentées par son grand père devenu aveugle du fait d’une cataracte…
A lire ou pas ?La lecture de l’Œil de l’esprit enthousiasmera tout lecteur qui souhaiterait découvrir l’univers des troubles neuropsychologiques complexes et leurs répercussions potentielles sur le quotidien de ceux qui en souffrent. Il ne parvient cependant pas à détrôner à mon avis l’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, qui, malgré son ancienneté, reste pour moi la porte d’entrée idéale dans la bibliographie de l’auteur. 
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