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Voies d'hier, voies de demain. Quatuors de Debussy, Saint-Saëns et Ravel par le Quatuor Modigliani

Publié le 04 février 2013 par Jeanchristophepucek
Edouard Manet Le chemin de fer

Édouard Manet (Paris, 1832-1883),
Le chemin de fer
, 1873
Huile sur toile, 93,3 x 111,5 cm, Washington, National Gallery of Art
[Don de Horace Havemeyer en mémoire de sa mère, Louisine W. Havemeyer ;
image en très haute définition ici]

Les publications éditées par Mirare dans le cadre de la Folle journée 2013 ont été pensées avec une intelligence que l'on ne peut que saluer. Le principe de proposer, aux côtés de pièces très fréquentées, des échappées vers d'autres plus rarement exécutées, y compris dans le disque officiel de cette manifestation signé par Anne Queffélec et chroniqué ici, qui semble avoir été choisi comme ligne éditoriale nous offre, en effet, de belles surprises. Au nombre de celles-ci nous arrive le nouvel enregistrement du Quatuor Modigliani, qui fête ses dix ans en nous proposant un parcours en compagnie de trois quatuors français, ceux, très connus, de Claude Debussy et Maurice Ravel et le plus négligé Opus 112 de Camille Saint-Saëns.

Une décennie tout juste sépare la création des œuvres composant ce programme qui illustre bien la coexistence, dans la France du dernier quart du XIXe siècle et ce dans toutes les disciplines artistiques, de tendances que l'on définira, par commodité et au prix d'une extrême simplification, comme « conservatrices » d'un côté et « progressistes » de l'autre, les avancées des uns provoquant le scepticisme et l'irritation des autres, comme le démontrent, par exemple, les résistances à l'impressionnisme en peinture ou au symbolisme en littérature.

Considéré comme un des fers de lance de la modernité musicale, Claude Debussy fit créer son Quatuor à cordes en sol mineur, auquel il donna le numéro parfaitement fantaisiste d'opus 10, par le Quatuor Ysaÿe, le 29 décembre 1893 à la Société nationale de musique, institution fondée en 1871 par Romain Bussine et Camille Saint-Saëns pour défendre les compositeurs français et dont les ambitions se trouvaient parfaitement résumées par la devise qu'elle s'était choisie, Ars Gallica.

marcel baschet claude debussy 1884
Cette première fut accueillie de façon mitigée, notamment par Ernest Chausson, pourtant un des fidèles soutiens de Debussy mais qui estimait que sa partition manquait de bienséance. Il faut dire que l'adoption de la forme quatuor est la seule vraie concession à la tradition faite par un compositeur qui, s'il n'oublie ni le modèle d'Edvard Grieg et de son Quatuor en sol mineur opus 27 (1878) pour le traitement du premier mouvement du sien, ni César Franck dont il reprend, en l'adaptant de manière personnelle, le principe de la forme cyclique, entend creuser son sillon à sa guise. Ainsi l'Animé et très décidé qui ouvre cet Opus 10 s'emploie-t-il à éviter toute impression de régularité en multipliant les thèmes secondaires, tandis que le Scherzo noté « Assez vif et bien rythmé », s'occupe à fractionner, à grands renforts de pizzicati et jusqu'à sa presque désagrégation, le thème qui le structure. Centre émotionnel de l’œuvre, l'Andantino en ré bémol majeur, indiqué « doucement expressif », est aussi diffus que ce qui l'a précédé était acéré, cette sensation d'impalpabilité gagnant le Très modéré qui introduit le finale avant que celui-ci s'enflamme, en retrouvant la tonique, en un Très mouvementé débordant de fougue.

« Si je n'avais pas fait ce quatuor, les esthéticiens auraient tiré de cette lacune un tas de déductions, ils auraient découvert dans ma nature pourquoi je n'en avais pas écrit et comment j'étais incapable d'en écrire ! N'en doutez pas, je les connais. Et tant que cette besogne nécessaire n'était pas effectuée, j'avais peur de partir trop tôt, je n'étais pas tranquille. Maintenant tout m'est indifférent. » Comme bien souvent dans ses écrits, Camille Saint-Saëns choisit l'humour pour s'exprimer sur son Quatuor en mi mineur dans une lettre qu'il adresse à son éditeur, Auguste Durand. Même si la musique de chambre a toujours constitué pour le compositeur un terrain d'élection, on peut dire qu'il a pris tout son temps pour aborder le quatuor puisqu'il a attendu l'âge respectable de 64 ans pour écrire et faire jouer aux Concerts Colonne,

camille saint-saens pierre petit
le 21 décembre 1899 par le décidément incontournable Quatuor Ysaÿe, son premier essai dans ce genre. Comme on pouvait s'y attendre de la part d'un musicien nourri par une fréquentation assidue des classiques, il n'y procède à aucun bris des formes établies, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y fait pas, pour autant, entendre une voix singulière, tout au contraire. En effet, dès l'introduction Allegro avec sourdines qui ouvre l’œuvre dans une atmosphère de confidence, on sait que ce que l'on va entendre sera autre chose qu'un exercice académique où l'on tire à la ligne, sentiment immédiatement confirmé par le Più allegro qui déploie une fièvre toute romantique et une tension sans répit qui surprendra ceux qui estiment, à tort, que Saint-Saëns n'est qu'une vieille barbe barbante. Le Scherzo qui suit est une page étonnante, pleine, elle aussi, d'une énergie farouche, mêlant en un mélange qui ne manque pas de piquant inspiration populaire et savante écriture fuguée, tandis que le Molto adagio en la majeur, d'un lyrisme frémissant mais contenu, vient rappeler le compositeur d'opéra. Retrouvant mi mineur, l'Allegro non troppo final exploite les possibilités de la forme rondo et réserve au premier violon, vedette de toute la partition, un rôle presque concertant ; cependant, malgré son caractère brillant, cette conclusion ne dissipe pas complètement les lueurs inquiètes qui auront traversé un quatuor aussi parfaitement construit qu'imaginatif et attachant.

Achevé en avril 1903, dédié à son « cher maître » Gabriel Fauré et créé le 5 mars 1904, le Quatuor en fa majeur de Maurice Ravel fut accueilli avec la même circonspection que celui de Debussy, qui ne fut d'ailleurs pas sans avoir une certaine influence sur son cadet.

maurice ravel pierre petit
L’œuvre apparaît comme une sorte de synthèse entre tradition et modernité, ce qu'incarne parfaitement son premier mouvement, de forme sonate régulière et dont le premier thème sonne effectivement de manière très fauréenne, qui se meut dans les sphères paisibles de sa tonalité principale, dont il exploite merveilleusement bien la luminosité diffuse et la fluidité. Les choses changent ensuite graduellement en imposant une toujours plus grande originalité, le deuxième mouvement jouant, avec une dextérité empreinte de malice, de l'opposition entre les épisodes rythmiques jouées par les cordes en pizzicato et ceux plus effusifs où elles le sont avec l'archet, tandis que le troisième, noté « très lent », possède les accents d'une rêverie très personnelle avec ses épisodes chantants entrecoupés de passages traités en récitatif et son atmosphère à la sérénité traversée d'éclairs passionnés, et que le finale réutilise les deux thèmes du premier mouvement en les bousculant à coups d'instabilités rythmiques qui vont leur conférer toute l'énergie nécessaire pour que cet ultime épisode s'achève sur une note de jubilation presque féroce.

Pour servir ces trois pages au tempérament et aux ambitions bien différents, mais entre lesquelles circule néanmoins un esprit commun, il faut de fins musiciens, en mesure à la fois de faire preuve de souplesse pour s'adapter à la personnalité de chaque pièce et de cohérence pour montrer qu'elles sont l'émanation d'un même moment du temps vu au travers de prismes différents. Le Quatuor Modigliani prend ce pari et le remporte haut la main dans un disque supérieurement pensé et réalisé, qui rend justice avec le même engagement aussi bien aux partitions de Ravel et Debussy, consacrées par la postérité, qu'à celle de Saint-Saëns dont on espère que l'excellence de la lecture qui lui est consacrée ici, dont on déplore seulement qu'elle ne se soit pas attachée à honorer également le Quatuor n°2 en sol majeur (opus 153, 1918), qui aurait pu trouver avec bonheur sa place sur le second CD, va l'installer durablement au programme des concerts.

Quatuor Modigliani
L'interprétation que les quatre musiciens livrent de ces pièces se distingue par une grande finesse de touche, une élégance sans une once d'affectation et une retenue expressive qui siéent parfaitement à l'esprit de la musique française, d'autant que ce parti-pris de raffinement légèrement distancié, qui se situe à l'opposé de la conception vigoureuse jusqu'à parfois frôler une certaine brutalité du Quatuor Ébène (couplage Debussy/Fauré/Ravel, Virgin, 2008), ne s'accompagne d'aucune absence de tension ou de passion, bien au contraire. Un des mots qui me semble peut-être le mieux définir l'approche des Modigliani est celui de clarté, car il me semble qu'ils ont effectué un travail considérable en termes de netteté des lignes et des articulations, notamment par un contrôle du vibrato dont nombre de leurs collègues gagneraient à s'inspirer ; force est de constater que cet allègement des textures n'induit aucune perte de matière ou de couleur sonore, mais qu'il donne au contraire à entendre nombre de détails et de teintes qu'un trait plus épais a tendance à empâter ou à noyer. Si l'on ajoute à tout ceci de vraies qualités d'écoute mutuelle et une complicité évidente, un soin tout particulier apporté aux équilibres entre les pupitres et à la finition instrumentale, ainsi qu'une sensibilité exempte de tout sentimentalisme, on ne peut que saluer cette entreprise comme une complète réussite, servie par une prise de son tirant le meilleur parti d'une acoustique très légèrement réverbérante, qui marquera sans nul doute une étape importante dans l'évolution de cet encore jeune quatuor.

incontournable passee des arts
Compte tenu de la richesse de la discographie des Quatuors de Debussy et de Ravel, il ne saurait être question, bien sûr, de parler ici de version de référence, notion à ne manier d'ailleurs qu'avec les plus extrêmes précautions, mais il me semble que lecture du Quatuor Modigliani se place dans les meilleures de la discographie récente, tandis qu'elle s'inscrit au sommet de celles, plus rares, du Quatuor en mi mineur de Saint-Saëns. Je recommande donc chaleureusement cette réalisation qui révèle les réelles affinités que ces jeunes musiciens entretiennent avec la musique française, sur laquelle on espère qu'ils seront encouragés à se pencher à nouveau dans les années à venir.

Debussy Saint-Saens Ravel Quatuor Modigliani
Claude Debussy (1862-1918), Quatuor à cordes en sol mineur opus 10, Camille Saint-Saëns (1835-1921), Quatuor à cordes n°1 en mi mineur opus 112, Maurice Ravel (1875-1937), Quatuor à cordes en fa majeur

Quatuor Modigliani

2 CD [durée totale : 84'49"] Mirare MIR 188. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Claude Debussy, Quatuor en sol mineur :
[III] Andantino, doucement expressif

2. Camille Saint-Saëns, Quatuor en mi mineur :
[II] Scherzo : Molto allegro quasi presto

3. Maurice Ravel : Quatuor en fa majeur :
[IV] Vif et agité

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Debussy . Saint Saëns . Ravel | Compositeurs Divers par Quatuor Modigliani

Illustrations complémentaires :

Marcel Baschet (Gagny, 1862-Paris, 1941), Claude Debussy, 1884. Pastel, pierre noire et encre de Chine sur papier, 29,6 x 26,1 cm, Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon (cliché © RMN-GP/Gérard Blot)

Pierre Petit (Aups, Var, 1831-Paris, 1909), Camille Saint-Saëns, 1900. Photographie, 14 x 9 cm. Paris, Bibliothèque Nationale de France

Pierre Petit (Aups, Var, 1831-Paris, 1909), Maurice Ravel, 1907. Photographie, 14 x 9,5 cm. Paris, Bibliothèque Nationale de France

La photographie du Quatuor Modigliani est de Romina Shama, tirée du site de Solea Management.


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