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David Simon et Ed Burns : The Corner

Par Gangoueus @lareus
Il m'arrive d'être suspicieux et je ne crois pas que ce soit systématiquement une mauvaise approche. L'émission Apostrophes qui réunit en 1980 sur  le même plateau l'écrivain sud-africain André Brink et les guinéens Thierno Monemembo et William Sassine, pour ne citer que ces auteurs, m'a conforté dans cette forme de suspicion qui peut éviter une noyade en naïveté. On y voit William Sassine assumer sa méfiance vis à vis de l'engagement pour la cause nègre du roman Une saison blanche et sèche  de l'écrivain afrikaner en plein apartheid. A posteriori, il a tort, mais sur le moment, on peut comprendre son questionnement.
Mon introduction est un peu longue, mais elle exprime le sentiment que les auteurs de The Corner  m'ont inspiré. Ce livre est à l'origine de la série télévisée The wire qui semble avoir de véritables aficionados.
Le Corner est le personnage central de cette fresque au cœur d'un ghetto de Baltimore Ouest. C'est le point de ravitaillement en drogue de toutes sortes pour de nombreux toxicomanes.
Mais parlons des hommes. Gary McCullough est un homme promis à un très bel avenir. Bosseur comme  son père qui n'a jamais plaisanté en son temps avec la valeur travail, Gary lui aussi par l'audace de ses choix et son âpreté à la tâche émerge alors que le quartier dans lequel il a grandi s'enfonce dans la déchéance et la drogue. Sa femme qui vient d'une famille pauvre et immergée en Toxicomanie ne cède pas à l'opportunité qui se présente à Gary de quitter la zone pour une banlieue plus apaisée. Le quartier aura tôt fait alors de récupérer cette brebis égarée pour la réduire à l'état de zombi, un toxicomane déconnecté de tout autre réalité s'éloignant de sa stratégie visant la prise quotidienne de sa dose.
Moi, qui suis un fan de littérature haïtienne, je n'ai jamais aussi bien compris le sens du terme zombi qu'en lisant ce livre.
Mais là, je n'ai encore rien dit de ce roman qui tente de retranscrire six mois de vies dans ce quartier mal famé, même si rien ne m'autorise à user de ce qualificatif, tellement tout cela est relatif. Les personnages sont nombreux, on revient sur eux de manière cyclique, chaque fois pour décrire des scènes qui vont introduire une analyse sociologique. Que ce soit le phénomène des gangs avec De André le fils de Gary, et ses potes complètement barges R.C. et Tae, tous adolescents. Que ce soit la persévérance de l'éducatrice sociale Ella Thompson, qui se voue corps et âme pour donner du sens à ces existences avec une description minutieuse de tous les challenges auxquels elle doit faire face pour financer et animer son centre social. Que soit une narration sur la journée folle du junkie pour trouver les moyens de se procurer sa drogue. Que ce soit une analyse du système judiciaire complètement délirant dans la gestion de la population de Baltimore Ouest, un système pour lequel on se demande si on parle bien des États Unis d'Amérique, première puissance du monde avec son slogan American Dream. Ici, c'est American Nightmare. Police. Emploi. Violences. Filles-mères. Matrifocalité. Histoire du quartier. Le système scolaire. Cette liste est loin d'être exhaustive.
Pourtant, si ce livre est très intéressant, les transitions correctement faites entre les scènes décrites et l'analyse du sens, on ne demeure pas moins gêné par le voyeurisme de cette auscultation qui n'ouvre à aucune perspective d'avenir car la théorie que soutient ce livre est qu'on ne sort pas du Corner. En effet le Corner les aura tous. Même ceux qui n'en sont que les simples observateurs.
David Simon et Ed Burns : The Corner
La gêne vient aussi sur le caractère implacable du point de vue des auteurs. Dont on ne doute pas de la sincérité de l'analyse, mais dont le lecteur que je suis, peut dénoncer les postures fatalistes. Même, une génération ne suffira pas pour transformer les modèles de pensée et d'éducation complètement ébranlés. Mais le processus de zombification des ghettos noirs américains n'est pas irréversible et, entre lignes, on peut observer qu'une modification de la politique urbaine et la volonté d'instaurer de véritables plans Marshall pour nombre de ces quartiers peut changer la donne. Barack Obama, dans Les rêves de mon père, traite de la même situation avec un regard moins désespéré. Mais, je serai curieux de savoir si la vie dans le South Side de Chicago a évolué depuis son arrivée au pouvoir. 
J'aimerai souligner que je suis plutôt un adepte de la responsabilité individuelle. Mais dans le contexte décrit ici, un semblant d'approche sur la responsabilité individuelle n'est tout simplement pas acceptable. Et l'histoire de l'esclavage qui de manière indirecte produit ces populations abandonnées à leur déchéance doit conduire à assumer un passé lourd de manière collective par le peuple américain.
Bref, il m'a fallu huit mois pour lire cet ouvrage. Je ne peux pas déconseiller ce livre. Bien au contraire. Il est une mine d'informations et il nous fait comprendre que le Val Fourré, Les Tarterets, les zones chaudes d'Aubervilliers, La Courneuve ou de Grigny sont de la rigolade, à côté de ce qui est décrit ici.
Ed Burns, David Simon - The Corner, Volume 1 Hiver - Printemps1ère parution en 1997, Traduit de l'anglais par Caroline Dumoucel, Clémentine Duzer et Ferdinand Gouzon, 478 pages, Collection J'ai luDavid Simon et Ed Burns : The Corner
Titre original : A Year in the Life of an Inner-City Neighborhood
Plus d'informations :
Sur la série, voir un article de Culture au poing
Sur le roman, voir Lectures

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