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De l'importance de bien choisir ses mythes

Publié le 06 février 2013 par Anargala

Quand on lit un récit sur la manière dont la vie a émergé de la matière, on ne peut qu'être émerveillé. Or, la vie, c'est la conscience. Est-ce à dire que la conscience a son origine et sa cause dans la matière dépourvue de conscience ?
Mais, comme le fait remarquer Schopenhauer, ce serait oublier que ce récit fascinant présuppose une conscience fascinée. Donc tout, finalement comme originellement, repose dans la conscience, à la manière dont les reflets reposent dans le miroir. Tout est dans un seul et unique regard. Ou tout est représentation, comme on voudra.Abhinavagupta propose des analyses similaires : sous le coup de l'illusion de la dualité, d'une réalité extérieure indépendante de la conscience, nous assumons erronément que la conscience est engendrée par la matière. En vérité, c'est la conscience qui engendre tout. Mais l'illusion de la dualité, qui est connaissance incomplète de la manifestation, suscite une inversion. L'illusion est souvent une inversion. La cause apparaît alors comme effet, et vice versa. Ici Abhinavagupta parle d'un miroir dans lequel tout s'inverse. Douglas Harding a également employé cette illustration afin d'expliquer pourquoi les points de vue subjectifs et objectifs sont antagonistes et difficilement réconciliables.Point de vue de la première personne   Point de vue de la troisième personneconscience - cause       matière - cause     |    miroir   |
matière - effet      effet - conscienceCe phénomène permet en effet de justifier que l'observation objective (scientifique) des phénomènes semble prouver l'antithèse de ce que nous voyons subjectivement. Dans le miroir, tout s'inverse et, de plus, le miroir et son reflet inversé apparaissent ici dans le miroir illimité, dépourvu de tout support, de la conscience.Cependant, si sur la plan de la connaissance, de la vision, il semble en effet que tout soit dans la conscience et manifesté par elle, il en va autrement si l'on se réfère à une autre dimension de notre expérience : la volonté. Je fais l'épreuve de cette volonté quand quelque chose, à l'intérieur ou à l'extérieur, me résiste. Or, il est difficile d'expliquer cette résistance autrement qu'en admettant l'hypothèse d'une réalité extérieure. Dès lors, l'idée d'une cause de la conscience redevient possible.La conscience passive, la conscience-témoin ne peut jamais découvrir que des objets dépendants d'elle. Tout est conscience, tout est représentation. Indubitablement. C'est bien la volonté - qui n'est pas un objet mais qui est sentie, éprouvée - qui me prouve qu'il existe une réalité extérieure, indépendante. Bien sûr cette conclusion n'est, elle aussi, qu'une représentation. Mais elle "pointe vers" l'être qui est cause de la conscience. Au reste, toute conscience est "conscience de". Pratiquement parlant, qu'ai-je à perdre à admettre cela ?J'ai distingué deux expériences mystique : silence et félicité. Or, ces expériences, si elles doivent dépendre de quelque chose, dépendent d'un geste intérieur, non pas de représentations sur la nature de la conscience et du monde. Bien entendu, croire du fond du cœur que "tout est créé par une seule conscience" est réconfortant, voire enivrant. Mais il y a un double prix : premièrement, en adhérant à ces récits du "tout est conscience", etc., j'en devient dépendant. L'idée erronée se renforce que l'expérience du silence et de la félicité dépend de la validité de ce récit. Bientôt, je ne peux plus me passer de cette béquille... alors qu'en vérité elle est inutile. Un parasite plus qu'une béquille, donc. Secondement, ce genre de récit soulève plus de problèmes qu'il n'en résout. Si, en effet, la conscience manifeste tout, alors on se retrouve avec les mêmes questions qu'avec Dieu : commencer réconcilier Dieu avec l'existence du Mal ? Difficile de tenir les deux bouts de la chaîne. Et puis, pourquoi se donner cette peine - sauf si l'on trouve sa récompense dans le fait même d'y réfléchir ?L'expérience du silence n'a pas besoin de représentations. En même temps, il est impossible de ne plus avoir aucune représentation. Donc, à choisir, je choisi une représentation en accord avec les différentes facettes de l'expérience. Donc il y a une réalité qui cause la conscience.Qu'est-ce à dire ? Il y a la conscience et l'être. Ces deux là, déesse et dieu, sont inséparables. Ils s'engendrent mutuellement dans une boucle causale sans début ni fin. Quand je dis "la matière engendre la conscience", je veux dire qu'il y a d'un côté l'être pur, c'est-à-dire la matière pure, c'est-à-dire la conscience pure, c'est-à-dire l'inconscience pure. Je ne vois pas de quoi distinguer entre ces termes. Et donc, cette matière évolue et prend graduellement conscience d'elle-même. La conscience/inconscience pure - sans objet - devient "conscience de". Ou plutôt, la conscience indifférenciée de l'être indifférenciée (ce couple équivalant au néant, à l'espace), devient peu à peu conscience différenciée d'objets différenciés. Elle se perd, s'identifie à certains objets contre d'autres, puis découvre qu'elle n'est pas un objet (silence), puisqu'elle est tous les objets (félicité). Mais jamais il n'y a conscience sans être ni être sans conscience. Quand on dit que la matière engendre la conscience, on veut donc dire qu'une conscience indifférenciée (mais qui ne peut certes être distinguée de l'inconscience) engendre une conscience différenciée. Toute conscience est "conscience de" (donc dépendance), et tout objet est objet pour une conscience (donc dépendance). Donc dépendance mutuelle. Ainsi, les deux points de vue, objectif et subjectif, sont réconciliés.Par conséquent, la philosophie de la Reconnaissance me paraît vraie. De même le Sâmkhya et le Vedânta, que je considère comme emboîtés dans la perspective de la Reconnaissance, à la manière de poupées russes. Idem pour le bouddhisme, va sans dire. En revanche, le néoplatonisme et ses dérivés abrahamiques sont faux.Ceci en surprendra plus d'un. Mais, avant de vous énerver, essayez je vous prie de comprendre ce que je veux dire :Les philosophies de l'Inde sont bien plus proches des réalismes et des matérialismes contemporains que des spiritualismes et des idéalismes de l'Occident.Pourquoi ? me demanderez-vous (si vous êtes encore là).Parce que la ligne, la grande ligne de démarcation entre l'au-dessus et l'au-dessous ne passe pas au même endroit dans ces deux familles philosophiques, n'en déplaise aux traditionalistes.Pour les néoplatonismes - les trois-quarts des philosophes - l'opposition qui compte est celle entre pensée rationnelle et matière ou vie qui ne pensent pas. Donc entre l'intellect et la vie ou la matière. Donc entre l'homme et l'animal. L'intellect ingénieux, ingénieur et géomètre : voilà le paradigme néoplatonicien, théologique, idéaliste et traditinaliste. Au-delà de l'être ? Peut-être, mais peu importe. Car ce fossé demeure vital pour légitimer toutes sortes de hiérarchies.Pour les philosophies de l'Inde, en revanche, l'opposition qui compte est celle entre la conscience et l'objet de la conscience. Or, les pensées, les propositions sont des objets pour la conscience. Donc l'intellect (buddhi) est, dans toutes ces philosophies, relégué au rang de l'inerte, du matériel, de l'objectif, de ce qui n'est pas manifesté par sa propre lumière mais par celle d'un autre - la lumière consciente. Or, ceci change tout. Plus de gouffre entre l'homme et l'animal. Et surtout, une intégration possible du grand récit des origines jusqu'à nos jours, depuis le Big Bang jusqu'aux fins dernières hypothétiques et multiples. Plus les hypothèses en construction et les hypothèses futures. Donc je garde les récits idéalistes comme métaphores de la genèse de l'expérience subjective. Je délaisse avec joie les récits religieux abrahamiques et idéalistes d'inspiration néoplatonicienne - et ça fait beaucoup. Je les remplace par les récits toujours nouveaux des sciences contemporaines, en particulier pour ce qui est du point de vue objectif.Tout cela dans un bienheureux silence.

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