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La colère qui me gagne.

Publié le 17 février 2013 par Perce-Neige
La colère qui me gagne. Chacun-e sait bien que la colère n’est rien d’autre qu’une dimension de la volupté. Et sans doute la plus scandaleuse de toutes. La plus riche de promesses. La plus drôle aussi. La plus à même, pour peu qu’on la prenne au sérieux, de nous faire embrasser le reste du monde. La plus dangereuse, peut-être. Une preuve ? Celle que nous apporte Abou-Moutahbar al-Azdî dans ce texte proprement affolant Vingt-Quatre heures de la vie d’une canaille (Ed. Phébus) dont j’ai déjà cité un extrait. Il faut, bien sûr, le rappeler : la délicieuse traduction est de René R. Khawam. 
Non, je n'ai pas fini de t'assaisonner... Tu es un chien dont le trou n'est que béance; un tuyau de vidange percé... Regarde-moi bien, et ouvre l'oreille. Du calme, aussi ! Et gare si je vois tes mains ou tes épaules esquisser un geste. Songe à la faiblesse de tes alliés. Songe surtout à la force des miens, tous recrutés parmi les mauvais garçons de Baghdâd : ils sont plus nombreux que les ramures de la palmeraie d'al-Basra, que les glands du chêne des montagnes, que les graines de moutarde d'Égypte, que les lentilles de Syrie, que les cailloux de la Péninsule, que les ronces de Qâtoûl sur le Tigre, que les grains de blé de Mossoul, que les fruits du lotus de l'Ahwâz, que les olives de Palestine. Je vais te les nommer, ces amis empressés à me secourir. Il y a là le Grand-Crasseux, Vif-Argent, Tôt-le-Matin, le Père-le-Mulet, Moûsâ-fils-de-la-Merde, Pisse-Ruisseau dit Fils-de-la-Chienne, Chasse-Têtes, Crotte-Menue, alias Fils-de-Cloporte, l'Arrnénien­sans-Chemin, Triste-Victoire, le Frère-la-Lance, également connu sous le nom de Fils-de-Ia-Culbute... Et je n'ai pas nommé Sa­Grandeur, ni Débite-Légumes, ni Le Récipient (qui exerce par ailleurs l'honorable profession de loueur d'ânes), ni Semence-de­Rue, fils de La Moutarde et cousin paternel de La Nappe - ce dernier natif de la froide Slavonie... Crois-moi, ces gens-là me connaissent comme un de leurs frères, aussi vrai que j'avale du sable et chie des cailloux, aussi vrai que je me nourris de noyaux de dattes et que mes étrons ont la forme du palmier! Malheur à toi ! Je suis la vague qui fracasse tout sur son passage, je suis la serrure impossible à ouvrir, je suis le feu de la discorde, je suis la meule qui broie toute récolte, je suis le monstre sans tête qui pendant une demi-lune continue d'arpenter le monde, je suis le fondateur du royaume des ruses, le rédacteur du premier chapitre du grand livre de la contestation, oui, je suis Pharaon d'Égypte et son ministre Hâmâne, je suis Nemrod fils de Canaan, je suis l'ours qui ricane en montrant ses crocs, je suis le mulet rétif, je suis la cavale de guerre qui adresse à tous ses ruades, je suis le chameau en rut, je suis l'éléphant lubrique, je suis le siècle déraciné, je suis la dévastation permanente, je suis le lion plein d'arbitraire, je suis la trompette du combat et le tambour boutefeu, je suis le radeau de Dieu sur l'océan en furie. Je suis la destinée, je suis l'avertissement, je suis le rocher sur lequel tout se brise! J’ai pouvoir de traverser le rang des armées affrontées ct de guider les bras qui distribuent les coups. Je me fais gloire de trancher les têtes qui se dressent à tous les horizons, de montrer visage de printemps quand tous sont dans la disette, d'étaler mon or à l'heure de l'universelle faillite. Je suis plus fameux que le jour de fête, mieux raffermi que le fer. Je suis al-Land jar, je suis Mirdâs, fils de 'Amr, je suis al-Achrar, je suis al-Djoulandî fils de Karkar, je suis Abou-'Ali-Ie-Borgne '. Le Diable, dès qu'il me voit, tourne le dos et file. Je suis le brigand plein d'astuce, je suis le coupeur de ponts. Je suis plus sage en ma conduite que la perdrix du désert, plus circonspect que la pie, plus goulu que l'essaim de mouches, plus têtu que le scarabée noir, plus corrosif que la poix liquide, mieux hors de prix que la thériaque, plus amer que la coloquinte, plus fameux que la girafe ! C'est moi qui, emprisonné dans le repaire des lions, ai dévoré les fauves préposés à ma garde; moi qui, chassant au désert, accommode mon gibier d'un ragoût d'herbes sauvages, buvant en guise de vin le sang de mes victimes et prenant pour amuse-gueules des cervelles de vipère !... J'ai toujours prêt un assortiment de poignards affûtés tout exprès pour taquiner les carotides; j'ai meurtri mes os au long des mauvais chemins, tamisant ma fibre au blutoir de l'épreuve; j'ai hanté les salons où s'assemblent les beaux esprits et les cavernes où complotent les truands !... J'ai tailladé sans relâche le foie des créatures... j'ai prêté main-forte à la goule mangeuse d'hommes à l'heure où elle mettait bas... je soutenais le brancard de Satan lors de ses funérailles et c'est moi qui l'ai fixé au bât sur le dos du lion !... Oui, j'ai déjà occis plus de mille ennemis, et j'en cherche mille autres qui bientôt connaîtront même fortune !... Vois mon visage !... il restera inchangé jusqu'à l'heure du Jugement ! Je ne recule devant rien. Je suis celui qui désembrouille les plus vilaines affaires, et qui récolte au passage les pots-de-vin... As-tu quelque grâce à obtenir de Malik, le gardien de l'Enfer ? Malheur à toi !... tu me connais à présent, et tu sais ce que je puis obtenir. Hamdoûn a été élevé dans mon giron : la plus douce peine que lui vaudront ses crimes est de se trouver un beau jour suspendu au gibet; et j'ai élevé Hamdâne de la même façon... J'ai moi­ même enduré châtiment: mille coups de fouet, sans sourciller. J'ai connu l'exil: on nous a chassés, ma femme Lumière-de-Dieu et moi, jusqu'au fond de la forêt de Châche, au Ferghâna... J'ai roulé mon sac jusqu'à Tanger, jusqu'en Andalousie, jusqu'en Francie, j'ai arpenté le lointain Maghreb, escaladé le mont Qâf, traversé les pays de Byzance, poussé jusqu'aux remparts de Gog et Magog, jusqu'aux contrées que n'a pu atteindre l'Homme-aux-deux­Cornes, que n'a point connues al-Khidr !... Et, crois-moi, en aucune de ces places je n'ai manqué de fermeté, me privant au besoin de manger pour survivre - et Lumière-de-Dieu, à cette course, m'en remontre de mille coudées: si elle acceptait seulement d'être fécondée, mille satans sortiraient d'elle !... Quant à moi, si l'on me coupait le con, je ne mourrais pas pour si peu: Dieu inventerait en ma faveur une nouvelle saison de vie !... Non, je ne crains personne: trouve-moi un interlocuteur dont la tête s'élève jusqu'à la constellation de la Chèvre, dont les pieds s'enfoncent dans les abîmes: d'un seul mot je disperserai ses os, et il lui faudra onze mois de temps pour les remettre en ordre... je lui trancherai le nez et je l'accrocherai à ses génitoires, que je lui expédierai ensuite sur le crâne à l'aide d'une baliste, lestées de double mesure de merde !... Oui, ton bonhomme aurait la tête en fer, le corps en bronze, des pieds de plomb, la torgnole dont je lui caresserais la nuque enverrait promener son nez de l'autre côté de l'air !... et aurait-il encore des moustaches à éteindre un incendie, je lui nouerais les poils du nez en une tresse qui lui passerait sous l'aisselle, et il pourrait par son entremise renifler directement les vesses que laisserait échapper son fondement !

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