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Un Boccherini buissonnier. Les six Quatuors avec clavier (G.259) par La Real Cámara

Publié le 24 février 2013 par Jeanchristophepucek
francisco bayeu y subias dejeuner a la campagne

Francisco Bayeu y Subías (Saragosse, 1734-Madrid, 1795),
Déjeuner à la campagne
, 1784
Huile sur toile, 37 x 56, Madrid, Musée du Prado
[image en très haute définition ici]

Au XVIIIe siècle, lorsqu'une œuvre rencontrait le succès, il n'était pas rare qu'elle suscitât des transcriptions visant à en adapter l'effectif pour en assurer une plus large diffusion auprès des cercles d'amateurs, qu'il s'agisse de réductions d'œuvres concertantes ou symphoniques à des effectifs de chambre, comme dans le cas de certains concertos de Mozart conçus ainsi de sa propre main, ou d'arrangements modifiant la nomenclature instrumentale originale. La Real Cámara qui s'est fait, depuis de nombreuses années, une spécialité de la musique de Luigi Boccherini, nous propose aujourd'hui de découvrir une adaptation de ses Quatuors opus 26 dans un disque publié chez Glossa.

Natif de Lucques en Toscane où son père, musicien, se chargea de son éducation, Boccherini effectua trois séjours en sa compagnie à Vienne, de décembre 1757 à septembre 1758, puis d'avril 1760 à mars 1761, et enfin d'avril 1763 à avril 1764 durant lesquels, outre son travail de musicien d'orchestre, il se fit remarquer pour ses talents de violoncelliste virtuose, comme il le fit également en Italie, principalement du Nord, lors des concerts qu'il donna entre deux départs puis après son congé définitif de la capitale autrichienne. Le début des années 1760 fut pour lui une période féconde en œuvres nouvelles, puisqu'il le vit notamment faire ses premier pas dans le domaine du quatuor à cordes avec son Opus 2 datant de 1761 mais publié en 1767,

jean etienne liotard luigi boccherini
sans doute peu après les tournées qu'il fit avec trois autres célèbres musiciens de l'époque, Giuseppe Maria Cambini, Pietro Nardini et Filippo Manfredi. C'est en compagnie de ce dernier qu'il partit pour Gênes puis Paris où les deux hommes séjournèrent de la fin de 1767 au début d'avril 1768. Si les œuvres de Boccherini étaient alors très appréciées dans la capitale française où elles le resteront jusque dans les premières décennies du XIXe siècle, il ne semble pas que cette étape fut couronnée d'autant de succès qu'escompté, car pas plus qu'à Vienne ne s'y dessina la promesse d'un poste stable. Pourtant, ces six mois parisiens devaient avoir une importance décisive pour le musicien qui ne gagna pas Londres, comme initialement prévu, mais l'Espagne, sur la foi d'une perspective d'emploi au sein de la Compagnia dell'opera Italiana dei Sitios Reales dédiée, comme l'indique son nom, à l'opéra italien. On connaît la suite : Boccherini ne devait plus quitter ce pays où il fut successivement au service de l'infant Luis Antonio Jaime de Bourbon de 1770 à la mort, en 1785, de ce patron qu'il suivit dans son exil à Las Arenas de San Pedro, puis attaché à la Chapelle royale de Madrid tout en travaillant au profit de quelques grandes familles, avant de connaître nombre de revers de fortune durant les neuf dernières années de sa vie ; lorsqu'il mourut, le 28 mai 1805, sa situation matérielle était des plus modestes.

Boccherini a beaucoup fréquenté le genre du quatuor à cordes, dont il laisse presque une centaine d'exemples composés jusqu'aux toutes dernières années de sa vie. Les six Quartettini, pour reprendre la terminologie utilisée par le musicien lui-même, formant l'opus 26 datent de l'année 1778 et connurent un très grand succès lors de leur publication en 1781 à Vienne, ce qui explique qu'ils furent transcrits par une même main demeurée anonyme, quelques années plus tard, pour deux instruments à clavier et sous la forme desQuatuors pour le clavecin ou pianoforte, violon, viola et basse obligé (sic) enregistrée ici. Les six œuvres, préservées dans un manuscrit de la Sächsische Landesbibliothek de Dresde, sont, comme leurs modèles, en deux mouvements, dont le second est un menuet, une configuration adoptée par Boccherini avec l'Opus 15 de 1772 et qui constitue sans doute une des traces laissées dans son art par son court séjour à Paris,

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où cette contexture était courante, alors que les quatuors de ses premiers opus se conformaient plutôt à la mode viennoise et comportaient donc préférentiellement trois, voire quatre mouvements. L'esthétique musicale y est richement contrastée, comme souvent chez un compositeur que la position de retrait de son employeur mettait de facto un peu à l'écart – mais pas dans l'ignorance – des modes de son temps, en lui permettant de laisser s'exprimer sa fantaisie avec une grande liberté. On trouvera donc dans ces six quatuors des traits relevant du style galant, avec une attention particulière accordée à la fluidité et à l'élégance des mélodies (Quartetto IV°), d'autres du classicisme naissant matérialisé par une volonté de clarté structurelle (Allegro moderato du Quartetto I°, par exemple), d'autres encore de l'Empfindsamkeit à la manière de Carl Philipp Emanuel Bach, en particulier dans les deux œuvres en mineur, riches en irrégularités, en suspensions et emplies d'un sentiment préromantique quelque peu farouche dont le meilleur exemple est l'Andante appassionato ma non lento du Quartetto VI° en fa mineur. Un autre des points particulièrement intéressants de cet ensemble est l'égalité de traitement entre les deux parties de chaque Quatuor que Boccherini construit avec un soin équivalent et auquel il donne un poids émotionnel relativement proche, ce qui autorise les Menuets à jouer pleinement la carte du contraste tout en ne se cantonnant pas à un rôle purement dansant et récréatif, et contribue à renforcer le caractère unitaire de chacune des six partitions.

Les musiciens de La Real Cámara, comme on pouvait s'y attendre compte tenu de leur expérience de ce répertoire, trouvent instantanément leurs marques avec ces Quatuors avec clavier dont ils livrent une lecture dans laquelle la clarté le dispute à l'élégance. Il y a, dans l'approche des quatre musiciens, quelque chose de convivial, de détendu sans relâchement, qui correspond parfaitement à l'esprit de conversation spirituelle raffinée émanant de ces pages et qui, grâce à un engagement de tous les instants, en exalte le charme, dont une écoute attentive laisse percevoir que l'allure sans façon procède d'une stratégie des effets soigneusement pensée.

la real camara
Rompus aux exigences de cette musique, les interprètes nous gratifient d'une prestation parfaitement maîtrisée d'un point de vue technique, très clairement articulée et phrasée, avec un sens très fin des nuances et à laquelle ne manque parfois qu'un rien de souplesse pour que notre bonheur soit complet. Les timbres sont séduisants, avec une mention particulière pour le pianoforte joué par Arthur Schoonderwoerd, copie moderne d'un instrument de 1793 signé par Johann Andreas Stein, dont l'image sonore entre pianoforte et clavecin et la transparence des harmoniques, parfaitement en situation ici, évoquent irrésistiblement le Tangentenflügel (piano à tangentes), et restitués avec beaucoup de naturel par une prise de son sans artifices. Sans aucune prétention, mais avec une complicité et un bonheur évident de jouer des adaptations qui, sans son intérêt, seraient injustement restées lettre morte et qu'ils abordent avec autant de conviction et de soin que s'il s'agissait de partitions autographes, La Real Cámara se place avec beaucoup de justesse dans l'esprit de ces amateurs du XVIIIe siècle qui se réunissaient pour le plaisir de faire de la musique ensemble et parvient sans mal à nous faire partager son enthousiasme.

Je recommande donc à tous ceux qui aiment ce compositeur encore trop peu mis en valeur aujourd'hui, du moins en France, de se pencher sur le Boccherini buissonnier de La Real Cámara qui, s'il ne représente sans doute pas un jalon essentiel de la discographie, permet, grâce à l'évidente musicalité de ses interprètes, de passer un excellent moment et, par la grâce d'une transcription savoureuse, de découvrir les six Quatuors de l'opus 26 avec une oreille et des sensations renouvelées.

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Luigi Boccherini (1743-1805), Six quatuors pour le clavecin ou pianoforte, violon, viola et basse obligé G. 259

La Real Cámara
Emilio Moreno, violon, Antonio Clares, alto, Mercedes Ruiz, violoncelle, Arthur Schoonderwoerd, pianoforte

1 CD [durée totale : 70'53"] Glossa GCD 920312. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Quartetto VI° en fa mineur :
[I] Andante appassionato ma non lento

2. Quartetto I° en si bémol majeur :
[II] Minuetto con moto

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Boccherini: 6 Quatuors | Luigi Boccherini par La Real Camara

Illustrations complémentaires :

Jean Étienne Liotard (Genève, 1702-1789), Portrait présumé de Luigi Boccherini, c.1764-68. Huile sur toile, 81 x 65 cm, collection privée © Gerhard Christmann, Budenheim (Allemagne)

La photographie de La Real Cámara est tirée du site internet de la GEMA.


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