Magazine Journal intime

Le passage 4

Par Emia

4. Après avoir terminé mon petit-déjeuner, j’ai jeté un coup d’œil au journal. Ensuite je suis allée me promener dans les rues cerclant l’hôtel. J’ai marché en direction de la mer, dans une odeur de gaz d’échappement et d’épices mêlée de bourrasques salées.

Soudain, bondissant de nulle part, un enfant, puis deux, puis trois ont agrippé mes bras et mon jin en babillant. Tels de petits animaux huileux, leurs doigts picoraient mes mains. Je les ai repoussés en jetant un NO ! vigoureux, ce qui les a éparpillés. Mais ils sont aussitôt revenus à la charge, oiseaux de malheur, colombes duveteuses, insectes chatoyants. L’un deux portait un nourrisson maigre et velu comme un singe; un autre m’a offert un collier de jasmin fleuri que je n’ai pas accepté. Je continuais d’avancer à grandes enjambées.

J’ai fini par apercevoir ce que je cherchais : sur une vaste esplanade, la Porte Céleste, arc monumental en bois précieux que les Phéaciens avaient offert à l’envahisseur Inishe venu par la mer. Il me paraissait figurer l’éventualité d’un retour précipité, une échappatoire à la mesure de mon orgueil et de mes craintes.

Une nuée de marchands ambulants surgirent de derrière l’arc de triomphe. Ils s’avançaient pour présenter bijoux, bibelots, sachets d’épices, encens, cartes postales – j’achetai un lot de cartes, persuadée de puiser ainsi à la source du pays un peu de son mystère. L’une des images montrait le Dieu-Eléphant Ganesh assis sur son trône, la trompe ondulant en guise de salut ; l’autre, un Christ suave comme une fille, la blessure sur son flanc embellie de perles de sang ; et la troisième : Yâmâ la Dégurgiteuse, gueule  béante, sa longue langue rose pendant sur un néant constellé de glaïeuls.

Je rangeai les images dans mon sac et m’approchai de la rambarde. Le ciel était voilé, la mer plate et terne malgré le vent.

J’entendais crier : deux voix aigües, prises dans une dispute. C’étaient deux marchands qu’une poignée de touristes hésitaient à kimographier, comme ils se faisaient face, la gorge gonflée, les yeux exorbités. Lorsque l’un commença de donner des coups de pieds dans une boîte posée à terre, de nouveaux cris fusèrent. Je quittai l’esplanade en continuant d’entendre les voix qui portaient loin.

Alors que j’allais à grands pas sur l’avenue, une grande fille maigre traversa la chaussée en courant ; il n’y avait pas beaucoup de trafic. Sa robe élimée bouillonnait dans le vent qui soufflait en bourrasques. Elle s’approcha et écarta largement  les pans de sa jupe. Le visage grimaçant et édenté d’une fillette plus petite surgit d’entre les plis ; elle me tira une langue violacée. Ça m’a surpris et les enfants ont éclaté de rire. J’ai pris un air fâché, et elles se sont enfuies par l’esplanade.

Je traversai la route en cherchant des yeux l’entrée de l’hôtel Trantor. Je me précipitai, m’engouffrai dans une porte tournante, pris un corridor, tournai à gauche, longeai une galerie marchande jusqu’au lobby de l’hôtel. Devant les comptoirs de bois précieux, des femmes vêtues de costumes traditionnels s’alanguissaient dans des fauteuils profonds, rouges. Il y avait là des Arcadiennes avec leurs yeux peints et leurs cheveux frisés en spirale, de timides touristes avec leurs manteaux bruns et leurs ongles de jade, des coolies à l’expression composée, des vieilles  silencieuses* .

J’avançais à grandes enjambées ; mon regard se perdait dans de hideux tapis muraux, d’indifférents visages,  de vagues silhouettes. Une lumière m’aveugla, un lustre peut-être – je heurtai quelqu’un mais ne me retournai pas. Au fond d’un corridor, je trouvai la salle d’eau, exiguë, toute de marbre blanc. Les robinets étaient d’or, les serviettes brodées, l’eau bleutée et parfumée.

Assise sur une cuvette de porcelaine rose pâle, j’ai laissé couler un filet d’urine, le regard fixé sur la paroi du cabinet. Des femmes venaient d’entrer, et j’imaginais  leurs longues tresses rousses tanguant mollement au-dessus des lavabos pendant qu’elles se lavaient les mains en branlant de la tête. Leurs nez pointus me rappelaient les shiip* vus dans un documentaire sur la Phéacie.

Plus tard, je suis rentrée à mon hôtel par une ruelle qui longeait le mur d’un jardin dont je voyais poindre les feuillages acérés. J’entendais des clapotis et des murmures – j’imaginais une piscine bordée de chaises longues en bois de tek, agrémentée de bougainvilliers foisonnants, de vasques bruissant d’une eau délicate. Un soleil brûlant commençait d’emplir le ciel, et par endroits le bitume réverbérait son éclat en coulées tremblantes.


*Voir Oscar Wilde, Salomé : « Comme l’air est frais ici, enfin on respire… ». Les références à d’autres oeuvres, les citations et les emprunts sont nombreux dans Anémonie.

* shiip : Mammifère carnivore vivant à l’état sauvage en Phéacie, et qui ne diffère du shiip domestique que par son museau pointu, ses oreilles toujours droites et sa queue touffue pendante.


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