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Babel

Par Laura Duhamel

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J’ai émigré en Israël pour construire ma tour et boum, ça n’a pas loupé. Babel est passé par là, inexorablement.

« Lui » et moi usons de quatre langues différentes par jour. Nous avons même inventé un cinquième langage secret, tout autant sensuel qu’enfantin. Des genres de codes, des expressions sonores et amoureuses, des gestes qui n’appartiennent qu’à nous, toujours les mêmes, mimétiques.

C’est mystérieux de m’imaginer parfaitement trilingue, puis quadrilingue. L’anglais n’a pas été difficile à apprendre mais l’hébreu me semble encore si complexe, entre le Paal et ses dix-huit exceptions, les chem toar, les faux féminins, les faux masculins mais seulement au pluriel (pas de parallèle avec les hommes, non, non)…

Je parle pourtant plutôt bien, je suis capable de discuter avec des amis, de me disputer au téléphone avec ma compagnie de téléphone, et même de suivre un film sans sous-titres. Mais ce n’est pas encore « Chotef », c’est-à-dire courant.

Je me souviens de mes débuts en anglais, à Tel-Aviv, perdue dans un immeuble rempli de touristes américains. J’étais à l’époque éprise d’un jeune homme qui jouait le chaud et le froid, me rendant littéralement hystérique, ou presque, car je ne l’avouerai jamais officiellement. Je l’avais croisé un soir, j’étais survoltée, on avait pu discuter dix minutes. Il était parti avec un « talk to you later », littéralement « je te parlerai plus tard », ou du moins ce que moi j’avais voulu comprendre dans mes délires de midinette.

Oyé, oyé, riez bien : j’ai passé des heures (oui, des heures !) à attendre qu’il revienne, sûre que son « Talk to you later » signifiait qu’il avait la ferme intention de revenir discuter avec moi…Me voyant errer dans le couloir, ma copine M. m’interroge : « Ah oui, mais c’est génial ! Ah, je suis contente pour toi ! Et il t’a dit quoi au fait ? »

Ben « Talk to you later, il va revenir me voir quoi ».

Petit regard gêné, puis énorme fou rire incontrôlé de sa part. Suivi du mien, une fois intégrée la cruelle réalité : cette expression signifiait simplement un ciao, à plus, à bientôt. Ô rage, ô désespoir.

Perdue au milieu de toutes ces réflexions babéliennes, je me promène aujourd’hui au Dizengoff center, le grand centre commercial de Tel-Aviv. Je croise à la pharmacie R., ancien voisin, lors de ma première et courte expérience israélienne, celle du « Talk to you later ». On fait la queue ensemble, on commence par des banalités. Je lui demande comment ça va, il rigole, me montre la boîte de préservatifs qu’il tient dans ses mains. Ca a l’air d’aller.

On enchaine sur d’autres banalités et puis vient LA question : tu deviens quoi professionnellement ? Hein dis, dis, dis… tu deviens quoi ? Lui démarre un projet de recherches. Et moi, moi…Oh moi, tu sais, je suis dans une phase de « transition ».

Je laisse échapper mes angoisses débordantes, l’hébreu, les équivalences, le ras-le-bol des exams, des études, des carcans parentaux et sociétaux. De ceux-là même qui m’étouffaient, qui m’empêchaient de me poser la réelle question. De ceux que j’ai fui et qui reviennent, parfois, toujours, puis qui repartent. Des craintes de décevoir les uns et les autres. De l’obligation de décider de mon orientation à l’Université alors que j’avais 16 ans et des angoisses adolescentes plein la tête. De mes ambitions, de la diplomatie, de la criminologie, du droit pénal, de cette quête inlassable de comprendre l’humain et de ce qu’il revêt de pire et de meilleur en lui.

Il rigole encore. Ah, mais figure toi que tu n’es pas la seule. On est tous passé par là. Allez viens, on va prendre un café, ça va aller.

C’était un de ces matins un peu compliqués, un de ces matins où j’en avais un peu marre de tout, de ma décision de quitter mon ancien emploi pour travailler comme serveuse afin de progresser plus vite en hébreu, des douze heures supplémentaires de cours par semaine, des devoirs, de l’apprentissage de cette langue dans la douleur. De mon projet au Ministère, suspendu à mes progrès linguistiques et à la rédaction d’un mémoire supposé « original » en droit pénal international. Et en hébreu s’il vous plait.

On sort du centre commercial, direction la rue Allenby. Quand soudain retentissent des sirènes de police en tous genres. Plusieurs voitures « officielles » se mettent en travers de la circulation pour la bloquer. Un policier prend un haut-parleur mais c’est difficile de traduire car il parle vite et il y a de l’écho. On comprend tout de même qu’il ne faut pas continuer dans cette direction, qu’on doit rebrousser chemin. Les gens s’arrêtent, se regroupent. On décide donc de bifurquer vers le parc.

Je suis rassurée, « il » dort tranquillement à la maison. Pas besoin de l’appeler pour vérifier qu’il va bien.

On s’assoit sur un banc, vert. Reviennent furtivement des bribes de souvenirs, le jardin du Luxembourg, le quartier Latin, Assas, la Sorbonne, le Columbus café, la bibliothèque Sainte-Géneviève, les copains. C’est tellement loin.

Un énorme BOUM retentit, visiblement un colis piégé. Encore un étourdi qui a oublié son sac, ou du moins c’est ce qu’on espère tous sans le dire. Machinalement, je regarde quand même sur internet pour vérifier. Pas d’attentat, c’est officiel.

On peut continuer.

R. veut me rassurer, souligne qu’à son arrivée aussi, c’était très dur. Il a participé à un programme spécial d’insertion professionnelle qui l’avait beaucoup aidé. Il me fait parler, de tout. Des raisons qui m’ont amenée ici, de mon sionisme, de ma vie amoureuse, de mon passé professionnel, de mes idéaux, de mes peurs, de l’hébreu.

Je me prête au jeu, ça me fait du bien d’exposer tout ça, de mettre un peu d’ordre et d’être écoutée par quelqu’un qui a lui aussi écumé le même quartier latin, affronté ce même élitisme si français.

La conclusion tombe, comme un couperet. Ton salut, c’est l’hébreu.

Cela me rappelle le livre que mon amie E. m’avait offert pour mon grand départ : « J’apprends l’hébreu », de Denis Lachaud. C’est l’histoire d’un ado perturbé par les différentes mutations de son père. Il vient de déménager en Israël et doit affronter un énième langage. Peu à peu, il brise son autisme et interroge les israéliens dans toute leur diversité, les rescapés d’Europe de l’Est et des pays arabes, les jeunes nés ici issus de parents et grands-parents eux-mêmes nés ici, les nouveaux arrivants… Patiemment, avec cette même fragilité qui l’habite et qui le rapproche de ses « cobayes », il creuse le lien entre la langue et les hommes, entre la langue et le territoire.

Résonne alors cette assertion souvent répétée par mon père : on n’habite pas un pays, on habite une langue. La langue fait la nation. Israël, qui a dû faire face au défi de l’unité au moment de sa création, en est l’exemple absolu. Cette unité s’est faite par l’hébreu modernisé. Ce ne sera pas une deuxième Amérique miniature ou un deuxième Babel. Parle hébreu ou résigne-toi à ne jamais faire complètement partie de ce pays.

Et me revient finalement une conversation d’il y a presque trois ans avec mon cousin Ron, pur sabra. « Le pouvoir c’est la langue ».

Babel, Babel… je t’aurai.



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