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Katakali : Darmaputra, l'homme condamé par le destin aux affres du remords ...

Publié le 06 avril 2013 par Asiemute

Incredible India !! Parce que dans ma vie, vous vous en doutez bien (même si le  titre du blog le dément), il n'y a pas que le Japon ...

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Je m'assis devant la lampe. Gopi avait ouvert le coffret à maquillage. Je pris une profonde inspiration. Un mélange d'odeurs imprégnait la salle de classe : des effluves rances de transpiration, l'amidon des uniformes, le savon bon marché et l'huile de coco, l'ennui et la fatigue. L'odeur de générations d'écoliers m'envahit les narines. Je vis Aashan se transformer en Dharmaputra grâce aux soins de Gopi. Ensuite, ce serait mon tour.

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J'achevai de tracer les grands traits de mon visage. Puis, je m'allongeai aux pieds de Gopi tandis qu'il oeuvrait à mon maquillage. J'étais préoccupé par la soirée à venir. Ma famille serait là. Resteraient-ils jusqu'à ce que j'apparaisse sur scène ? J'en doutais. Ni Mani ni Babu n'en auraient la patience ou l'envie. Amma se fatiguait vite et Achan ne la laisserait pas rentrer seule. Il y avait des chances qu'ils ne voient jamais mon Dharmaputra.

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Cela comptait-il à mes yeux ? Cela devrait-il compter ? Je repensais aux paroles d'Aashan. J'étais un artiste et non un simple interprète. Seuls les interprètes se souciaient de l'approbation du public. Pourtant ...

Gopi était en train de poser le chutti, la barbe de papier dont la blancheur encadrerait le visage du personnage que j'allais devenir.

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Les couleurs attendaient. La mannayola jaune, broyé en pâte avec l'huile de coco et le blanc de zinc. Mélangé à l'indigo, il deviendrait vert, couleur de mon visage. Je complétai mon maquillage et Gopi m'aida à enfiler mon costume. Je sentais chacun des soixante-quatre noeuds qui s'y rattachaient.

Le melappadam avait depuis longtemps cessé de retentir. La première partie de la soirée avait commencé.

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Je pris la boîte de graines chundappu. J'avais moi-même cueilli les fleurs violettes qui envahissaient les jardins de l'institut. Sur le pistil, il y avait de minuscules graines de couleur sombre. Je les avais frottées dans mes mains jusqu'à ce qu'elles noircissent puis les avais fait sécher au soleil. Je les conservais dans un petit pot de ghee. Je les présentai à Aashan. Ses yeux étaient déjà injectés de sang mais il prit deux graines. Nul n'osait se dispenser de ce rituel. Je m'éloignai dans un coin calme de la pièce où se trouvaient une toile d'araignée et un tabouret. Je m'y assis et contemplai l'araignée. Je quittai les méandres de mon quotidien et échappai à mon enveloppe corporelle.

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Puis je pris une graine et l'insérai au creux de ma paupière inférieure. Elle reposait là tel un bébé à l'étroit qui laisserait échapper des hurlements écarlates, répendant une colère qui empourprerait le blanc de mes yeux. C'était ce qui permettait à la pupille de montrer ses prouesses, et à l'homme de mieux devenir le personnage.

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Ca piquait, comme toujours. Mais la graine ne se baladait plus dans mes yeux comme autrefois. Je les fermai et tournai le regard à droite et à gauche. Quand je les rouvris, ils commençaient déjà à se teinter de rouge.

C'était le moment de mettre ma couronne. Je cesserais alors d'être Koman pour devenir Dharmaputra. Le roi qui avait perdu son royaume au jeu et contraint ses frères et leurs femmes à l'exil. L'époux qui avait entraîné Panchali, sa femme adorée, sous les vents d'été et le soleil brûlant, lui volant jeunesse, confort et bonheur. L'homme condamné par le destin aux affres du remords.

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Le chant du premier padam parvenait à mes oreilles : Baale kel ne ... Jeune dame, écoute moi.

Aashan serait Dharmaputra rongé par le chagrin et les remords, en proie à un tumulte d'émotions contradictoires.

Quand je deviendrais Dharmaputra, je serais celui qui incite Krishna à la colère, mais que les remords assaillent quand ce dernier décide d'éliminer mes ennemis. Car mes ennemis ne sont pas les siens. Ma destinée n'est pas la sienne. Comment pourrais-je le laisser faire ?

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Je plaçai la couronne sur ma tête et me sentis ployer sous le fardeau de l'âme de Dharmaputra. Fils du devoir, je pouvais laisser le mal l'emporter, fût-ce à mon avantage. Je chaussai les griffes d'argent aux doigts de la main gauche. L'anneau d'acier enserrait la première phalange de chaque doigt, soulignant chacun de mes gestes.

Il serait bientôt temps pour moi d'entrer en scène.


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Extrait de "Les Neuf Visages du coeur" d'Anita NAIR

Photo : spectacle de Kathakali à Cochin (Inde du Sud) en janvier 2011


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