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Quelqu'un d'autre

Publié le 05 avril 2008 par Isabelle Debruys

Je vous vois sous la douche. Je vous vois sur le lit. Mes mains me démangent mais je ne bronche pas. C’est pire qu’en photo, il m’avait prévenue. J’ai le ventre en vrac, je ne peux pas bouger d’un pouce. Je reste là, à regarder, mes pensées déboulent dans un désordre total. Avocat, la maison, faire les cartons. Je repense au tout début, à ma phrase définitive qui l’avait laissé dubitatif. Au fond, je le savais, qu’il le ferait à un moment ou à un autre. Le plus tard possible, me disais-je, et faites que je ne le sache pas.

Il lui touche une épaule, remonte vers sa joue, s’égare distraitement sur son cou. Elle porte une petite chaîne, elle a une jolie peau. Ses cheveux encore mouillés sont en bataille, les draps sont tout froissés. Que va-t-il me dire en rentrant ?

Rien, il ne va rien me dire. Il va sourire en disant « c’est moi ! » d’un air jovial, il va nous servir un verre, soupirer « je suis vanné ! » en se laissant tomber dans le canapé et proposer qu’on commande au Chinois. Ses mains vont toucher mon verre, la bouteille, le bouchon, revenir sur mon verre qu’il va me tendre, effleurer mes doigts même, et moi je vais sourire aussi, prendre le verre et y poser mes lèvres. Sur ces lèvres-là, il va poser les siennes, plus tard, dans le lit, au moment de dormir. Sa main va peut-être effleurer ma hanche, la caresser un instant, puis retomber.

Il est appuyé sur un coude, il lui parle. Peut-être dit-il, d’une voix basse et troublante, qu’il adore prendre des douches avec elle. Il s’ébroue comme un jeune chien. Elle est couchée sur le côté, ses courbes sont belles, elle ressemble à une bouteille parfaite et lisse, comme dans les publicités. Elle tend une main et joue du bout des doigts avec les poils, puis elle se penche et dépose un baiser sur son sexe. Il est tout rond au bout, très beau, le plus beau sexe que j’aie jamais vu, même si je n’en ai pas vu une quantité invraisemblable. Depuis la fac, je me suis assagie. Je l’ai rencontré, très simplement, par des amis communs, et voilà : il n’y avait plus que son sexe à lui, et son sexe à lui me plaisait beaucoup. Je lui disais : « tu es un très bon amant… ». Pas pour le rassurer, je le pensais. Il était attentif à chacun de mes soupirs, de mes mouvements, de mes moindres cris.

Pourquoi dire « était » ? Il l’est toujours, je le vois bien, presque en face de moi, grossi par les jumelles. Le rideau de la chambre est même ouvert en grand, toute la lumière du soleil entre et éclaire leurs ébats passionnés. Lui a-t-il dit qu’il est marié ? Elle est jeune, belle, mais il lui dit de ne rien attendre. Ce n’était pas prémédité, c’est accidentel. Une attraction irrépressible qui n’a rien à voir avec moi. Il m’aime toujours, cela ne change rien. Il le lui dit : « j’aime ma femme », avant d’engouffrer son nez dans ses seins doux et rebondis.

Je pose les jumelles un instant. Envahie de lassitude je me demande soudain ce que je fais là. Je ne pense pas faire la même chose, je n’en ai pas envie. Cela n’a pas de sens, un autre homme, cela ne me soulagerait pas. Je repense à mes mots du début : « jamais je ne resterai avec un homme qui a trompé ». Tromper, c’est comme tout ce qu’on aime : il suffit d’une fois. C’est comme un tatouage, une marque qui ne part pas, un appel qui reviendra à coup sûr.

On peut dire ce qu’on veut, dire, par exemple, que l’infidélité est le signe d’une faille. C’est un peu la faute du trompé, en somme. Mais là, non. Si on le lui demandait, il dirait : cela n’a rien à voir avec elle. « Faites-vous encore l’amour ? ».

Oui, nous faisons encore l’amour. C’est l’une des premières questions de la psy. Je ne sais pas pourquoi j’ai filé voir une psy à peine sortie de cet hôtel. Rendez-vous en urgence, et devant elle, je me sens ridicule. Je la regarde comme si elle avait les clefs et toutes les réponses, car mon cerveau ne fonctionne plus. Elle note quelque chose dans un carnet, me demande depuis combien de temps je le sais, si cela dure depuis longtemps. D’après le détective, trois mois. « Vous avez engagé un détective ? ». Je baisse la tête. Quand il m’a tendu les photos aussi, j’ai baissé la tête. Il semblait indifférent, ne me regardait pas dans les yeux. Il m’a dit « ils sont à l’hôtel », m’en a donné le nom, m’a rattrapée par l’épaule et tendu les jumelles : « Allez au Saint Maurice, chambre 28, vous serez en face de la leur ».

En effet, j’étais en face. Je voyais le lit, la table de nuit, une porte entrouverte qui devait être la salle de bain. Ils sont allongés l’un contre l’autre, tellement entrelacés que je ne vois plus que l’amas d’un seul corps enchevêtré. Je replace les jumelles devant mes yeux, me concentre sur les jambes, reconnais les siennes, avec les poils qui s’arrêtent net à la cheville, c’est bien lui…

« Il faut que je voie un avocat ? ». Elle sourirait si je n’étais pas prête à me briser en morceaux. « Commencez par aller lui parler à lui ». Mais que vais-je lui dire ? Il sera sur le canapé, son verre à la main, affalé et satisfait d’être au bout d’une belle journée, et moi je poserai mon verre sur la petite table en verre face à lui, et je lui dirai quoi ?

Je suis incapable de le quitter toute seule. Il me faut des gens, la psy, un avocat, un juge, il faut qu’on me dise, voilà, il va habiter ailleurs, vous verser une pension alimentaire, vous ne le verrez plus, reprenez une nouvelle vie, bonne chance madame.

Il se lève lentement, à regret, elle le regarde s’habiller en souriant, voudrait bien le retenir, attrape sa chemise pour l’attirer à elle mais il se dégage en riant : je l’attends.

Alors je bondis de la chambre, je cours dans la rue mais je m’arrête bientôt. Il n’est que quinze heures, il ne rentre pas avant sept heures ce soir.

« Comment vous sentez-vous ? ».

C’est le problème : je ne sais pas. Mes mains sont croisées sagement sur mes genoux, je dois ressembler à une communiante. Je triture ma bague, mon alliance, je me raccroche au symbole, plus je la tourne plus je me sens protégée. Cela ne s’enlève pas comme cela, un cercle. Un cercle, ça vous entoure, ça vous tient bien au centre, ça vous empêche de vous éloigner.

« Je vous prescris un calmant, au cas où ».

Au cas où quoi ? Je serais brusquement prise par l’envie de lui planter une baguette de Chinois dans l’œil ?

Il est rentré à sept heures cinq. Je me suis avancée vers lui et me suis serrée contre lui. Sa bouche est contre mon oreille, je sens l’air chaud léger de sa respiration ; puis ses mains serrent mes bras et me détachent lentement de lui. Il me regarde droit dans les yeux, avec beaucoup de douceur. Je lui souris, j’essaie, en tous les cas, de lui dire que je l’aime. Il me caresse le visage du dos du doigt, je porte ce doigt à mes lèvres, ouvre sa main, y love ma joue.

« Anna… »

Encore et encore, je colle ma joue au creux de sa main, encore et encore j’efface les images, j’oublie.

« Ne dis rien… »


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