Magazine Journal intime

Le passage 8

Par Emia

8. J’avais opté ce matin pour une excursion en ferry-boat à l’île d’Enigma, où l’on peut encore visiter d’antiques grottes sculptées, vestiges de croyances et de rites pratiqués en des temps reculés. Depuis le bateau je regardais s’éloigner la Porte Céleste. Imperceptiblement, le rivage se creusait, gagné par les eaux grises de la Mer d’Omphale.

Kalamares s’étendait sous un ciel incolore. C’était alors une longue frange d’immeubles grisâtres piquée de tours de verre et de métal, d’entrepôts et de grues, de palmiers et de rochers. Dans la baie, des bateaux à gros tonnage étaient ancrés à proximité d’îlots rocailleux, reliés entre eux par des conduits qui couraient comme des échelles horizontales au-dessus de l’eau. Nous glissions parmi ces installations disparates en vrombissant, ballottés par les vagues qui venaient du large. On bavardait ; des enfants se hélaient ; l’air froissait les costumes étincelants. Les femmes empêchaient leur showshow* de glisser en maintenant un pan serré entre leurs lèvres, tandis que les hommes, figés et placides, regardaient s’approcher Enigma, enveloppée de lambeaux de brume aux reflets ocre.

Pour débarquer nous dûmes traverser un ferry semblable au nôtre, amarré à un ponton menant à une plage de sable gris. Plus loin, là où la marée avait mis à nu le fond boueux, une demi-douzaine de cotres échoués sur le flanc, telles d’énormes bêtes, se faisaient récurer la panse par une foule de travailleurs enfoncés jusqu’aux genoux dans une vase noire. Çà et là, des feux brûlaient dans des tonneaux ; une fumée dense s’en élevait et s’enroulait autour des hommes. Certains martelaient les coques qui rendaient un bruit métallique, d’autres manipulaient des perches à l’extrémité desquelles était fixé un outil, un pinceau, une truelle. De ce chantier appesanti par la vase goudronneuse montait un bruit de tocsin qui me faisait oublier l’idée que je m’étais faite de la mer et de ses îles : la vision des navires chavirés ne me rappelait en rien ce que j’avais vécu jusqu’à là, hormis le désarroi éprouvé près de la Porte Céleste.

Dans la chaleur grasse qui me faisait suer, précédée par le groupe de touristes, je longeai des cabanons chamarrés d’affiches publicitaires et de fanions multicolores, puis je grimpai les marches menant au sanctuaire. Les flancs de la colline étaient envahis par une végétation luxuriante ; le ciel et la mer avaient disparu. Des chèvres noires bondissaient parmi les pierres, suivis de chiens féroces entre eux, craintifs à notre égard. Lorsque nous débouchâmes sur une aire sablonneuse, la meute jappante commença de se battre pour des restes de pique-nique ; et puis, d’un coup, ils ont disparu dans les fourrés.

J’avançais entre d’énormes rochers qui se resserraient progressivement, jusqu’à former un étroit passage. Ce couloir menait à une esplanade cerclée de pentes rocheuses criblées à leur pied de trous béants : les fameuses grottes d’M. Je me rappellai un film que j’étais allé voir en compagnie de Silver : s’apprêtant à explorer ces mêmes grottes, un groupe de touristes pénètre dans une salle où règne une étouffante obscurité. Le guide frotte une allumette pour donner quelque éclaircissement aux dames Arcadiennes présentes, mais la flamme vacillante n’éclaire qu’une multitude de visages anxieux.  Des cris retentissent ; l’agitation suscite un écho inattendu, un chuintement suivi d’un grondement qui semble monter tout droit des limbes. L’une des femmes, impressionnable et oppressée, manque d’en tomber en syncope.

J’avais atteint la première salle, plongée dans un jour terne ; contre le mur du fond, sculptée dans un granit très noir, luit l’effigie de Yâmâ, Déesse des Masques. Sa chevelure, dit-on, a creusé le lit des grands fleuves ; son torse souple a donné corps à la terre parfumée ; le mouvement de son ventre et ses jambes évoquent les ondulations du plaisir ; sa tiare dicte une puissance aimable. Et ses lèvres souriantes se firent parole saturée…  L’espace d’un instant, j’ai réellement cru entendre résonner cette phrase. Je ressentais aussi un besoin d’uriner de plus en plus pressant, impératif à la manière d’une douleur, d’une soif ou d’une nausée. Je revins sur mes pas et quittai l’enceinte rocheuse par le chemin qu’avaient emprunté les chiens. Je m’accroupis dans l’ombre d’un arbrisseau et – pissant – me remémorai un autre rêve :

Je marche sur le chemin de l’école. A quelque distance de là et pour la toute première fois (comme si l’on venait de le planter et qu’il avait poussé trop vite) je remarque un arbuste portant de grandes feuilles chatoyantes, chacune marquée en son centre d’une tache rose et remuante.

Ce n’est rien, me dis-je, ce n’est rien du tout.


* Showshow : Grande pièce d’étoffe légère et transparente dont les phéaciennes se drapent en toute occasion.


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