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Grand Saint – Pierre : Entretien avec Anabell Guerrero

Publié le 12 avril 2013 par Aicasc @aica_sc
Anabell Guerreo Série Totems à la frontière

Anabell Guerreo
Série Totems à la frontière

Dans le cadre du Grand Saint Pierre, dont la conception et la coordination ont été confiées à l’écrivain Patrick Chamoiseau, un appel à projets artistiques a été lancé en fin 2012 par le Parc Naturel Régional de Martinique qui en est le maître d’ouvrage. C’est la toute première étape de nombreux projets d’envergure.

 L’idée est d’amplifier au maximum l’aura internationale de la ville
Afin de marquer l’amorce de cette évolution, des plasticiens ont été invités à créer, à partir de cylindre de bois de mahogany de cinq mètres de long,  trente – deux totems  destinés à l’aménagement provisoire de l’entrée sud du bourg de Saint Pierre.

Les sept lauréats, Claude Cauquil, Yolanda Naranjo, François Piquet, Maure, Laurent Valère, Hervé Beuze, Annabel Guerrero travaillent dans l’ancienne usine Socomor du Morne Rouge.Chacun d’entre eux présentera sa démarche. Cette série d’entretiens s’ouvre avec les réponses d’Anabell Guerrero

Edouard Glissant a écrit en 2006 la préface du catalogue de ton livre Totems, est ce à travers cette rencontre que tu as créé des liens avec la Martinique ?

 Anabell  Guerrero

J’éprouve une grande admiration pour l’œuvre d’Edouard Glissant et pour la profonde humanité et générosité de sa pensée. Je l’ai connu en 1993 à Strasbourg au moment de la fondation du Parlement International des écrivains dont je suis devenue la photographe. Je l’ai souvent photographié à Paris mais aussi à Grenade et au Vénézuela. C’est au cours d’un séjour au Vénézuela à l’été 1996, qu’il avait écrit un autre texte pour une exposition à la Galeria Minotauro à Caracas: L’éclat fixe de ce feu.

C’est en lisant ses livres, que j’ai appris à connaître la Martinique si proche géographiquement de mon pays le Vénézuela. L’œuvre d’Edouard Glissant  agit à la façon de ce rhizome dont il parlait   si souvent ; elle prolonge, sédimente, fertilise l’imaginaire de tant de créateurs qui l’ont accompagné tout au long de sa vie. Cette pensée a également nourri une grande partie de ma production photographique consacrée à la mémoire, à l’exil, aux migrations et à la notion de frontière.

 Tu as exposé pour la première fois en Martinique au Centre culturel de Fonds Saint – Jaques où Suzy Landau alors directrice t’avait invitée , ensuite  deux fois au Cmac Scène nationale de Martinique , Totems en 2006 et Frontières, non limites en 2008.  Tu as été également invitée à présenter  quelques photos de Voix du Monde à la Fondation Clément pour Atlantide Caraïbe.   Tu développes par ailleurs de nombreux projets à la Martinique,  peux- tu les présenter ?

 AG

J’ai conçu pour la Savane à Fort de France l’installation Souvenances: métaphore de la mémoire qui veut rendre  hommage aux héros de la liberté et à leurs résistances au système esclavagiste et colonial. Ce Mémorial souligne par ses dimensions la noblesse et la grandeur humaine des héros de la résistance.

J’ai également développé un projet photographique intitulé Mémoire Obscure : exil imposé dans plusieurs pays de  la région des Caraïbes (Cuba, Martinique, Porto Rico, Venezuela).

Ce projet explore la mémoire occultée de certains pays de la région qui partagent un passé commun d’esclavage.

Actuellement, je participe au projet du Grand Saint Pierre avec la réalisation de Œil Mémoire: neuf  Totems ou photo – sculptures.

Dans l'atelier du Morne Rouge, projet en cours

Dans l’atelier du Morne Rouge, projet en cours

  Y - t – il une relation entre la série de photos Totems et les sculptures-totems que tu crées aujourd’hui pour la ville de Saint – Pierre?

 AG

Dans les deux travaux j’ai utilisé la forme Totem qui est par ailleurs aussi présente dans le Projet Souvenances.

Oeil  Miroir, est une installation constituée de neuf totems entre lesquels le spectateur est invité à  déambuler.  C’est une expérience visuelle qui dialogue et résonne avec l’histoire des habitants de Saint Pierre.

Chaque totem est différent, constitué d’une structure métallique surmontée de la photographie d’un oeil. L’œil regarde vers la nature mais aussi vers la mémoire et l’histoire de Saint Pierre. Il fonctionne comme un miroir qui nous regarde et dans lequel les habitants peuvent se reconnaître, ces yeux nous observent et en même temps ils reflètent  une histoire. Six totems sont habillés par  une  ou deux  photographies transparentes contenues dans des structures qui représentent des hublots de navire, à travers lesquelles on va voir des images de Saint Pierre de 1902 et des images actuelles, mais aussi des images de mains. Les neuf personnages sont installés par groupe de trois, la structure  centrale de chaque groupe de trois  totems est gravée avec des poèmes d’Aimé Césaire et d’Edouard Glissant. 

Dans l'atelier du Morne Rouge, projet en cous

Dans l’atelier du Morne Rouge, projet en cous

 Comment passe t – on de la photographie à la sculpture?

 AG

C’est le même travail photographique qui m’a poussé à utiliser des formes proches de la sculpture. La série Totems, à la frontière réalisée à la frontière du Venezuela et de la Colombie, avait déjà une dimension monumentale. Ces femmes guajiros que j’avais décomposées en trois éléments pour mieux les agrandir  avaient une dimension statutaire. Elles s’élevaient à la frontière du Vénézuela et de la Colombie comme des figures de la résistance, des totems. Cette série est composée de  dix huit images photographiques de femmes Totems, qui se dressent, monumentales, nobles et sobres comme le sont les femmes wayú, verticales et solitaires dans un paysage aride et inaccessible.

Êtres captés  dans leur atemporalité, ce sont les femmes qui assurent la survie, et  qui sont les détentrices de l’héritage et de la tradition de l’ethnie Guajira, l’une des plus importantes et des plus nombreuses des régions septentrionales d’Amérique du Sud.

Le caractère frontal de ces images, l’étroitesse de la superficie qui les contient, l’organisation des lignes de tension noue un drame à l’intérieur de la photographie. Ces images dialoguent avec la sculpture par leur aspect massif et étiré qui déborde le champ visuel. Les cadrages serrés et le procédé de découpage  et de réorganisation de la réalité tend à la rendre démesurée.

 Ce travail a été pour moi  une première tentative de sortir de la photographie en deux dimensions, encadrée et exposée sur un mur. Une mise en espace de la photographie, ces femmes l’exigeaient ; elles se dressaient vraiment. 

Par la suite, j’ai poursuivi cette quête d’une troisième dimension de la photographie au cours d’un projet public pour la Ville d’Evry, Voix du Monde, fruit d’une résidence de création, j’ai tenté de faire le portrait d’une ville, en la « recomposant » à partir de fragments, afin de dessiner une nouvelle identité qui ne fasse pas référence à un seul pays, à une seule nation, ou à un seul état. Mais à une identité plurielle et  multiculturelle… une identité aux frontières.

Ce projet a donné lieu à une proposition d’installation de “photo – sculpture” pour l’espace public, en utilisant de matériaux comme le granit noir et le cuivre.

Ce travail illustre pour moi le concept de mémoire/déplacement. Six polyptiques, cinquante quatre images dans l’espace, comme un drapeau. Voix du monde, c’est une « bannière-monde » qui flotte au vent.

 Peux- tu présenter ton projet sculptural créé pour la Savane?

 AG

Pour la ville de Fort de France, j’ai proposé le projet sculptural Souvenances, installation constituée de deux totems bidimensionnels réalisés en granit noir poli dans lesquels seront gravées au laser des photographies en noir et blanc. Sur le premier totem, il y aura deux photographies au recto, des visages de la Martinique ; la partie postérieure de ce totem est réalisée en acier inox sur laquelle seront inscrits les noms d’esclaves, rebelles, insurgés, ainsi que les dates des luttes collectives et des insurrections, hommage aux héros de la liberté. Cette structure en inox fonctionne aussi comme un miroir qui reflète un deuxième totem en granit noir dans lequel il y a au recto un portrait en diptyque d’une femme qui représente l’Afrique en tant que terre-mère. À travers ce portrait, on veut signifier la mémoire de cette Afrique qui persiste dans l’exil : dans les cales des navires négriers, les africains ont emmené avec eux le souvenir des contes et des mythes, des rythmes et des tambours, des danses et des transes, leur âge d’or lorsque l’homme d’Afrique était fier et fort…

 Sur quels projets photographiques travailles tu aujourd’hui?

AG

J’ai plusieurs projets: Memoire Obscure, une partie de ce projet a eté  déjà exposé à Paris: La Ville des Colonnes (Cuba), Cité Fragile (Venezuela). Mais je compte réaliser une nouvelle exposition du travail déjà fait sur la Martinique et Porto Rico. Un autre projet en cours; Le tremblement du temps qui développe le concept mouvement déplacement et veut transmettre l’idée de la dérive des continents qui s’imbriqueraient les uns dans les autres, à travers le flux migratoire de ses populations, en redessinant  les cartes du monde. Dans cette installation je travaille le mouvement mécanique et le mouvement cinétique.


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