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A la poursuite du soleil couchant

Publié le 29 novembre 2006 par Fraubert

A LA POURSUITE

DU SOLEIL COUCHANT

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De La Rochelle à Pointe-à-Pitre à la voile

François et Sophie AUBERT

Janvier 1997

 

A Maman, qui a su comprendre et accepter notre départ,

à Mathilde et Agathe qui l'auront sans doute soutenue dans l'attente.

A tous ceux qui ont bien voulu croire en notre "petite folie".

Livre de bord tenu en temps réel.

Les textes en caractères normaux sont écrits par Sophie, ceux en italiques, par François.


            Vendredi 20 Décembre 1996. 12h30. "Allô, Monsieur Aubert. J'ai une mauvaise nouvelle pour vous. Le bateau à bord duquel nous devions effectuer la traversée de l'Atlantique n'est pas prêt. Nous ne partons pas !"

            Tel fut le message de Philippe Soufflet, le skipper qui nous avait offert à Sophie et à moi de réaliser notre rêve. Cela ne faisait qu'une semaine que j'avais appris que ma candidature était retenue pour un convoyage de bateau de France vers les Antilles. Pour des questions de temps, initialement, j'envisageais de rejoindre aux Canaries pour n'effectuer que la portion Canaries-Antilles. Mais ce skipper faisait la traversée sans escale ! A prendre ou à laisser. J'ai pris. (Depuis deux ans que j'attendais ... !)

            Un quart d'heure plus tard, nouveau coup de téléphone. On nous offrait une nouvelle et dernière chance de partir mais le départ était prévu pour le 24 Décembre. Malgré la surcharge de travail prévisible à la pharmacie en cette période, Jean-Pierre, mon associé me donna immédiatement son accord. Catherine en bonne diplomate, arriva à négocier un report du départ au 25 Décembre pour préserver le Noël en famille.

            Notre nouveau skipper s'appelle Guy Vincent. Nous partirons sur un Catamaran (plus petit que le premier prévu). Catherine téléphone à Sophie qui est à Paris pour lui annoncer ces changements. Entretien difficile entre la mère et la fille qui s'effondre en larmes en apprenant la nouvelle date de départ et donc l'annulation du réveillon du 1er Janvier qu'elle projetait de faire avec ses amis.

            Dans l'après-midi, panique de Catherine alors qu'on venait d'effectuer la veille les réservations de billets d'avion pour le retour : "François, est-ce que ce convoyage a aussi pour destination La Guadeloupe ?". Elle appelle La Rochelle, et après un suspense interminable, la réponse vient comme un soulagement : Pointe-à-Pitre.

            En quelques heures, bonjour les poussées d'adrénaline !

            Surmontant la grande déprime qui l'envahit, Catherine va passer ses heures et ses soirées à préparer nos bagages, mettre au point les formalités de toutes sortes et annoncer la nouvelle dans nos familles qui, par ménagement, avaient étaient tenues au secret depuis deux ans, temps que rien de concret n'avait pris corps.

            Puis report inattendu et de durée indéterminée dont le suspense durera 24 heures pour cause de météo défavorable dans le Golfe de Gascogne. Nous passons Noël à Vendôme, sous la neige, le verglas et une température de moins six degrés. Cela faisait longtemps que nous n'avions pas eu la neige à Noël.

Jeudi 26 Décembre  1996 (1er jour) 

            Le lendemain de Noël, Jeudi 26 Décembre à 7h du matin, nous quittons Vineuil avec toute la famille pour La Rochelle. A 11h nous faisons connaissance de notre skipper (Guy Vincent) et du catamaran (Dufour Nautitech 435 Pro) à bord duquel nous allons vivre environ un mois.

            Le nom de notre bateau est "Persée" !!! (sic)

            Après installation et visite des principaux organes de Persée, nous déjeunons avec le second qui se prénomme également Guy. Cela va être d'un pratique pour donner des ordres ! Guy est un jeune de 29 ans qui a déjà bourlingué partout en bateau-stop notamment et a parcouru à pied l'Amérique du nord et l'Amérique du sud, du Canada au cap Horn. Depuis l'âge de 17 ans, il n'a pas dû passer plus de six mois au total dans sa famille. Il vient juste de se faire voler tout son paquetage dans sa voiture. Avec Catherine nous essayons de partager nos vêtements superflus avec lui .

            Au retour du déjeuner vers 13h30, on comprend vite qu'il faut nous dépêcher de nous équiper, pour ne pas partir trop tard. Et voilà qu'on commence notre harnachement avec polaires, pantalon de survêtement, pantalon de ciré, bottes, veste de quart, etc.

            Là les pincements au coeur commencent car il est déjà l'heure de nous séparer de Maman, Madou et Agathe. Les salutations sont brèves, mais tellement intenses... Ça me rassure de savoir que Maman n'est pas la seule à subir une telle séparation : Il y a avec elle la femme de Michel, celle de Guy et une amie de l'autre Guy.

            Après avoir tourné le cata dans le sens de la marche, largage des amarres à 14h40. Sortie du port en douceur sous un soleil magnifique accompagnant un froid spectaculaire, ce qui est plutôt original. Malgré le soleil, les pontons sont toujours blancs de givre.

            Quand Guy et Michel commencent à hisser la GV, une pluie de projectiles glacés s'abat sur nous : les glaçons formés dans la GV quand celle-ci était affalée !

            La mer est calme, mais on prend d'emblée un ris dans la GV, en prévision du vent qui forcira pour la nuit.

            On aperçoit Maman , Gatoune et Madou ainsi que les autres accompagnatrices sur la jetée, et nos dernières correspondances avec elles auront été des grands signes de la main, banals, mais qui voudront toutefois témoigner de tout ce qu'on a sur le coeur dans un moment comme celui-ci : un mélange de joie, de peine, d'inquiétude et de fierté, sans trop savoir le sentiment qui domine réellement.

            Position de départ 46°08 N, 1°10 W, la longue route commence tout juste, sous ce beau soleil de Décembre. Le vent est assez favorable et nous atteindrons jusqu'à 10 noeuds de vitesse.

            La nuit tombe à 18h, et là le froid nous prend de plus en plus. Nous établissons un contact radio avec Ti-Madras, un catamaran similaire au notre, parti du port juste quelques minutes avant nous avec 5 personnes à son bord, et que nous apercevons encore devant. On apprend également que Saoufé, monocoque, est parti de La Rochelle à 17h30, et qu'il nous suit quelques dizaines de milles derrière. Nous ne pouvons pas le voir.

            Je barre environ une heure en fin d'après-midi pour m'habituer au bateau avant la nuit. Avec Papa on se demande si Maman aura fait une escale dans la région avant de repartir ou s'il elle aura directement pris le chemin du retour.

            Pour le dîner, soupe d'asperges en sachet, et riz cuisiné avec des morceaux de jambon, préparé par Michel. En restant à l'intérieur du bateau pendant le dîner, Papa et moi avons mal au coeur car ça commence à secouer sérieusement, et la différence entre la température intérieure et extérieure est très importante.

            Les quarts commencent à 21h (heure française), avec Guy (le second skipper). Je reste discuter avec lui à l'extérieur pendant une heure pour essayer de faire passer le mal de mer, puis je rentre me réchauffer pendant la deuxième heure de son quart. Pendant ce temps Papa s'est couché après avoir pris un Primperan, et essaye de dormir. Là, ne dites surtout pas qu'un catamaran ne remue pas ou ne secoue pas, parce que la première nuit aura suffi à démontrer tout le contraire : les paquets de mers passés sous une des coques viennent se fracasser sous la partie centrale dans un grand bruit, faisant de plus grincer admirablement les nombreux parquets tout neufs du bateau, sans compter le bruit des vagues qui glissent le long des coques extérieures, ou qui s'éclatent contre celles-ci...

            J'entame mon premier quart avec Guy 1 à 23h,  jusqu'à 1h. Au début , on fait appel à l'autre Guy pour empanner en virant de bord car nous partions trop au Nord. La lune s'est levée quelques heures après le coucher du soleil, laissant apparaître une belle nuit étoilée au dessus de l'immensité humide et quasi irréelle de l'Océan.

            Papa poursuit avec Michel par une mer plus agitée, entre 1h15 et 4h. J'essaie de dormir mais dans la cabine il fait trop froid et il y a vraiment trop de bruits peu communs, ce qui me poussera à aller essayer de dormir dans le carré, assise sur la banquette, la tête couchée sur la table (ensuite Guy 1 me proposera de prendre sa place, allongée sur la banquette avec son duvet, et le sommeil viendra plus facilement... quoique)

            Papa retourne se coucher dans la cabine. Cette nuit, il y a eu toutes sortes de vents et d'états de la mer. Il fait très froid et on a du mal à s'endormir en grelottant, malgré notre super combinaison intégrale hyper chaude "cul de ... " (chut ! il ne faut pas prononcer ce mot sur un bateau) - toutefois bien pratique pour aller aux toilettes je le reconnais, mais guère esthétique il faut bien l'avouer - , une polaire, un tee-shirt, une écharpe deux paires de chaussettes, un gros duvet, une couverture et quelques thés chauds (même Papa a volontiers accepté d'en boire un).

            En fait, on m'a montré sur la carte qu'après avoir dépassé le Plateau de Rochebonne (sorte de grand band de sable à éviter au large de La Rochelle), nous avons franchi la ligne continentale de fonds, ce qui signifie que nous sommes passés des hauts fonds côtiers de quelques centaines de mètres au maximum, aux bas fonds de l'Océan, soit entre 2000 et 5000 mètres de fonds suivant les endroits, et dans lesquels nous allons pratiquement toujours naviguer. C'est normal que ce passage provoque quelques perturbations dans l'état de la mer... Et c'est quand même impressionnant de se dire que sous nos "flotteurs de bateau" (au lieu de pieds ! ), il y a plusieurs kilomètres de profondeur d'eau habités par je ne sais combien d'espèces animales et végétales toutes aussi surprenantes les unes  que les autres, et dont la découverte quasi quotidienne ne suffira jamais à satisfaire ma curiosité.

Vendredi 27 Décembre 1996    (2ème jour)

            Le soleil s'est levé péniblement derrière une grosse couche grise à 8h30, et c'est bon de savoir qu'il va sans doute nous accompagner toute la journée pour combler un peu le froid persistant.

            Position à 9h50 : 45°38 N, 4°00W ; nous avons dépassé les 100 milles cette nuit (tout en sachant qu'il y en a près de 4200 à parcourir pour atteindre l'autre côté de l'Atlantique).

            Matinée tranquille, on se relaie à la barre. Je retourne me coucher pour une heure dans la cabine (de jour, les bruits stressants et incertains alors amplifiés par l'appréhension de la nuit prennent un tout autre aspect : ce ne sont que des bruits et non des signes pouvant provoquer telle ou telle inquiétude).

            Déjeuner : terrine de canard préparée par le père de Guy 2 avant son départ, et dont nous n'avons fait qu'une bouchée, purée préparée par Papa et rehaussée par des lardons et des oignons revenus à la poêle, selon l'idée de Guy 2. Ensuite chacun essaie de rattraper un peu sa mauvaise nuit par une sieste. J'en profite pour rajouter quelques lignes à ce journal.

            Vers 15h45, je vais rejoindre Papa dehors. Persée navigue maintenant sous pilote automatique. Il fait beau, le ciel est bien dégagé mais il fait froid et la mer gagne de l'agitation. Coucher du soleil à 17h45. Les autres se lèvent. Guy 1 met en marche le moteur pour recharger les batteries, pendant environ 2h.

De temps en temps, contacts radio avec Ti-Madras devant nous (nous ne le voyons plus désormais à l'horizon) et Saoufé derrière.

            Dîner : soupe de cresson instantanée et pâtes avec un mélange de thon , concentré de tomates, oignon, huile d'olive, de notre propre chef, et yaourt. Michel, qui a dormi tout l'après-midi, ne se sent pas très bien et il est un peu barbouillé, comme Papa et moi hier soir.

            Contact radio avec Ti-Madras pour recevoir les bulletins météo que nous n'avons pas réussi à capter : Coup de vent annoncé sur Cap Finisterre, que nous devrions atteindre Dimanche. Cela ne m'enchante guère. Ti-Madras nous informe qu'il fera peut-être une escale à La Corogne pour laisser passer le coup de vent, puis reprendre ensuite. Nous aviserons selon les prochains bulletins météo.

            La lune se lève vers 21h. A minuit, lors du changement de quart entre Michel et Guy 1, prise du deuxième ris dans la GV, sur le conseil de Ti-Madras nous informant que le vent a forci et la mer est plus agitée là où il se trouve actuellement, à quelques milles devant nous. A 1h10, Guy 1 fait appel à Guy 2 pour l'aider à empanner. La mer est agitée, ce qui double le bruit des vagues sur la coque, le grincement des parquets et le "tangage" perpétuel.

Samedi 28 Décembre    (3ème jour)

            On nous a attribué à Papa et moi le quart de 6h à 9h, à faire ensemble (tant mieux). En attendant 6h, on essaie de dormir, mais les bruits sont vraiment très impressionnants. J'ai pris quelque chose pour m'aider à dormir, et Papa vous dira sans doute que j'ai un peu déliré dans mon semi-sommeil, et qu'il s'est bien marré.

            6h moins le quart, Guy 2 vient nous réveiller. Après avoir rapidement superposé toutes les couches de vêtements nécessaires pour lutter contre le froid, nous découvrons une mer houleuse bien agitée, par un vent d'environ 15 à 20 Noeuds, atteignant ensuite jusqu'à 30 Noeuds pendant nos trois heures de quart. Nous resterons donc toujours prudemment attachés avec notre harnais. Avant  que Guy 2 aille se coucher, je prends un thé avec lui. Trop chaud au début, le thé pris à l'extérieur se refroidit rapidement ; j'essaie de finir mon bol en vain : à peine ai-je voulu le terminer que j'ai tiré au coeur et tout donné aux poissons (sans même vraiment avoir eu le temps de me positionner correctement sous le vent... ).

            On a croisé Ti-Madras à l'horizon, qui va essayer de longer la côte espagnole au cas où il lui faudrait s'abriter, tandis que nous remontons au Nord pour essayer de contourner la dépression située sur Cap Finisterre.

            Il fait encore nettement nuit. Seul l'éclat de la lune donne à l'Océan un aspect métallique étonnant par de magnifiques reflets argentés, comme recouvert d'une grande feuille de papier aluminium froissé, constamment en mouvement. Le creux des vagues et l'écume abondante qui se forme quand elles passent sous la coque sont de plus en plus impressionnants, tout en demeurant un spectacle grandiose, auquel nous ne pouvons assister qu'en spectateur prudent et méfiant car la mer nous domine par son immensité et son activité changeante.

            Devant nous, la nuit, la mer sombre et le ciel étoilé. Derrière nous, le petit jour pointe doucement. C'est magnifique. Un magicien semble avoir tendu une toile entre l'eau et la voûte céleste, séparant ainsi les deux décors. La pâle clarté jaune du soleil qui se lève se reflète en rose et mauve du côté de la nuit, dominant peu à peu la luminosité de la lune qui lui fait face. Puis le soleil dessine d'un orange éclatant les contours des nuages cotonneux derrière lesquels il se cache encore, et finit par s'élever paresseusement au dessus des nuées colorées, jetant son reflet éblouissant dans l'eau qui change aussitôt de couleur. Le  matin apparaît, voilé d'une lueur dorée.

            Fin de notre quart vers 9h45, après avoir passé les 300 milles parcourus depuis La Rochelle. Nous prenons un rapide petit déjeuner et allons nous coucher, tandis que Michel prend le relais.

            Cette nuit Sophie, qui avait enfin dû trouver un peu de sommeil, se réveille en me disant : "J'ai entendu de nouvelles personnes à bord" ! J'ai cru qu'elle voulait blaguer mais non, elle était très sérieuse. Je lui réponds que ce sont deux personnes qui faisaient du stop au milieu du Golfe de Gascogne et que nous avons invitées à bord, nous les descendrons à la prochaine gare ! En fait je pense que c'est une communication VHF qui l'a perturbée dans son sommeil.

            Après déjeuner, j'ai barré en compagnie de Sophie. Le vent force 7 nous a obligés à enrouler complètement le Génois. Nous ne voguons plus que sous Grand-Voile diminuée de deux ris. La mer bouillonne dans tous les sens. Nous sommes violemment secoués mais c'est très beau. Des montagnes d'eau sombre coiffées d'une lame bleu limpide transparent et d'un chapeau d'écume cherchent à nous rejoindre par l'arrière. A leur contact Persée se soulève sur plusieurs mètres et, quelques instants, nous dominons tout l'Océan. L'instant d'après, le bateau replonge, proue en avant, dans le grand creux laissé par le passage de la houle. Bien sûr des fois nous nous faisons éclabousser, mais tenir la barre dans ces conditions est assez grisant, surtout que le vent pousse des pointes à 35 noeuds.

            Pendant que je barrais, Sophie en compagnie de Guy 2 qui est venu  nous rejoindre, a vu une baleine (ou un globicéphale). Trop occupé à conserver mon cap, je n'ai hélas pas pu l'observer.

            C'est aussi après le déjeuner qu'on a empanné pour ne pas trop remonter au Nord mais juste suffisamment pour contourner la dépression sur Cap Finisterre (pointe Nord Ouest de l'Espagne).

            Je regarde tout autour de moi cette immensité déchaînée comme Papa l'a décrite, et je suis émerveillée. Mais qu'en adviendra-t-il cette nuit, quand les rayons du soleil perçant les nuages laisseront place à la lune dont la clarté sera sans doute diminuée, que je n'aurai comme réponse aux bruits des vagues déferlantes que mon imagination pour savoir ces énormes crêtes tout autour du bateau, surpuissantes. Je ne pourrai plus compenser mon inquiétude en regardant la réelle beauté d'un tel phénomène, cherchant à apercevoir un dauphin ou autre animal marin dans le creux des vagues.

            Cette nuit les conditions de navigation ont été si désastreuses que seuls les hommes expérimentés (les deux Guy et Michel) ont barré. Avec Sophie nous ne pouvions pas dormir pour autant mais nous étions bien contents d'être dispensés de quart.

            A 19h30, prise du troisième ris dans la GV, on enroule le Génois. Pendant la diffusion du bulletin météo, Papa barre. Compte-tenu des mauvaises conditions de la mer qui font que rien ne tient en place dans le carré, nous décidons en guise de dîner de faire chauffer une boîte de petit salé aux lentilles, qui était très bon mais qui aura du mal à passer pour Papa.

            Cette nuit nous ne réussirons pas à dormir : superbes creux d'environ 8 mètres, 30-35 Noeuds de vent, lumières des cargos remontant le rail et se suivant de très près. On se sent bien petit dans un paysage comme celui-ci, au coeur de la dépression. Plusieurs fois Papa et moi regardons le beau spectacle qui nous entoure par le petit hublot latéral de la cabine, et avons "envie de l'ouvrir" pour mieux en profiter, mais ce ne serait pas trop conseillé, avec les vagues qui viennent s'éclater dessus ! A 3h, nous allons faire un tour dans le carré pour voir si tout va bien : Guy 1 est mis à rude épreuve à la barre, Michel dort par terre sous la table, habillé avec ses vêtements de quart trempés, et Guy 2 est assis par terre devant la porte, calé entre deux blocs de placards pour ne pas rouler dans les escaliers, prêt à intervenir. Je me sens totalement inutile devant une telle situation. Autant vous dire que je ne suis pas très rassurée, et je me lamente à voix basse dans mon oreiller à chaque vague faisant un peu plus tanguer ou grincer le bateau. Papa me dit d'arrêter, que de toutes façons on ne peut rien faire, mais je sais qu'il n'est pas très à l'aise non plus. Alors on pense à Maman, Madou et Agathe qui seront rassurées de ne pas nous avoir enviés cette nuit en étant bien au chaud dans leur lit, et qui iront sans doute manger chez Papy et Mamy demain midi. Pour l'instant, c'est nous qui les envions. 

Dimanche 29 Décembre    (4ème jour)

            A 7h Guy 1, épuisé comme les deux autres qui dormaient par terre dans le carré en bottes et cirés, m'a demandé de venir prendre la relève. Je me suis fait de belles frayeurs. Nuit noire, pluie, vent force 8, mer déchaînée, cargos à éviter ... Nous traversions le rail des cargos de Cap Finisterre, un des plus importants en trafic avec ceux de la pointe du Raz, et du Cap Saint Vincent au Sud du Portugal.

            Il est grisant de dévaler du haut d'une vague en piquant vers le bas, à la verticale, sur une longueur supérieure à celle du bateau (13,25 m). On éprouve les mêmes sensations qu'un "shuss" sur une piste de ski.

            A un moment où je n'avais plus le moral, j'ai aperçu un dauphin. C'est curieux comme ces animaux semblent deviner notre pensée et se présentent toujours à nos côtés comme pour nous rassurer. Et ça a marché. J'ai retrouvé du courage jusqu'à la relève.

            Certaines vagues comme celle que je viens d'entendre (7h30) font l'effet d'un coup de tonnerre, sauf que la foudre est ici une grande quantité d'eau salée qui s'abat sur le barreur sans prévenir. Cette fois c'était Papa. Je voudrais sortir aussi pour aller lui tenir compagnie, histoire que le quart soit moins angoissant dans cette nuit noire, mais ça ne me servirais qu'à me faire mouiller, et il vaut mieux économiser les vêtements secs. D'autres vagues, déferlant sous la coque donnent l'impression que Persée accroche sur un tas de gros graviers, faisant un bruit assez irréel en mer.

            Juste avant midi, grosse, grosse frayeur : Une lame a déferlé sur Persée envoyant promener Michel qui barrait et Sophie qui venait de raccrocher la bouée fer à cheval. Le temps que Michel reprenne la maîtrise du bateau, il s'était mis sur un seul flotteur et a bien failli se coucher. Quant à Sophie, elle doit la vie à son harnais de sécurité ! Elle s'est retrouvée sous la filière, pendue au harnais, les bottes dans l'eau. Déjà que nous avions du mal à avoir des vêtements secs, mais là, tout ce qu'elle portait était à tordre. Dans sa chute elle a du heurter un winch car elle se plaint du dos et des côtes.

            La voile est pourtant arisée à trois ris et nous ne portons rien devant (Génois totalement roulé) mais le vent est si fort et la mer si creuse que chaque vague doit être négociée par anticipation. Vivement que l'on quitte cette dépression. Ayant doublé le Cap Finisterre, nous commençons à descendre plus au sud et espérons trouver de meilleures conditions. Personne ne mange, personne ne dort, la fatigue écrase tout le monde.

            Ce midi j'ai en effet eu très peur, après coup. Assise à côté du chariot de Grand Voile, à plus d'un mètre du bord, je me souviens avoir vu un mur d'eau derrière Michel, et puis une vague a déferlé par dessus et a commencé à nous éclabousser. Mais elle a du être rattrapée par une deuxième qui a pris le dessus, car je nais pas eu le temps de réagir que je me suis sentie flotter, transportée par les bruyantes trombes d'eau qui me tombaient dessus. Au moment où je glissais sous la filière tribord et essayais de me rattraper à quelque chose, rattrapant aussi mes lunettes de justesse, je me voyais finir dans l'eau, mais à peine ai-je eu le temps de réaliser que mes bottes étaient déjà dans l'eau, les jambes et le bas du dos hors du bateau, que j'ai été retenue fermement par mon harnais de sécurité. Je pense que je m'en souviendrai encore quelques jours car j'ai très mal au dos. (Je me souviens alors des nombreux essayages que j'avais faits avec Maman pour que le harnais soit suffisamment serré et je me dis qu'on avait bien évalué). Michel s'est éraflé tout le dessous du bras avec son harnais, à travers sa veste de ciré, et il a été moralement assez touché par cette "vague vicieuse", comme il l'appelle. Je suis rentrée en vitesse trempée dans le carré. Papa venait juste de remonter de la cabine car il paraît qu'il m'a entendue crier. Je me souviens que j'étais un peu choquée, mais que je souriais pendant que je me déshabillais, trop contente d'être encore là, malgré l'oeil inquiet de Guy 1 qui n'en revenait pas. Quelqu'un, je ne sais plus qui, a eu le courage d'aller de suite remplacer Michel pour qu'il puisse lui aussi se changer et se remettre de ses émotions.

            Nous avons eu Ti-Madras en contact par la VHF, ils ont aussi été très secoués mais ont fait route en longeant la côte, se faisant guider pour passer le rail des cargos, seulement avec le génois, GV affalée. On apprend par la météo que la situation risque de durer encore jusqu'à demain en faiblissant légèrement.

Lundi 30 Décembre 1996    (5ème jour)

            A 3h je prends le quart de nuit jusqu'à 6h. Sophie vient me rejoindre à 4h. Elle a beaucoup peiné à s'endormir tant le bruit dans le bateau était impressionnant. Nous avons cherché tous les deux à trouver les meilleurs comparatifs : Coups de canon tirés sous la coque, tonnerre etc. On a l'impression d'être enfermés dans un bidon qui dévalerait les ruelles mal pavées d'un village en pente, se fracassant de droite et de gauche à chaque détour. Les sinistres grincements qui accompagnent persuadaient Sophie à chaque fois que ce coup-ci c'était pour de bon, la coque s'était éventrée ou les deux flotteurs étaient en train de se désaccoupler. Elle a fini par aller dormir dans le carré pour se rassurer. De là on pouvait voir Guy 1 qui, serein à la barre, prenait un plaisir certain à la griserie de la vitesse à laquelle il menait son embarcation.

            Ce matin fut le premier quart que je passais en réalisant vraiment qu'enfin c'était parti pour la Transat. Avant je n'étais pas encore "dans le bain". Comme si le voyage pouvait encore s'annuler. Mais ce matin avec Sophie nous sommes passés à la latitude de Porto en filant vers le Sud. Le plus dur devrait être derrière nous. Nous avons enfin pu utiliser le pilote automatique mais le vent étant assez changeant je devais rester derrière la barre pour rectifier l'allure. Persée est bien équipé de deux barres à roue mais, malheureusement, seule la barre sous le vent possède les instruments de navigation. La barre tribord ne sert qu'aux manoeuvres. De plus, il n'y a pas de siège, ni de main courante. Il faut barrer debout pendant les trois heures du quart !

            A 10h ce matin, Sophie vient me réveiller en m'annonçant : "Nous avons l'autorisation de prendre une douche !" .Guy 1 vient de mettre en route le moteur tribord pour recharger les batteries et cela produit de l'eau chaude. Guy a fait ses calculs et si nous sommes économes nous avons assez d'eau pour nous laver une fois avant les Canaries. L'ambiance a changé à bord. Tout le monde est réjoui d'être enfin propre, de sentir l'approche du sud (température extérieure à midi : 12°, mer à 15°) et de pouvoir faire sécher ses vêtements au soleil. (Ceux de Sophie en particulier). Nous sommes tous tellement euphoriques que nous avons pris notre premier réel déjeuner tous les cinq à table avec apéro et café ! Le pilote tient le cap pour nous, plein sud. Je fais parler Guy 1, qui n'est pas d'un naturel bavard, sur ses deux mini-transat en solitaire. Il a couru sur un 6,50 mètres en bois, construit de ses mains avec sa femme. A la deuxième course, l'épreuve a été officiellement annulée par suite de conditions météo épouvantables. C'est, nous dit-il la seule fois de sa vie où il a eu peur en bateau. Pendant plus de 24 heures, il lui a été impossible de quitter la barre. Comme il dit : "Je me pissais dessus". Son bateau était plein d'eau et il en avait jusqu'à la taille.

            Nous avons capté RFI (Radio France International) et avons appris que le froid sévissait encore durement en France. Avec Sophie nous avons échangé sur la veine que nous avions d'être ici avec nos 12° par rapport à Catherine, Agathe et Mathilde qui devaient nous envier.

            Guy 1 a fait le bilan des avaries causées au bateau à la suite de notre traversée de la dépression du Cap Finisterre. Un seul point important à signaler : la cadène qui relie l'extrémité de la bôme à l'écoute de GV est en train  de s'arracher ! Il l'a soulagée avec une sangle. C'est quand même là que se communique toute la force de la GV à la coque. A surveiller. Nous avons aussi entre autre perdu deux lattes dans la GV, ce qui est plutôt embêtant pour une voile full-battened (entièrement lattée).

            Cet après-midi, c'est encore le pilote qui travaille pour nous et nous n'allons certainement pas nous en plaindre ! Papa fait une longue sieste, comme Michel. Guy 1 lit et moi je joue aux cartes avec Guy 2 dans le carré (il ne fait malheureusement pas assez chaud pour rester dehors. A un moment nous apercevons un cargo empruntant une route parallèle à la notre ; Guy 2 décide d'établir le contact avec lui pour obtenir des précisions météo : "Cargo ship, cargo ship, from the sailing boat Persée, our position is ... do you hear me ?" nous avons fait 5 ou 6 appels, et ce n'est que 20 minutes plus tard que l'équipage s'est décidé à répondre. L'homme qui nous parle est Norvégien, le cargo "Mascot", immatriculé aux Bahamas, fait route vers Buenos Aires (Argentine), nous obtenons nos renseignements météo et le quittons en lui souhaitant une bonne année.

            A dîner ce soir : Piperade. Papa a mal au coeur. Nous sommes programmés pour le premier quart, de 21h à minuit. Le début de la nuit est assez calme, malgré un vent instable avec des risées de 20 noeuds, et une allure allant jusqu'au près. La lune ne se lève pas et il fait noir, mais cela nous permet de découvrir quelque chose de nouveau : des milliers de petits points lumineux apparaissant dans le sillage du bateau, formant une écume phosphorescente sur cette eau si sombre. Du plancton lumineux, des petites lucioles que le passage du bateau a réveillées, donnant l'impression qu'une pluie d'étoiles est tombée à la mer.

            Le reste de la nuit sera plus agité et une fois de plus je ne peux pas dormir dans la cabine alors je passe la nuit dans le carré, souhaitant bon courage à tour de rôle à ceux qui passent par le carré pour aller prendre leur quart.

            Vers 4h45, l'alarme batteries se déclenche dans un sifflement permanent fort et strident. C'est moi qui suis aux premières loges. Je saute de mon duvet pour aller réveiller Guy 1, mais j'entends déjà la porte de sa cabine s'ouvrir pour résoudre au plus vite le problème, qui sera résolu en laissant le moteur tourner pendant deux heures.

            C'est aujourd'hui la première nuit que Guy 1 se décidera à passer dans sa cabine, ayant fini par y installer un peu mieux ses affaires personnelles, et ceci est bien un signe que désormais on devrait moins avoir à faire appel à lui pendant nos quarts de nuit.

Mardi 31 Décembre    (6ème jour)

            Au matin, nous dépassons Cabo da Roca (Portugal), mais comme tous les autres repères que nous avons déjà donnés, nous ne le voyons pas puisque nous effectuons notre route à environ 100 milles des côtes. Aussi nos repères se font toujours uniquement par rapport à la carte de navigation.

            La journée est assez calme, il fait beau. Nous faisons notre premier saut sur le "trampoline" à l'avant du bateau (en fait c'est le filet reliant l'avant des deux coques du catamaran), en se faisant un peu arroser par quelques vagues hasardeuses passant au dessus du filet. On imagine tout à fait que dès qu'il fera beau et chaud, on se jalousera la place pour se faire éclabousser ! En fin d'après-midi, Papa aperçoit à l'horizon le jet d'eau  impressionnant du souffle d'une baleine. C'est vraiment spectaculaire, même si nous ne pouvons voir que son souffle et non son corps, mais elle est malheureusement vraiment trop loin et nous la perdons de vue au bout de quelques minutes.

            Vers sept heures, Michel relève sa ligne de pêche qu'il avait posée cet après-midi, avec à son bout un beau thon de 3 ou 4 kilos qui s'est laissé prendre ! Au moins, on sait ce qu'on va manger dans les prochains jours ...

            C'est aujourd'hui le dernier jour de l'année et nous nous apprêtons à réveillonner. C'est Guy 2 qui est le plus excité à l'idée de faire la fête et il a vraiment tout prévu pour qu'elle soit réussie. Il avait même apporté dans ses bagages un pantalon de toile et une chemise imprimée à mettre pour l'occasion, aussi nous décidons tous de quitter notre pantalon "de travail " et adoptons uniformément le jean, ce que nous avons de plus "habillé et chaud", comme tenue de réveillon. Nous mettons les moteurs en marche car le vent est tombé. Qui l'aurait cru ? Mais il faut avouer que ça tombe à merveille car la fête n'aurait pas eu autant d'attrait si nous avions dû nous relayer à la barre pour maîtriser le bateau dans une mer agitée.

            Nous pensons très fort à Maman, Gatoune et Madou qui doivent elles aussi préparer leur soirée chacune de leur côté. Nous commençons vers 21h. Au menu : Apéritif, foie gras sur toasts de pain grillé, saumon fumé sur blinis, confit de canard et pommes de terre sautées, le tout accompagné par un succulent "Coteaux du Layon" liquoreux apporté par Michel, et un Bourgogne Côtes de Nuit offert par Guy 2. Nous terminerons par du fromage et un yaourt ou un fruit, en attendant minuit.

            Nous établissons un contact VHF avec Ti-Madras qui ont l'air de bien s'amuser aussi. Pendant 1/4 d'heure, on se fait écouter des disques par la radio, à voter qui à la meilleure musique à bord !

            Minuit : Première bouteille de Champagne. Position : 37°03 Nord, 14°16 Ouest. "Bonne Année !" même si nous ne pouvons pas être avec eux, nous levons notre verre à tous ceux qui sont restés à terre en leur souhaitant des voeux que nous leur transmettrons prochainement dès notre retour. On embrasse très fort Maman, Mathilde et Agathe.

            Guy 2 avait prévu des petits cadeaux pour chacun de nous. Pour Michel et Guy 1 : un porte-clés en matelotage qu'il a fabriqué lui-même. Il offre à Papa son vieux sifflet de Boy Scout du Canada qu'il a hérité de je ne sais plus où mais qui est assurément une pièce de collection, ayant vu sur le CV de Papa avant de partir qu'il avait fait du scoutisme dans sa jeunesse. Et pour moi, il avait choisi des bijoux artisanaux qu'il avait rapportés de son long périple en Amérique du Sud : un collier ayant des petits perroquets en pendentifs, un bracelet tissé et des pendants d'oreille en céramique et perles. Il nous a tous surpris et nous nous sentons vraiment gênés de n'avoir rien préparé. De plus, il s'était enveloppé une boîte de chocolats (dont il raffole et qu'il partagera avec tous) dans du papier pour que ça lui fasse aussi un cadeau !

            Nous baptisons le bateau et la mer avec un verre de Champagne. Nous décidons ensuite de fêter Minuit en temps universel (01h en France), c'est ça l'avantage de se trouver au milieu de nulle part : on peut jouer sur les fuseaux horaires quand ça nous arrange ! Deuxième bouteille de Champagne.

            Guy 2 mène ensuite la soirée en chantant des chants marins et scouts que personne ne peut vraiment reprendre avec lui, alors bien qu'il chante effectivement très bien, cela devient vite lassant. Guy 1 va se coucher. Nous attendons, pour célébrer une troisième fois la nouvelle année, qu'il soit Minuit en heure des Canaries (2h en France).

            Nous irons nous coucher vers 3h30, alors que Guy 2 entame un premier quart de veille au moteur pendant 1 heure et demie.

Mercredi 1er Janvier    (7ème jour)

            "Bonjour, Bonne année" Il fait beau et nous nous trouvons à la hauteur de Gibraltar.      

Nous décidons de passer en heure TU (temps universel), c'est à dire une heure de moins qu'en France, pour conserver un peu de logique dans les heures de lever et de coucher du soleil qui étaient maintenant décalées par rapport à la réalité.

            En allant fumer un cigarillo dehors ce matin, Papa s'est aperçu qu'une des poulies du support d'annexe à l'arrière du bateau était tordue... On se souvient alors qu'on s'est servi de ce support pour casser les bouteilles de Champagne vides avant de les jeter dans la mer (des morceaux de verre polis au fond de l'eau disparaissent beaucoup plus rapidement qu'une bouteille entière) ... on a juste dû y aller un peu fort !

            Pour le déjeuner, Michel nous a cuisiné des tranches du thon pêché hier : à la Cocotte-Minute avec des tomates, des échalotes et un oignon revenus dans un peu de vin blanc, un vrai régal. En dessert, une galette des rois à la frangipane qui n'attendra pas le jour désigné habituellement pour la manger. On est heureux de faire un repas copieux pour le premier jour de l'année, surtout quand je pense à Maman qui doit sans doute être chez Papy et Mamy aujourd'hui, et au bon repas qu'elle a dû prendre elle aussi, comme c'est toujours le cas dans cette maison.

            Cet après-midi, il fait encore un peu frais, mais le soleil brille et ça met tout le monde en forme. Guy 1 décide qu'on pourrait essayer de monter le Spi (grande voile à mettre à l'avant du bateau), ce que nous faisons. C'est une belle voile dans les tons bleus qui donne   tout de suite une belle allure au bateau. Ensuite, détente : sieste pour les uns, lecture pour les autres, je choisis de m'installer à l'avant du bateau pour écouter de la musique avec mon walk-man.

            En fin d'après-midi nous rangeons le Spi, et un grain de pluie vient nous surprendre une fois le soleil couché. La vitesse du vent augmente considérablement et il s'avère indispensable de prendre un deuxième ris avant la nuit. Les quatre hommes sortent sous la pluie entamer la manoeuvre, et moi, à l'intérieur, je reste attentive à chacun de leurs pas précipités sur le pont, à chaque parole hurlée contre le vent, essayant de déceler la moindre anomalie. Un pas lourd suivi d'un " Ça va Guy ? " retiendra mon attention. Il s'agissait de Guy 2, qui, allé au bout de la bôme pour un réglage, s'est fait heurté par celle-ci. Rien de bien grave mais nous ne pouvons tous nous empêcher de penser à ce qui était à deux doigts de se produire : heurté plus fort par la bôme, il aurait pu être déséquilibré et éjecté du bateau, tomber dans l'eau en quelques secondes, vu que c'est un des endroits du bateau où il n'y a rien à quoi on puisse fixer le harnais de sécurité...

            Dîner, puis nous entamons les quarts de nuit dans l'ordre : Michel, Guy 1, nous, Guy 2. Pendant la nuit, grains de pluie qui se succèdent à n'en plus finir, ce qui n'est pas très agréable. La lune brille et elle est soudain cachée par des couches de nuages gris, on voit au loin un épais nuage noir jusque dans la mer, et vers lequel on fonce à vive allure, mais que nous ne pouvons pas éviter. Plus on s'en approche, plus on appréhende la rencontre, attendant, impuissants, de savoir ce que nous réserve la pénétration de ce nuage-ci. Le ciel s'assombrit toujours alors qu'on croit que ce n'est plus possible, et d'un coup : "Ça y est, ça commence". Le vent souffle plus fort et nous fait entendre sa présence par un puissant sifflement dans les voiles, la pluie tombe généreusement en grosses gouttes, la mer s'agite et nous sommes en plein sous le fameux nuage noir, à subir ses humeurs tant que nous ne l'avons pas dépassé, peut-être vingt minutes après. Alors on y voit un peu plus clair, la lune tente de réapparaître, mais l'horizon est à nouveau dominé par un seigneur sombre qui guette notre passage.

Jeudi 2 Janvier    (8ème jour)

            Le jour se lève et le soleil est absent. Toute la nuit le bateau a souffert dans la mer agitée, révélant de nouveaux bruits impressionnants, inquiétants, mais auxquels nous finirons bien par nous habituer ! La mer se déchaîne, une pluie torrentielle tombe par intermittence. On se demande si nous n'avons pas rêvé la journée ensoleillée d'hier, et apprécions une fois de plus le fait d'avoir pu, presqu' inexplicablement, passer le réveillon tranquillement. La mer se déchaîne davantage à chaque mille que nous effectuons. Le bateau tangue. Certaines fois, Persée est soulevé par une énorme vague à l'avant, et retombe fortement au creux de celle-ci, d'autres fois une vague la surprend sur le côté, alors il se retrouve en équilibre sur un seul flotteur, et chacun retient son souffle le temps que la vague passe et redonne un semblant d'équilibre à notre embarcation. Sans compter les lames déferlantes, qui, de plus en plus nombreuses, sont les plus sournoises, s'abattant puissamment à l'endroit et au moment où l'on s'y attend le moins par fortes gerbes d'eau salée, recouvrant tout et laissant derrière elles une piscine d'eau de mer où elles ont sévi.

            En fin d'après-midi, le vent ayant nettement forci atteignant 40 noeuds, la prise du troisième ris s'impose. Même rituel de manoeuvre qu'à chaque fois, mêmes risques, même folie, même angoisse. Au bout d'un moment, Michel ouvre brutalement le porte du carré en plaisantant : "il y a un médecin ?", demande-t-il juste avant de pâlir. Je me précipite sur lui, "c'est ma main", dit-il. J'attrape sa main qui pisse le sang : il s'est agrippé au hauban pour se rééquilibrer et il s'est arraché l'intérieur de la paume et des doigts. Je l'emmène vers l'évier pour rincer sa main sous l'eau claire, et à peine a-t-il vu sa blessure qu'il tourne de l'oeil et manque de tomber à terre, je le redresse, attrape un morceau de tissu servant à protéger les housses des coussins et lui entoure rapidement la main avec pour compresser et empêcher le sang de couler davantage, puis l'aide à s'allonger sur la banquette. J'appelle Papa qui dormait dans la cabine pour qu'il apporte la boîte à pharmacie. Michel devient de plus en plus pâle et se sent mal, on lui donne de l'eau de Mélisse sur un sucre. Il dit qu'il a bien été puni, puisqu'il refuse toujours de mettre des gants ! Les morceaux arrachés forment par endroit des plaies assez profondes. Avec Papa on essayera de lui arranger ça et de lui faire un beau pansement. "Michel, tu seras dispensé de vaisselle !", mais il sera aussi dispensé de quart pour cette nuit, alors que la mer est toujours aussi forte, ce qui veut dire que les quart seront plus rudes. Michel prend deux antalgiques et va se coucher dans sa cabine.

            Dîner rapide avec de la purée "qui tient bien au ventre pour la nuit difficile qui s'annonce", alors que le moral des troupes est vraiment bas. Je m'efforce de sourire quand on me regarde pour ne pas montrer que je suis inquiète, et redonner un peu de courage à ceux qui se préparent à affronter l'extérieur. Etant sûre de ne pas réussir à dormir, je décide d'établir une veille dont j'informe chacun : je reste dans le carré avec mon duvet, et celui qui est dehors me fera signe au moindre problème avec la lampe torche pour que j'aille voir s'il a besoin de quelque chose ou que je réveille quelqu'un pour l'aider.

            Papa entame le premier quart de trois heures. Les yeux fixés en permanence sur l'appareil indiquant la vitesse du vent, et recevant chaque mouvement brusque du bateau comme un coup de poing en pensant aux conditions difficiles qu'il révèle à l'extérieur, je prie pour que Papa trouve suffisamment de courage et surtout de confiance pour mener Persée tant bien que mal au bout de ses trois heures d'attention continue, sans se laisser abattre par cette "putain de mer" que j'ai envie d'insulter ouvertement. (Guy 1 dort devant la porte, habillé avec son pantalon de ciré, la tête en plein courant d'air à cause de la porte qui ferme mal, sa veste de quart sur la figure ! On aura tout vu, mais on se rassure de sa présence si proche dans de telles circonstances).          

            Il est 3h. Guy 2 vient me sortir de ma couche chaude pour prendre le quart. Il fait moins froid. Une seule paire de chaussettes dans les bottes humides suffit maintenant. Pour les mains, toujours les sous gants en Polaire recouverts avec une paire de gants Mapa imperméables pour la pluie. Riche idée qu'a eu là Catherine au dernier moment en achetant sur l'autoroute en allant à La Rochelle ces gants pour la vaisselle de taille 9 qui permettent de recouvrir les autres gants et essayent ainsi de les protéger de l'eau. Pour les manoeuvres de voiles et réglages des écoutes ce n'est pas pratique, mais à la barre c'est impeccable.

            Trois heures à maintenir le bateau sur son cap. Toute la responsabilité repose sur moi. A l'intérieur, tout le monde dort d'un sommeil bien mérité. La fatigue ne leur a sûrement pas laissé le temps d'angoisser en se demandant si je serai à la hauteur pour maîtriser les éléments déchaînés, surveiller l'horizon, le cap, le réglage des voiles et l'orientation du vent. Dormez braves gens, pendant trois heures je m'occupe de tout. Entre deux ondées qui noircissent totalement le ciel et font monter le vent, le ciel se parsème de toutes ses étoiles. Je fixe avec bonheur la constellation d'Orion, magnifique, qui se trouve juste à l'avant vers mon cap. L'étoile du centre du baudrier est ma favorite mais je ne peux rester insensible aux éclats colorés de Bételgeuse et de Rigel qui composent cette constellation. Preuve que nous atteignons des latitudes plus Sud, je remarque qu' Orion se trouve plus au zénith qu'à Vineuil, ainsi que l'ensemble des constellations d'ailleurs.

            C'est un peu toujours la même chose : la première heure, tout va bien. La deuxième heure, j'ai faim et soif et je trouve le temps long. Je me dis que je n'aurai jamais la force de tenir jusqu'à la fin de la troisième heure. Le stress et la panique gagnent. Puis la troisième heure se passe en général assez bien dans l'euphorie de la relève qui s'annonce. Seul le froid aux pieds et aux mains est pénible. A la fin du quart, je me sens satisfait d'avoir conduit à bien ma mission et me dis, qu'au fond, j'aurais peut-être pu tenir encore une heure.

            Je possède un avantage sur les autres, c'est que souvent Sophie vient me rejoindre durant mes quarts. Ça aide d'avoir de la compagnie et ça rassure en cas de problème.

            Finalement, le vent faiblira progressivement dans le courant de la nuit, mais la mer reste agitée.

Vendredi 3 Janvier    (9ème jour)

            J'entends du bruit autour de moi et je me réveille doucement, sur la banquette du carré, Guy 2 encore endormi dans son duvet vers l'autre côté. Je vois le jour et me dis que le cauchemar est fini. Papa me dit bonjour et tout va bien.

            Avec Papa, on décide de se baigner à l'arrière du bateau (qui navigue pourtant sous spi !), retenu par une aussière, pour se laver, rincés avec la douche de pont. La mer est à 19°C, ce qui est fort acceptable comparé à la douche froide de rinçage. "Ils sont fous ses Gaulois !", comme dit Guy 2. Notre ingénieuse idée n'aura pas d'autre adepte, mais ils ont tort, tant on se sent bien après. 

            Il fait beau, la mer est plus calme alors chacun se repose de ses émotions, sans rien avouer à personne. Autrement dit, lecture au soleil mais en restant chaudement habillé, bricolage, rangement. On essayera de naviguer sous Spi, mais très vite le vent tombe et on sera obligés de mettre les moteurs en marche si l'on veut quand même avancer un peu. C'est vraiment curieux comme les conditions changent vite en mer certaines fois : dire qu'il y a tout juste 12 heures, nous n'en menions vraiment pas large et commencions désespérer un peu, la fatigue et l'angoisse nous gagnant chaque heure davantage...

            Cet après-midi, j'ai encore découvert quelque chose de curieux : les "méduses à voile" (Guy 1 les appelle comme ça, à défaut du nom scientifique). Ce sont de petites méduses de taille variable de quelques centimètres de diamètre, qui ressemblent à des bulles sur l'eau, avec une membrane transparente plantée en travers sur le dessus, et se laissant porter par le courant. C'est curieux, il y en a beaucoup. Il paraît que c'est signe que l'eau devient chaude, mais il faut faire attention car elles ont de grands filaments qui pendent au dessous, pouvant donner de sérieuses démangeaisons si on les touche.            

            Le soir après dîner, Guy 1 va se coucher et Michel nous apprend à jouer "aux 5000" avec 6 dés. Après avoir mis presqu' une heure à comprendre les règles du jeu... nous nous sommes vraiment bien amusés, grâce au hasard des jeux de dés, se jouant du sort de chacun.

            Nous dépassons les Iles Sauvages (Portugal) et sommes séparés des Canaries par un peu plus de 70 milles. Nous devrions les atteindre dans la nuit de Samedi à Dimanche. Les quarts de la nuit seront très faciles à tenir et Papa propose d'assumer le notre seul : au moteur, voiles affalées, il suffit juste de rester éveillé et d'aller faire quelques rondes à l'extérieur pour surveiller les alentours et la bonne tenue du cap par le pilote automatique !

Samedi 4 Janvier    (10ème jour)         Heure TU, heure des Canaries

            Je me réveille après avoir bien dormi, même si j'ai fort mal au dos (toujours à cause de ma "chute" à l'extérieur du bateau l'autre jour, retenue par le harnais).

            Sur tribord, on aperçoit le haut du Pic du Teide (Ténérife) , dégagé des nuages, enneigé, presque comme un mirage, que l'on n'attendait pas si tôt. C'est magnifique. Cependant nous savons qu'il nous reste de longues heures d'approche avant de pouvoir réellement arpenter les côtes de l'île. A chaque heure, nous distinguons un peu mieux les contours de l'île. Il fait beau mais il y a beaucoup de vent et on est obligé de bien se couvrir.

            Nous sommes tous à l'intérieur pour jouer "aux 5000" quand Guy1, qui barrait, nous crie "venez voir !". On saute de la banquette, juste à temps pour voir, à 1,50 mètre du bateau sur bâbord, une étendue d'eau très claire, bouillonnante, sous laquelle s'ébattait une baleine. Guy 1 l'a vue sortir à la surface de l'eau devant le bateau au moment où il nous a appelés. On s'amuse en imaginant les dégâts que cela aurait fait si elle était passée sous la coque, car il s'en est fallu de peu ! Michel en profite pour nous ressortir une de ses "belles histoires" du style "les baleines sont des mammifères dangereux qui ne voient rien et peuvent se comporter comme des sangliers, en fonçant sur les bateaux..., d'ailleurs j'ai lu une fois qu'un bateau s'était retourné, à cause des baleines, l'équipage était à l'intérieur et ils n'ont rien vu venir, alors ...". Le temps de se précipiter sur l'appareil de photo, notre baleine était déjà loin, mais on en apercevait plusieurs autres qui soufflaient à différents endroits sur l'horizon.

            A 5h en fin d'après-midi, nous dépassons la pointe de l'île,      ( 28°30 Nord, 16°14 Ouest) en longeant presque la côte, et je tiens la barre jusqu'à l'entrée du port de Santa Cruz, que nous n'atteindrons qu'à 19h (heure locale, heure TU). Le soleil s'est couché et nous voyons les lumières de la ville s'allumer une à une, avec les décorations de Noël, c'est très joli. Notre entrée dans le port s'effectue sans trop de difficultés, après que Guy 2 ait établi un contact VHF en espagnol avec la capitainerie du port pour prévenir de notre arrivée et se renseigner sur les possibilités d'accès avec un bateau du type de Persée, qui nécessite pas mal de place pour manoeuvrer. Les agents de "Puerto de Tenerife"  dans leur petite camionnette à gyrophare seront très accueillants, de plus ils effectuent des rondes dans le port le long du quai avec leur voiture pour surveiller les bateaux.

            Nous mettrons un certain temps pour bien attacher le bateau au quai, après avoir changé de place, car il faut tenir compte de la marée qui le fera monter ou descendre, et en même temps il ne faut pas que l'écart soit trop important pour nous permettre de sauter sur le quai ou sur le bateau sans tomber à l'eau.

            Nous prenons un apéritif dans le cockpit extérieur. On entend de la musique, pour la fête qui se déroule dans la ville ce week-end (Epiphanie) et on assiste aux répétitions d'un spectacle de jeux d'eaux et de lumières de l'autre côté du port. La pluie se met à tomber, de plus en plus fort. Nous partons tous ensuite téléphoner. A la maison Maman est malade et nous explique les nombreux torts causés par la vague de froid en France. Ca fait du bien de l'entendre et nous lui promettons de la rappeler demain car il pleut vraiment très fort, et les cabines sont à l'air libre. Nous allons ensuite dîner dans une ambiance d'escale sympathique à quelques mètres des téléphones, chez "Paco", puis retournons au bateau vers minuit pour entamer une nuit de sommeil bien méritée, tandis que les deux Guy décident de continuer leur bourlingage à terre encore quelques heures.

Dimanche 5 Janvier (11ème jour), à terre

            Levés sous un soleil voilé, il faut établir la liste de ce qu'il faut racheter. Papa, Michel et moi partons pour l'expédition avitaillement, liste en main. Après avoir tourné en rond en vain, un pépé Espagnol fort sympathique à qui j'ai demandé de nous indiquer le chemin d'un supermarché entreprend de nous accompagner à travers les hauteurs de la ville, malgré sa peine apparente à marcher facilement. Nous le remercions chaleureusement après presqu'une demi-heure de marche, quand il nous laisse devant un petit supermarché, petit mais fort convenable. Forcément, on se fait remarquer quand on dévalise un magasin comme celui-ci avec nos deux caddies, nécessaires pour transporter entre autres 40 litres d'eau en bidon, des bouteilles de Coca-Cola (indispensable pour les problèmes intestinaux et la réhydratation), des fruits, du pain, etc. Au moment de payer, la machine à carte bancaire ne marche plus, Michel et moi sortons en vitesse retirer de l'argent au distributeur indiqué par une autre cliente. Nous prenons un taxi, comme Guy nous l'avait permis, pour redescendre avec les courses jusqu'au bateau.

            Le personnel du port n'est toujours pas venu nous installer l'eau, c'est assez rageant. Déjà ce matin, Papa a dû rajouter un jerrican d'eau de réserve dans les cuves pour que, pleine de savon, je puisse quand même me rincer sous la douche.

            Nous repartons pour téléphoner à Maman. Cette fois le soleil est haut dans le ciel et c'est difficile de s'imaginer qu'il puisse neiger à l'autre bout du fil ! Papa me dit qu'il regrette ne pas voir la neige tomber à Vineuil, mais que comme lui répliquerait Maman, il l'a voulu, tans pis pour lui ! Nous obtenons les coordonnées du bungalow que nous avons réservé pour la semaine du 1er au 8 Février, quand Maman viendra nous rejoindre avec Agathe. Nous achetons quelques cartes postales et des timbres. Papa s'est trouvé des petits cigares "pas chers du tout" dont il est très satisfait.

            De retour au bateau, nous avons surpris Guy 2 grimpé en haut du mât pour vérifier le serrage des différentes pièces et contrôler l'usure éventuelle des différentes réas (poulies) et drisses. A sa descente, il nous raconte terrifié, que la manille qui supporte la drisse de grand voile en tête de mât était ouverte ! Le manillon s'était desserré. Or c'est justement hissé avec cette drisse de grand voile que Guy 2 était monté. Quand, de là-haut, il comprit le danger qui le menaçait, paralysé, n'osant plus bouger, il demanda à Guy 1 de lui envoyer la balancine (autre drisse retenant la bôme). Une fois assuré par celle-ci, il put resserrer la manille et redescendre en tremblant. Il faut dire qu'à part sa chute possible, cela aurait pu être la grand voile qui aurait lâché en navigation. Inutile de décrire ce qui serait alors advenu au bateau brusquement privé de son élément principal de propulsion. Sans compter que, une fois à l'eau, la voile aurait pu être déchirée.

            Je prépare le déjeuner : Avocats avec sauce cocktail et miettes de crabes, salade de tomates. Nous avons ensuite le plaisir de voir arriver le tuyau de branchement pour l'eau, il était temps. On commence par nettoyer le pont à grande eau, Michel et moi, épongeant les hublots pour décoller le sel et frottant le pont à l'aide de l'unique balayette des WC à défaut de balai brosse impossible à retrouver. Nous passerons une grande partie de l'après-midi à faire des lessives, étendant le linge partout où il y a de la place sur les filières tout autour du bateau, sous les yeux curieux de nombreuses personnes s'arrêtant sur le quai... attraction touristique. J'essaie aussi de réorganiser notre cabine : puisqu'il devrait faire beau et plus chaud maintenant, il faut ressortir les gros sacs et changer le contenu des étagères, ranger les grosses chaussettes et cols roulés et les remplacer contre des shorts et des maillots de bain. Je change les serviettes de toilette et les draps. Dans le placard, tout est très humide et il faudra tout faire sécher au soleil avant de les ranger au fond d'un sac, résultat c'est le bazar total dans la cabine et j'ai hâte d'y voir plus clair !

            Les deux Guy reviennent du bureau du port et nous informent qu'un des pylônes sur le quai est équipé d'une caméra rotative avec zoom dont on leur a fait la démonstration impressionnante, et ils m'ont raconté pour preuve ce que j'avais fait en leur absence ! On sait désormais qu'on est surveillé en permanence...

            Je pars avec Guy 2 en fin d'après-midi pour faire le tour des magasins d'accastillage, à la recherche d'un fil de pêche solide, et de bout pour faire du matelotage. Nous repassons au bateau vers 20h après avoir fait un tour de marché artisanal et acheté un morceaux de Galette des rois espagnole (brioche en couronne agrémentée de fruits confits), pour faire une surprise pour le petit-déjeuner.

            Nous ressortons tous dîner en ville, laissant le linge à sécher sous la haute surveillance de la caméra vidéo du port ! Nous assistons à un très beau feu d'artifice tiré depuis le port (en notre honneur ?). Dans le centre, c'est la fête. En Espagne, ce sont les Rois Mages qui remettent les cadeaux aux enfants, d'où l'importance de la fête de ce soir. Premier tour de marché et achat d'un éléphant miniature pour Maman, à défaut de sable puisqu'il n'y a pas de plage à Santa Cruz. Nous nous arrêtons un instant devant la crèche installée au bas d'une avenue piétonne illuminée, et devant laquelle sont assis trois "vrais" rois mages en costume, embrassant chaque enfant défilant devant eux à la fin d'une file interminable. Les rues grouillent de monde et on a du mal à trouver une place pour dîner. Poulet avec frites froides et salade sans assaisonnement, bière. Ce qui compte, c'est d'être les 5 cinq ensemble assis à une table, on aura tout le temps, sous la tutelle de Michel, de se faire de bons repas à bord. Les autres rentrent se coucher vers minuit, je reste avec Guy 2 pour refaire un tour de marché, nous achetons un deuxième éléphant pour Maman, et j'offre à Guy la moitié d'une chemise originale qu'il s'est trouvée, pour compenser un peu les cadeaux qu'il m'a fais au réveillon, nous allons ensuite boire un verre puis rentrons au bateau vers 2h30.    

Lundi 6 Janvier : 1er jour de la "grande traversée" / 12ème jour depuis La Rochelle

            Nous petit-déjeunons tous ensemble dehors et larguons les amarres à 9h30. Sortis du port, nous allons chercher du Gazoil plus loin sur la côte. Le tuyau d'eau est branché et nous en profitons pour prendre une bonne douche froide sur le pont, avant la grande expédition, alors que les pompistes se marrent bien. Un jeune français vient nous voir sur le quai, il avait repéré le bateau quand nous étions à quai et cherche un embarquement pour traverser. Nous sommes complets, et lui conseillons d'aller à Palma, où d'autres bateaux font escale. D'ailleurs, c'est là que Ti-Madras et Saou-Fé devaient s'arrêter.

            Nous re-larguons les amarres à 11h30, alors que le soleil tape fort. Nous nous engageons pour longer la côte de Ténérife vers le Sud. Déjeuner dehors, à l'ombre. Puis le temps se couvre près des terres et il fait froid. Cependant il n'y a pas beaucoup de vent et on n'avance pas. Chacun fait une sieste à tour de rôle.

            Une note importe : les avis étaient partagés sur l'existence d'une pompe d'eau de mer sur le bateau, mais après avoir maintes fois vérifié dans les notices d'utilisation du bateau, on a enfin réussi à en trouver le bon fonctionnement. Désormais on fera la vaisselle à l'eau de mer, ce qui va nous permettre d'économiser davantage l'eau douce pour d'autres utilisations.

            Au premier quart ce soir (21h), nous n'avons toujours pas fini de longer la côte de Ténérife ! On met le moteur en marche pour la nuit, puisque le vent ne souffle toujours pas, en gardant la Grand Voile hissée, au cas où. Puis, alors que Papa entame son quart à 6h, le vent se lève d'un coup, Guy 1 se lève pour prendre 1 ris dans la GV, ils essuient un grain et la veste de quart de Papa est trempée... lui qui voulait déjà la ranger au fond d'un sac, on n'est jamais trop prévoyant. Je me lève et vais lui tenir compagnie. Le vent n'étant pas favorable, nous n'avons pas pu piquer vers le Sud comme nous l'avions prévu, et sommes contraints de remonter entre La Gomera et Palma d'un côté, Hierro de l'autre. Vers 8h30, le vent tombe alors que le soleil se montre derrière les nuages. Pour suivre correctement notre route, il nous faut remettre le moteur.

Mardi 7 Janvier 1997 (2ème / 13ème jour)

            On n'avance pas ! Hierro est encore à bâbord, Palma s'annonce à tribord. Et dire que Papa redoutait de ne plus voir les terres en prenant son quart ce matin... Il pourra encore les observer pendant un bon bout de temps. Le problème, c'est que nous sommes toujours obligés de remonter plus au Nord, à cause du vent qui n'est pas favorable pour suivre une route directe. Guy 1, malgré sa timidité et sa modestie naturelle, se laisse aller à jurer dans sa barbe de trois jours "c'est chiant cette pétole, on n'avance pas, là, ça fait combien de temps qu'on est là..." . Et Papa qui renchérit "je croyais qu'une fois passées les Canaries, on devait aller vers le Sud pour trouver les alizés très vite, qu'il devait faire chaud, ...". Sans que personne ne le veuille, on sent bien que l'atmosphère commence à se tendre. Je décide de faire un gâteau de riz en sachet, avec un caramel que je vais foirer, et ça ne va rien arranger, maintenant, c'est moi qui suis en pétard. (Heureusement Papa rattrapera mon caramel). Je me reprends du mieux que je peux, car je sais que si je commence, moi ou quelqu'un d'autre d'ailleurs, à me laisser aller à mes petites humeurs, ça va vite dégénérer et c'est absolument ce qu'il ne faut pas qu'il arrive sur un bateau, surtout quand il reste presque trois semaines de traversée.

            A la météo à midi, on a annoncé un fort coup de vent tournant à la tempête dans la plupart des zones atlantique, du Golfe de Gascogne jusqu'au Nord des Canaries. Un petit calcul s'effectue rapidement dans ma tête : si nous avions maintenu notre date de départ au début Janvier, depuis les Canaries comme nous l'avions prévu au début, je doute que beaucoup de bateaux auraient pu rejoindre l'escale à temps, ou dans de bonnes conditions. Tout est mieux ainsi, même si on n'avance pas.

            J'ai dû parler (écrire) trop vite : avant le dîner, nous atteignons une plus grande vitesse grâce à un vent plus fort, remués même fortement par la houle. Les vagues sont courtes, le bateau monte doucement et se tient en équilibre au haut de la vague quelques dixièmes de secondes, le temps que la vague roule sous la coque. mais c'est ce tout petit bout de temps en suspension avant de redescendre, qui fait que l'estomac se soulève et qu'on croit qu'il ne se rabaissera pas, puis la prochaine vague passe et on se contracte encore une fois... essayez donc de manger convenablement dans ces conditions ! 

Mercredi 8 Janvier 1997 (3ème / 14ème jour)

            Ce matin je devais prendre le quart de 6h mais à 5h30, Guy 2 est venu me chercher pour l'aider à affaler la GV. Le vent était complètement tombé. A 8h j'ai pu prendre un bain de mer, rejoint une demi heure plus tard par Sophie. Les autres ne sont toujours pas tentés. C'est la première fois de ma vie que l'occasion m'est donnée de me baigner avec plus de 4300 mètres d'eau sous moi.

            Hier Sophie a fait le compte de ce qui nous restait comme avitaillement. Il va falloir songer à se restreindre sérieusement. Elle nous a attribué un litre d'eau par jour et par personne. A part les bonnes bouteilles bues au réveillon du 1er Janvier, il n'y a pas de vin à bord. Plus grave, à midi la première bouteille de gaz est tombée en panne. Il nous en reste une qui devra tenir plus que les quatorze jours de la première. Conclusion : Repas froid le midi, ne plus utiliser le four, ne plus faire de café, ne faire cuire que des grosses quantités et à la cocotte minute. Il ne reste plus qu'un petit morceau de pain et donc interdiction pour moi surtout d'en faire cuire. Pour le café,  il n'y en avait bientôt plus. J'étais le seul avec Guy 1 à en prendre et de toute façon c'était du café acheté chez Leader Price que mon estomac ne supportait pas. Dommage car un bon café pendant la veille de quart aurait souvent été le bienvenu. Les autres ne boivent que du thé.

            Toute à l'heure, Guy 1 qui avait mis sa traîne à l'eau a pêché un poisson que, de l'avis général, nous avons dû rejeter à la mer car pas assez gros pour nourrir cinq personnes sur plusieurs repas. En voilà un qui devra sa vie à la taille d'une bouteille de Butagaz !

            A 15h c'était toujours la pétole (absence de vent) et le soleil commençait à chauffer délicieusement. Avec Sophie, nous avons décidé de profiter des vastes plages du pont d'un catamaran pour faire une sieste au soleil à l'avant. On se serait cru un bel après-midi de Juillet en Bretagne sur Hakuna. La chaude caresse du soleil, le langoureux bercement de la houle, le clapotis à l'avant de l'étrave, le ruissellement continu de l'eau le long des coques, le frémissement du vent dans la chute du Génois, le chant des haubans... tout les ingrédients du plaisir de la voile étaient réunis.

            C'est à ce moment que Guy 1 annonce : " On envoie le Spi".

            J'ai toujours constaté que, sur un voilier, il était très rare de pouvoir rester inactif bien longtemps. Les ordres ou décisions d'un skipper ne se discutent pas. Aussitôt tous s'affairent pour exécuter la manoeuvre. Je sens bien, pourtant, dans l'attitude de Guy 2 et de Michel qui sont loin d'être des novices en matière de voile, que l'idée d'envoyer le Spinnaker alors que le vent est si faible n'est pas une pensée qui leur serait venue. Mais, comme on peut le constater plusieurs fois par jour en voguant sur un bateau, les décisions du capitaine sont exécutables immédiatement sans discussion. Il est, rappelons-le, le seul maître à bord après Dieu. Il ne nous viendrait même pas à l'idée de proposer une autre solution et d'en discuter. Si l'équipage, un jour, devait refuser d'appliquer une décision du capitaine, ce serait la mutinerie. L'avantage d'une telle autorité est que les ordres sont clairs, précis et ne risquent pas de souffrir de contrordre de la part d'un autre membre de l'équipage. Guy 1 n'est pas du genre à crier ses ordres à la façon militaire. Il ne parle pas beaucoup, c'est un solitaire, il réfléchit souvent tout seul avec un air perplexe et quand il prend la parole on sait que c'est une décision.

            Loin de remettre en cause la valeur de Guy 1, pour la petite histoire, une demi-heure après le Spi était affalé faute de vent. Mais qui ne tente rien n'a rien et j'accorde à Guy 1 sans rancune le droit à l'erreur. Tant pis pour la sieste.

            Nous aimerions bien toucher les alizés (vents constants de Nord-Nord-Est) mais nous voguons au près avec un faible vent de Nord Ouest. Jusqu'à quelle latitude faudra-t-il descendre pour les crocheter ?

            Nous venons d'apercevoir quatre hirondelles de mer (ou sternes pour les cruciverbistes). Si loin des côtes comment font ces oiseaux pour se repérer, pour nicher, pour boire ... ? Il paraît qu'ils vivent toute leur vie en pleine mer.

Jeudi 9 Janvier (4ème / 15ème jour)

            Ce matin il fait encore beau, mais toujours pas beaucoup de vent. Même avant que Papa me le rappelle car il pense aussi à eux, j'ai une pensée toute particulière aujourd'hui pour Papy et Mamy qui fêtent un an de plus d'anniversaire de mariage, et je trouve ça magnifique. J'espère avoir un jour le bonheur de me marier, et que mon mariage soit aussi solide que le leur.

             Outre mes lectures sur le pont, je passe la plupart de mon temps à scruter l'Océan, toute cette masse d'eau qui nous entoure indéfiniment. Forcément, le paysage n'est pas très varié, c'est alors que le moindre petit changement peut faire toute l'animation de la journée, comme d'apercevoir un poisson, un oiseau, quelque chose qui flotte sur l'eau, un cargo à l'horizon (quoique déjà beaucoup plus rare). Et c'est justement parce qu'il n'y a rien à voir que j'aimerais avoir des yeux derrière la tête, pour ne surtout pas manquer la moindre petite chose, le plus petit point, que je pourrais apercevoir sur l'eau ou à l'horizon.

            Nous naviguerons sous spi toute la journée, malgré la faiblesse du vent.

            Depuis que nous sommes repartis de Ténérife, il nous semble à tous que la partie la plus longue de la journée est la fin de l'après-midi. Le soleil se couchant vers 18h30, il faut ensuite trouver une occupation jusqu'à l'heure du dîner, mais en économisant l'électricité pour ne pas trop décharger les batteries avant la nuit. Aussi aujourd'hui nous jouerons au Tarot (sauf Papa qui trouve ce jeu trop complexe). Et tellement la soirée paraîtra longue, on se permettra même, à l'initiative du patron, de prendre un bon apéro qui aidera à passer le temps.

Vendredi 10 Janvier (5ème / 16ème jour) 

            Après une nuit sans problèmes particuliers, le soleil me tire du lit "tôt" ce matin. Il y a pas mal de vent et il vaut mieux bien se protéger avec des crèmes solaires avant de s'installer dehors, car la fraîcheur nous fait presque oublier que le soleil tape dure. Chacun prend quelques couleurs et ça nous donne vraiment meilleure mine !

            Distraction de la journée : nous voyons un gros oiseau noir, assez beau, dont le plumage ressemble à du velours. Plusieurs fois dans l'après-midi, il est venu décrire quelques cercles autour du bateau, sans un bruit, s'est posé et s'est laissé porter par les vagues, puis est reparti. Mais où ? Où peut-il trouver un endroit pour faire son nid au milieu de cette vaste étendue d'eau !

            Vers minuit, alors que Papa prenait son quart, le vent s'est mis à forcir, en soufflant un peu plus fort à chaque heure de la nuit, atteignant 25 noeuds. Plusieurs manoeuvres de prises de ris et pour rouler le génois seront nécessaires. Et Persée se plaignait de nouveau par de sinistres craquements, tandis que dans les cabines, on était rudement ballottés, Persée étant fouetté par les vagues de côté et titubant brusquement d'un flotteur sur l'autre au gré des flots déjà bien agités. Autant dire que personne n'a vraiment dormi, et les deux Guy, trop secoués dans les cabines avant, ont bivouaqué dans le carré.

Samedi 11 Janvier (6ème / 17ème jour)

            Le soleil apparaît derrière les nuages menaçants de la pluie qui tombe parfois. La mer se creuse, moutonne, et le vent souffle toujours aussi fort (25-30 noeuds). C'est une rude journée qui s'annonce, et nous n'y étions plus habitués. Les hommes se relaient assez fréquemment à la barre pour ne pas fatiguer trop vite, chacun se présentant à tour de rôle pour recevoir une véritable explosion l


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