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Interview avec Ellis Amdur : un voyage de l'aïkido aux koryu

Publié le 02 mai 2013 par Ivan

Ellis-Amdur-3.jpgEllis Amdur est un personnage haut en couleur, immanquable si vous vous intéressez à l'histoire de l'aïkido ou aux écoles classiques (Koryu). Ecrivain prolifique, narrateur hors-pair et n'ayant pas sa langue dans sa poche, il est devenu une référence mondiale à bien des égards : dans les koryu bien entendu puisqu'il est shihan de deux écoles (fait assez rare pour être souligné), mais également dans les techniques de sécurité, en psychologie dans les situations de crise . Il a fréquenté et étudié avec des figures de l'aïkido comme Yamada senseï, Terry Dobson, O senseï et son fils Kisshomaru. Mais avant de lui laisser la parole, je voudrais tout d'abord vous raconter l'histoire de cet article.

Je connais Ellis Amdur par ses livres, notamment Traditions martiales : origine et transmission du savoir dans les écoles d'escrimes japonaise. Sur les conseils de Léo Tamaki, j'avais acheté ce livre 4 ou 5 ans auparavant et je me suis littéralement régalé. Depuis, cet ouvrage est l'une des meilleures références sur les koryu que j'ai dans ma bibliothèque. Puis, il y a plus d'un an, j'avais contacté Ellis Amdur pour qu'il m'aide sur un article que je préparai au sujet de l'absence de bouclier dans les arts martiaux japonais. Il m'a immédiatement répondu, aidé, mis en contact avec d'autres pointures comme Meik Skoss et nous avons depuis commencé à échanger régulièrement par email. J'ai très vite compris que j'avais affaire à un homme chaleureux et simple, mais également à un puits de science martiale. La moindre des choses était alors de préparer une interview pour mieux le faire connaître auprès du public francophone.

Il y a 2 mois, je le contacte à nouveau et prépare alors la création de l'article que vous allez lire à présent. Pour m'assurer de la qualité de la transcription de l'anglais oral vers l'écrit, je contacte alors mon ancien partenaire d'aïkidoka.fr, l'excellent Guillaume Erard, bilingue anglophone qui vit désormais à Tokyo depuis quelques années. Il tombe de surprise, car il allait faire exactement la même chose que moi et demander une interview à Ellis Amdur. L'équipe de choc reconstituée pour l'occasion, nous voilà sur le pied de guerre à préparer le quand, où, quoi et comment de l'affaire, lorsque je décide d'en toucher un mot à Léo Tamaki. Pourquoi ? Simplement parce qu'il interview lui aussi beaucoup de maîtres et que je ne voulais pas faire un doublon avec lui. Et là, resurprise (pour moi cette fois-ci), énorme celle-là : il m'annonce qu'il vient d'inviter Ellis Amdur à l'Aïki Taïkaï et à la prochaine NAMT. Mieux encore, que je vais pouvoir le rencontrer puisque je serai également présent à ces évenements. Que rêver de mieux ? Je voudrais donc remercier ici Guillaume pour l'énorme travail qu'il a réalisé malgré son mariage, ses voyages, sa pratique intensive de l'aïkido et du daïto-ryu. La version anglaise de l'interview est sur son site. Merci à Léo Tamaki pour l'invitation d'Ellis en France (à ne rater sous aucun prétexte). Et enfin merci à Ellis Amdur pour avoir accepter pour la première fois de parler de lui, car aucune biographie un peu sérieuse n'existe en ligne à son sujet.

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Guillaume Erard : Ellis, qu'est-ce que vous faites ces temps-ci ?

Ellis Amdur : Je suis en Grèce en ce moment, j’enseigne surtout le soir donc j’ai écrit toute la semaine. Je viens de terminer la version finale d'un livre intitulé Safe Behind Bars [NDR Lit. En sécurité derrière les barreaux], qui est un guide complet pour les agents correctionnels dans les prisons qui sont responsables de l'incarcération (et de soins) des détenus souffrant de troubles mentaux. Je termine également les deuxièmes éditions de mes livres Old School et Dueling with O Sensei

Guillaume Erard : Old School étant épuisé je comprends pourquoi vous voulez faire une deuxième édition, mais pourquoi avez-vous décidé de le faire aussi avec Dueling with O Sensei, étiez-vous insatisfait de certaines parties, ou avez-vous changé d’avis sur certaines choses ?

Ellis Amdur : Pour Old School, j'ai ajouté une bonne quantité d'information. J'ai un nouveau chapitre sur la transmission au 21e siècle, avec une discussion sur la façon dont les ryu [NDR : Écoles traditionnelles] tentent de transmettre leurs connaissances dans un monde où ces formes archaïques, liées à la culture, sont paradoxalement diffusées via des organisations internationales. Je discute en particulier au sujet du Katori Shinto-ryu, du Takamura-ha Shindo Yoshin-ryu et d’une école fascinante de l’ère Edo appelée Honma Nen-ryu. Un autre chapitre examine le rôle de l’enseignement ésotérique (mikkyo, etc.) pour des personnes, étrangers et Japonais, qui ne partagent pas la même vision du monde ou la religion sur laquelle cette connaissance ésotérique est pourtant fondée.

Pour Dueling with O Sensei, en dehors de quelques petits changements d'opinion, je suis toujours assez satisfait de la plupart de ce qui est dedans, j'améliore surtout l'écriture. En fait, ce livre est aussi épuisé et j’ai donc dû choisir entre rééditer le même volume moi-même ou le confier à une maison 'édition. J'ai choisi la maison d’édition, mais ils m’ont demandé du matériel supplémentaire alors, j'ai ajouté trois nouveaux chapitres, certaines drôles comme l'histoire où le pratiquant de Taekwondo combat le danseur de ballet et se fait battre, certains plus sérieux. Mon nouveau chapitre préféré est appelé « It Aint Necessarily So » [NDR Lit. Ce n’est pas forcément vrai], et je pense que je vais, encore une fois, provoquer une certaine controverse, car je prends quelques mythes qui sont généralement acceptés de tous et je les tourne dans tous les sens.

Guillaume Erard : Quand et où êtes-vous né, et dans quel genre d'environnement ?

Ellis Amdur : Je suis né en 1952 à Pittsburgh, Pennsylvanie. Mon père était un ex-agent du FBI qui fut un espion lors de la 2e Guerre mondiale. Plus tard, il est devenu avocat. Ma mère était une ancienne chanteuse d'opéra et une pianiste de concert. J’ai une sœur. Après la mort de mon père, ma mère est devenue soliste dans une synagogue et, plus tard de soixante à quatre-vingt-deux ans, aide sociale dans un hospice. J'ai grandi dans un quartier de banlieue de classe moyenne, avec de grandes maisons et beaucoup d'arbres autour.

Guillaume Erard : Quel genre d'enfant étiez-vous ?

Ellis Amdur : J'étais un peu tout. J'étais assez intellectuel, mais j’ai beaucoup joué au basket-ball. En tant que garçon juif dans une société majoritairement chrétienne, non seulement je me sentais comme un étranger, mais je voulais être un étranger. Comme beaucoup de jeunes, j'ai essayé divers styles : à un moment donné, j'ai eu une crinière de cheveux qui tombait à mi-chemin le long de mon dos, et au collège, j’ai étudié l'histoire de l'art, la psychologie jungienne et la philosophie existentielle, en particulier celle de Maurice Merleau-Ponty et Emmanuel Levinas.

Guillaume Erard : Pouvez-vous nous parler de vos débuts dans les arts martiaux ?

Ellis Amdur : J'ai commencé à faire du karaté dans le jardin de quelqu'un quand j'avais 15 ans. Le gars, une sorte d’escroc martial typique, était un professeur de gymnastique qui avait fait un peu de Karaté dans l'armée. J'ai fait un peu de cela, mais c'était vraiment des bêtises.

Quand je suis allé à l'Université de Yale à New Haven, Connecticut, j'ai entendu parler de cette école appelée Kung-fu Wushu. C'était une école affiliée à celle d’Alan Lee, qui était l'un des premiers Chinois d’Amérique à enseigner aux non-Chinois. Le gars qui tenait l’école était noir qui était membre du mouvement religieux syncrétique, la Nation de l'Islam. Je m'y suis entraîné pendant quelques années, j'étais leur seul blanc (rires). Malheureusement, le gars s’est finalement enfui avec les fonds du dojo (rires).

À partir de ce moment, j'ai décidé d'aller à New York pour apprendre directement avec Alan Lee. J'ai regardé dans l'annuaire et l'école Alan Lee était à environ 36 pâtés de maisons de là où je logeais dans Christopher Street à Greenwich Village. C'était une chaude journée d'été et j'ai décidé d'y aller à pied au lieu de prendre le métro. À un certain point, je me suis senti fatigué et je me suis souvenu que dans la 18e rue, il y avait une école d'Aïkido. Je connaissais l'Aïkido en raison d'une annonce que j'avais vue sur le dos d'une bande dessinée et qui disait : « Projetez les gens avec de l'énergie mystique ». Je voulais vraiment voir ce que c’était et j'ai donc pensé que je pourrais aller jeter un œil à l'école d'Aïkido et aller à l'école de Kung-fu le lendemain.

J'étais tellement mûr pour une conversion que je regrette parfois ne pas avoir été quelques rues plus loin, car il y avait une école de Capoeira. Si je m'y étais rendu, je serais allé au Brésil au lieu de me retrouver au Japon et je me serais probablement beaucoup plus amusé ! (rires)

Guillaume Erard : Qui enseignait à cette école ?

Ellis Amdur : Je me suis retrouvé au New York Aikikai de Yamada Yoshimitsu. Je n’en savais pas beaucoup sur les arts martiaux japonais à part le peu de karaté que j'avais fait avant, mais c'était le bon moment. Cela m'a captivé. Yamada Sensei n'était pas sur le tapis ce jour-là, mais le niveau était très élevé. Je pense vraiment que, à l'exception de l'Aïkikaï de Tokyo, le New York Aikikai à cette époque avait la plus grande concentration de personnes qualifiées que n'importe où ailleurs dans le monde. Il y avait facilement une vingtaine 3e Dan, ce qui à l'époque était proche d'un 5e ou 6e Dan aujourd'hui en raison de l'inflation des grades. Il y avait beaucoup de gens très forts avec des caractères très affirmés.

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Guillaume Erard : Est-ce Yamada Sensei qui avait publié cette annonce sur l'énergie mystique ?

Ellis Amdur : Non ! C'était juste une BD. Yamada Sensei est un personnage haut en couleur, mais il ne ferait pas ça ! (Rires)

J'ai découvert qu'environ un mois plus tard, une branche affiliée allait s’ouvrir à New Haven. L'enseignant était Bob Barrett, il assistait un ancien capitaine de l'armée thaïlandaise, Samboon Tongarom, un gars brillant qui était aussi une gymnastique, judoka, et entraîneur de natation. Il était un pratiquant incroyablement physique et qualifié qui était sur une bourse de l'armée afin d’apprendre et enseigner les arts martiaux aux États-Unis. Quand Tongarom est reparti en Thaïlande, Bob a affilié son école ailleurs. À l'époque, l'école était appelée le New Haven Aikikai et Yamada Sensei, Terry Dobson, et Harvey Konigsberg allait régulièrement là-bas et faire cours. C'est là que j'ai commencé l'aïkido.

Guillaume Erard : Et après ça, vous êtes allé à étudier auprès de Terry Dobson?

Ellis Amdur : J'ai fini l'école à New York et pendant un certain temps, j’ai vécu près de son dojo de Bond Street et j’ai par la suite emménagé dans le dojo. Je me foutais de la politique et j’allais encore tous les jours au dojo de Yamada Sensei. J’allais partout où les gens me laissaient m’entrainer, mais Terry était comme mon mentor.

Guillaume Erard : Comment était Terry Dobson et pourquoi avez-vous décidé d’apprendre avec lui?

Ellis Amdur : Terry était un homme tout à fait remarquable. Il était costaud et il faisait des choses étranges sur le tapis (il avait étudié le xingyi avec le célèbre Wang Shu Jin et il a aussi été le premier élève non japonais de Hatsumi Masaaki), mais fondamentalement, sa technique en Aikido est assez limitée. Il faisait principalement shihonage et irmininage, quoique d'une manière tout à fait unique, que j'ai intégrée dans mon propre Aïkido. Il aimait aussi ikkyo et nikyo. Il faisait des choses très simples, mais ce qu'il avait de vraiment incroyable, c'est qu'il avait la possibilité de se détendre et laisser tomber son poids sans aucune tension locale.

O senseï enseignant l'aïkido à Terry Dobson

C’était aussi un provocateur. Je me souviens d'un jour où il est venu au Japon dans les années 1975. Il y avait un important contingent de Français qui s'entraînaient au Hombu à ce moment et ils avaient tendance à être très « comme il faut » et stricts, disant qu'il y avait une seule bonne façon de faire les choses. Nous sommes allés au cours d’Osawa Sensei et après, nous avons commencé à pratiquer librement. Les gens étaient curieux de Terry parce qu'ils connaissaient son histoire d’uchi-deshi, même s’il ressemblait à un gros motard hirsute et gras. Pendant que nous travaillions, il improvisait toutes sortes de sutemi waza et autres trucs bizarres, pendant que ces gars français regardaient en murmurant comme des poules en chaleur au bord du tapis. Tout d'un coup, Terry sort sa serviette trempée de sueur de son keikogi, et me la jette au visage en plein milieu d'une technique ! Les gens étaient simplement outrés, nous étions là à l'Aïkikaï, et cet homme se comportait comme une bête. (Rires) C'est la façon dont Terry était sur le tapis et c'est pour cela que j’avais beaucoup de plaisir à pratiquer avec lui, il bousculait vos certitudes.

Guillaume Erard : Je n'étais pas au courant du fait qu'il était revenu à l'Aïkikaï après l’avoir quitté la première fois.

Ellis Amdur : Oui, vous savez, il y avait toutes ces histoires politiques, et ça n'a jamais cessé. Il est venu juste après le premier Congrès de la Fédération internationale d'Aikido, il essayait d'obtenir un certain niveau d'indépendance pour l’Aikido américain, et aussi pour jouer un rôle diplomatique puisque c'était l'époque où Saotome Sensei était hors de l'Aïkikaï.

Guillaume Erard : Cela me rappelle les problèmes de statut qu'un autre pionnier, André Nocquet, a eu quand il est revenu en Europe.

Ellis Amdur : Terry n'était pas nécessairement à la recherche d'une plus grande reconnaissance, mais il était scandalisé par le fait qu'il considérait que l'Aïkido n'était pas correctement diffusé. En dépit de ses propres défauts, il estimait que l'Aïkido pouvait littéralement transformer la pensée humaine dans le monde. Il ressentait une vraie angoisse quand il voyait que l'Aïkido était présenté comme un autre art martial banal - soit comme une entreprise pour faire de l'argent soit tout simplement comme une pratique de pseudocombat.

Guillaume Erard : Nocquet et Dobson étaient tous les deux des hommes mûrs quand ils sont entrés Hombu Dojo par rapport aux jeunes uchi-deshi japonais et on peut se demander si cette différence d'âge pourrait expliquer pourquoi ils se sont plus intéressés à la dimension humaniste, plutôt que la dimension physique de l'Aïkido.

Ellis Amdur : En fait, Terry n'était pas mature. Il était dans un état désespéré quand il a commencé l’Aikido. Il vivait à la campagne, dans un petit village, avait ce qu'il pensait être une liaison secrète avec la femme d’un agriculteur, et il était complètement ostracisé. Il est allé à Tokyo un week-end, décidant que s'il ne trouvait là-bas une raison de vivre, il reviendrait à la campagne pour se suicider. Il était assis à un stand d’udon [NDR Vendeurs ambulants vendant d’épaisses nouilles de farine de blé], et un dépliant en papier est venu voler contre sa jambe. Il le ramassa, et il était écrit - en anglais !! – qu’une démonstration d'aïkido avait lieu à Yokohama. Il avait fait un peu de judo, il est allé à cette démo de Yamada sensei et littéralement, il le suivit sur son chemin de retour jusqu’à l'Aïkikaï comme un chien errant. Quand il a voulu être uchi-deshi, il y a eu beaucoup d'opposition, mais Tamura Sensei a parlé de lui à O sensei, qui a simplement dit : « Je veux de lui ici. » Mais pour en revenir à votre question, à la fois dans le cas de Nocquet et de Dobson, aussi différents fussent-ils, parce qu'ils avaient été uchi-deshi, ils ne pouvaient pas être reniés, ils faisaient tous deux parties de la famille.

Guillaume Erard : Combien de temps avez-vous pratiqué l'aïkido avant d'aller au Japon ?

Ellis Amdur : J'ai fait environ quatre ans en Amérique, puis deux ans au Japon.

Guillaume Erard : Pourquoi avez-vous décidé d'aller au Japon ?

Ellis Amdur : J’ai reçu mon diplôme de l'université en psychologie, mais la perspective d'études supérieures de travail en tant que psychologue, me faisait horreur à l'époque. Dans mon esprit, c'était une sorte de mort lente, un avenir prévisible, dans lequel il n'y aurait pas de surprise ou d'aventure. Je pensais que je pourrais aller au Japon et voir ce qui se passerait ensuite.

Guillaume Erard : Où avez-vous fait votre formation en Aïkido ?

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Ellis Amdur : Je me suis associé à un petit dojo à Tokyo appelé le Kuwamori dojo. Il était dirigé par un homme merveilleux, Kuwamori Yasunori. Ce qu'il m'a donné, c'était la liberté, il a dit qu'il n'avait pas besoin de moi en tant qu'élève en tant que tel. J’ai cependant vécu dans sa maison pendant un certain temps.

Ce qu'il a fait, c'est qu'il a fait broder son nom de dojo sur mon hakama, ce qui signifiait que j'étais la propriété de ce dojo. Cela signifiait que je pouvais aller dans n'importe quel autre dojo, et que je serais perçu comme un invité et ma présence, comme une marque de respect de Kuwamori dojo. Cela clarifiait aussi ma situation, les gens ne se demanderaient pas quoi faire de moi ou si j’étais là pour m’inscrire. La seule question serait de savoir si je me comportais bien en tant qu’invité. En tant que débutant, conservais-je le style auquel j'étais habitué ou essayais-je d'apprendre quelque chose ? De cette façon, je me suis entraîné à ce que j'appelle le « changement de forme », je tentais de devenir le maître, autant de façon interne qu’externe, de me déplacer et de me sentir exactement comme l'enseignant. Dans mon propre dojo Kuwamori, je le faisais aussi avec le sempai, même s’il s’agissait de vieillards grabataires. Je partais du principe que je savais déjà ce que je savais, et que je ne pouvais pas apprendre quoi que ce soit en répétant ce que je savais déjà. Au contraire, si je pouvais prendre le mouvement de quelqu'un, je pourrais apprendre quelque chose de n’importe qui, même s'il ne s'agissait que des failles dans leur technique.

Guillaume Erard : C’est-à-dire que vous effectuiez la technique de la façon dont votre partenaire aurait aimé la recevoir ?

Ellis Amdur : Oui, quand un vieux cinquième Dan me disait de changer quelque chose parce que je ne bougeais pas bien, je le faisais, parce que ce n'était pas un combat, c'était un laboratoire. Je n'avais rien à perdre de le faire. Je pensais que plus je m’ouvrais moi-même, plus mon propre style fusionnerait et deviendrait crédible. Je fais deux mètres de haut et plus d'une centaine de kilos, je ne suis pas capable de faire le style de Kisshomaru Sensei ou de qui que ce soit d'autre. (Rires)

Guillaume Erard : Avez-vous obtenu ou passé des grades d'aïkido au Japon ?

Ellis Amdur : Le dernier examen formel que j'ai passé était le Nidan devant Yamaguchi Sensei au Kuwamori dojo. Il ne m'aimait pas beaucoup. Il avait l'habitude de faire des suburi [NDR : Coupes au sabre] avec les gens [NDR : Pour plus de détails, lire l'article de E. Amdur sur Yamaguchi Sensei sur AikiWeb] donc il vous ramassait comme un outil et si vous ne vous comportiez pas comme il le voulait, il vous jetait au loin et passait à un autre outil. J'ai essayé quand j’assistais au cours de Yamaguchi Sensei, mais il y avait des choses que mon corps refusait de faire, cela n’avait pas l'air intelligent. Attention, Yamaguchi sensei était génial, mais ce que j'entends par « l'intelligence » ne se réfère pas à la maestria. Je trouvais que ce qu'il faisait était trop subordonné au fait que son uke se plie à ses désirs. Je voulais m'entraîner avec quelqu'un qui pourrait maintenir son style, quel que soit ce que leur adversaire faisait. Parmi tous les gens que j’ai jamais rencontrés, le meilleur à cela était mon ami et professeur, Su Dong Chen, mais je suppose que cela devrait être une autre histoire.

Parce que Yamaguchi sensei était le superviseur de la Kuwamori dojo, quand j'ai arrêté d’aller à ses cours à l'Aïkikaï, il l’a remarqué. J'ai donc passé ce test de Nidan et contre toute attente, il me l’a donné. Plus tard, j'ai entendu dire que pendant qu'il tenait sa cour à un café local, il a dit à mon sujet : « Je n'aime toujours pas ce gars-là, mais je dois admettre qu'il a fait son propre aïkido, et ça marche pour lui ». C'est un beau compliment de la part quelqu'un qui ne vous aime pas.

Guillaume Erard : Qui sont les enseignants avec qui vous avez aimé vous entraîner le plus ?

Ellis Amdur : Kuwamori dojo était l'endroit où je travaillais. Kuwamori-san, qui est mort très jeune, était comme mon grand frère, il était magnifique. Il faisait 1m75, 80 kilos, massivement et magnifiquement construit. C’était un homme joyeux qui n'avait rien à prouver, un bel homme.

Un autre professeur qui m’a marqué était Nishio sensei. Il était l'un de mes idéaux, à la fois comme un budoka et comme homme. Il avait une capacité unique d'absorber d'autres arts martiaux, et de les transformer en son propre art : aikido, judo, karaté, jodo et iaido. Son aïkido peut être décrit comme beau. C'était une combinaison de virilité et de grand art.

J'ai aussi particulièrement aimé Yoshio Kuroiwa sensei. Il a commencé autour de 1954. Il était de six mois le junior de Kato Hiroshi Sensei, qui lui a cassé le bras lors de sa première classe. (Rires) Kuroiwa Sensei m’a dit que suite à cela, la mère de Kato Sensei l’a trainé par l’oreille pour qu’il présente ses excuses à la sienne. Kuroiwa Sensei était un homme intéressant, après la Seconde Guerre mondiale, la normalité et la boxe ont refait surface et il a probablement combattu plus de 200 fois sans catégories de poids. Contrairement à beaucoup des gens qui sont devenus Shihan au Hombu, il n'était pas issu d’une classe moyenne bourgeoise, il venait d’Asakusabashi, dans le centre de Tokyo [NDLR : considéré comme la ville « basse » d'Edo, Asakusa accueilli historiquement les franges les plus modestes de la population, et il accueillit pendant un temps les quartiers de plaisirs et de divertissements]. C’était un enfant difficile et il avait en lui ce genre de colère que les enfants pauvres ont parfois. Il avait l'habitude de se promener et de chercher la bagarre avec les étudiants plus âgés, de les assommer, et de leur voler leurs badges scolaires comme des trophées. Il a commencé l'aïkido quand il a réalisé que son attitude n'était probablement pas la meilleure pour sa propre sécurité, en espérant que Ueshiba Sensei pourrait l'aider à se reformer. La spécificité de sa pratique était qu'il liait toutes ses techniques à la boxe, pas en termes de frappes, mais en mettant toutes les techniques de l'aïkido dans un cadre de crochets ou d’uppercuts, jamais en étendant les bras ; tout était basé sur une spirale dans un huit. Pour le reste de mon apprentissage de l'aïkido, il fut mon influence principale.

Yoshio Kuroiwa démontrant au premier Aikido Friendship Demonstration

Guillaume Erard : Vous avez ensuite arrêté l'aïkido pour étudier koryu…

Ellis Amdur : J'ai commencé l’Araki-ryu environ deux mois après mon arrivée au Japon, donc je me suis en fait entraîné en parallèle pendant un certain temps. J’ai arrêté officiellement l'Aïkido en 1978. J’ai aussi commencé le Toda-ha Buko-ryu cette même année.

Guillaume Erard : Comment avez-vous découvert l’Araki-ryu ?

Ellis Amdur : je voulais faire du Yagyu Shinkage-ryu. J'ai entendu parler d'un gymnase ou l’on pratiquait l’Araki-ryu et le Yagyu Shinkage-ryu et j'ai décidé d'aller à l’Araki-ryu, le samedi, juste pour regarder, puis au Yagyu Shinkage-ryu le dimanche et si possible, m’inscrire. Je ne parlais presque pas japonais, j'étais habillé en blue-jeans, et quand je suis allé à la classe d’Araki-ryu, l'enseignant, un homme a l’apparence formidablement dangereuse, seulement un peu plus âgé que moi, se comportait de façon très méfiante, voire hostile . Cela pourrait être une longue histoire - donc, pour résumer, il m'a finalement invité, et je me suis assis en seiza sans bouger pendant trois heures. Je n'ai honnêtement pas aimé ce que j'ai vu, au premier abord. Cela semblait très violent et peu sophistiqué. À la fin de la classe, il s’est dirigé vers moi et m'a dit : « Vous pouvez commencer la semaine prochaine. » Malgré moi j'ai répondu : « Je vous remercie, je vais le faire ». Je n'avais aucune envie de les joindre - mais je tiens toujours mes promesses. Je suis allé au Yagyu-ryu Shinkage le lendemain et ils m’ont également invité à les joindre, mais j'ai refusé, disant que j'étais déjà engagé avec l’Araki-ryu. Je me maudissais à l'intérieur, parce que le Yagyu-ryu Shinkage c'était ce que je voulais faire. Mais j'ai fait le bon choix. Le Yagyu Shinkage-ryu est un joyau poli, je suis plus adapté à un morceau de roche.

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Ellis Amdur et son sensei de l'Araki-ryu. Démonstration au Meiji-jingu en 1977

Guillaume Erard : Qu'est-ce que vous trouvez particulièrement intéressant dans l’Araki-ryu ?

Ellis Amdur : Mon intention initiale était de compléter mon Aïkido avec un vieil art martial, mais quand j'ai commencé à pratiquer, non seulement je suis tombé amoureux de l’Araki-ryu, il est devenu moi. Les ryu ont des personnalités et l’Araki-ryu a celle d'un carcajou, un animal profondément agressif, bas sur ses appuis, qui va essayer de gagner par tous les moyens nécessaires. Ce n'est pas comme le Jigen-ryu [NDR : Jigen-ryu, lit. La réalité révélée ; une école qui se concentre en grande partie sur la première attaque], qui est pure berserker. Soit dit en passant, l'état berserker est quelque chose que les gens ne comprennent pas. Le vrai berserker n'est pas chaotique, ou dans un état de rage indifférenciée. C'est en fait la capacité de puiser dans une sorte de pouvoir primal, dans lequel on peut exercer 100% de sa puissance, sans rien retenir, soit par crainte de la mort, de la douleur, ou de la peur. On peut parer ou même se retirer dans un état berserker, mais la plupart du temps, c'est comme un faucon plongeant à 200 kilomètres à l'heure sur sa proie. Je dois aussi signaler qu’il existe différentes lignées d’Araki-ryu, et que celle que je pratique est très différente de celle, plus orientée sur les démonstrations, qu’on voit souvent au Japon.

Guillaume Erard : Tout cela semble tout à fait aux antipodes des idéaux de l'Aïkido ...

Ellis Amdur : La chose étrange est que je suis devenu une personne beaucoup plus agréable en faisant de l’Araki-ryu qu’en faisant de l'Aïkido. Il y a quelque chose dans l’Araki-ryu qui collait vraiment profondément dans ma neurologie, mon esprit, répondant à des choses enfouies qui devaient être abordées.

Ellis Amdur démontrant la mécanique corporelle de l'Araki-ryu en slow-motion

Guillaume Erard : Avez-vous décidé d'arrêter l'Aïkido pour consacrer plus de temps à Araki-ryu ?

Ellis Amdur : Je faisais Araki-ryu depuis deux ans et un jour, alors que je pratiquais librement avec mon professeur, je lui ai dit que je n'étais pas sûr que l'Aïkido soit efficace. Mon professeur avait pas mal fait de dojo yaburi [NDR : Aller de dojo en dojo afin de défier les enseignants et les élèves plus avancés] - en fait, il était sinistrement connu pour ça -, et il a suggéré que je devais aller tester mon professeur.

Comme je l'ai déjà dit, mon professeur d'Aïkido était comme mon frère donc je n'allais pas le faire de cette façon. Lui et moi avions l'habitude de travailler librement après le cours quand personne ne regardait, j’ai alors commencé à bloquer ses techniques et chaque fois que je l'ai fait, il a réussi à me projeter, mais avec une technique de judo. Pour moi, il semblait que le judo était son option lorsque l'Aïkido ne fonctionnait plus. J’ai donc conclu que je m’étais trompé d’art martial et j’ai fait du Judo pendant quelques années, me concentrant en particulier sur les saisies proches de celles de l’Araki-ryu. Maintenant, je dois dire que ces dernières années, dans mes études sur les arts martiaux internes, j'ai pris conscience que l'aïkido qui a été enseigné à presque tout le monde n'était pas l'essence de l'art. Ce que j'ai vu, cependant, était principalement orienté sur la technique, et même s'il y avait sans doute des enseignants d'aïkido pur qui étaient plus redoutable que je ne l’étais, il y avait tellement de lacunes techniques dans l'art que je n'avais tout simplement pas envie d’en faire plus.

Guillaume Erard : Quelles ont été les réactions quand vous avez dit que vous arrêtiez l’aïkido ?

Ellis Amdur : J'étais toujours impliqué avec Terry Dobson et ça l’a vraiment bouleversé. Nous avons eu, à certains égards, une relation père-fils, et il m'a considéré comme quelqu'un qui pourrait reprendre le flambeau. Au lieu de cela, il considérait que je le rejetais. Je ne pense pas que l'Aïkido, dans son essence, remplisse le rêve de Terry, sinon il y aurait plus de gens avec plus d'intégrité. Ne vous méprenez pas, il y a des tas de gens fantastique dans l'Aïkido mais il y en a dans tous les arts martiaux. L’Aikido ne semble pas avoir ce programme particulier qui changerait radicalement les personnalités de sorte que nous ne sommes plus dans cette lutte humaine de combat/fuite. Il nous fournit des solutions de rechange, avec des possibilités, mais il n'est pas unique en son genre.

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Ellis Amdur, démonstration d'Araki-ryu

Guillaume Erard : Vous détenez également un certificat d'enseignement en Toda-ha buko-ryu, comment avez-vous commencé cela ?

Ellis Amdur : Environ deux ans après mon début en Araki-ryu, ma femme alors et moi voulions pratiquer quelque chose ensemble, et j'ai eu une introduction auprès de Nitta Suzuyo du Toda-ha Buko-ryu, une école spécialisée dans le naginata, en particulier le kagitsuki naginata [NDR : un naginata avec une pièce transversale pour bloquer les lames]. Nitta sensei était une femme tout en élégance, dignité et grâce. Elle a fait suite à ma mère en tant que modèle de force et de moralité. J'avais besoin d'elle désespérément, parce que j'étais très attiré sur les extrêmes de la vie - je le suis encore - mais ce qui m'a tenu civilisé a été l'influence morale de ces deux femmes.

Guillaume Erard : Le naginata n’est-il pas considéré comme une activité « de fillette » au Japon ? Qu'est-ce qu'un grand homme comme vous y trouvait ?

Ellis Amdur : Si l’Araki-ryu est comme un carcajou, le Toda-ha Buko-ryu est comme un Doberman ; c'est un art très agressif. Il n’y a aucune retraite, on attaque même lorsqu’on recule. Le fait que le naginata soit associé aux femmes est une singularité historique. C'était une arme d'hommes puissants. Toutefois, il a fourni aux femmes isolées quand leurs hommes étaient à la guerre, une arme longue et efficace contre les attaques à cheval ou à pied. Durant la période d’Edo, l'arme a été très allégée, et elle est devenue le symbole de l'engagement de la femme bushi à un rôle social confiné. Via la formation au naginata et aux autres budo pour les femmes, il s’agissait de développer l'endurance et la ténacité à accepter un rôle social très rigide. Cela dit, Toda-ha Buko-ryu a retenu un jeu de techniques très puissantes et très agressives.

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Ellis Amdur, démonstration de Toda-ha Buko-ryu avec Nitta sensei, au Meiji-jingu

Guillaume Erard : A-t-il fallu des efforts particuliers pour apprendre deux disciplines à la fois ?

Ellis Amdur : L'apprentissage de deux ryu est en réalité très difficile - je pense que la plupart des gens qui font cela sont avides de technique - et ils peuvent facilement devenir des collectionneurs ryu. Ils apprennent différentes séries de kata, mais rien ne pénètre profondément. Ils font le ryu, ils ne deviennent pas le ryu. Il est en fait profondément difficile de faire vraiment justice à un ryu, de faire une véritable justice à deux ou plus est exponentiellement plus difficile.

Araki-ryu a rempli ma moelle osseuse. En fait, j'étais Shihan-dai en Toda-ha Buko-ryu après douze années de formation, c’est alors que j'ai effectivement fait mon premier vrai kata de Toda-ha Buko-ryu. Je m’en souviens comme si c'était hier - c'était tellement différent de ceux de l’Araki-ryu, si puissant dans sa manière propre. C’est le moment ou le Toda-ha Buko-ryu s’est finalement implanté dans mon système nerveux, un grand moment de réalisation. Il y a un certain niveau, peut-être, ou tout ryu martial est le « même » - mais d'un autre point de vue, ils sont profondément différents, avec des organisations physiques et psychologiques différentes. Je deviens littéralement une personne différente quand je fais chacun de ces ryu. Bien sûr, en combat libre, ils se fondent en une seule entité, mais je maintiens la distinction. Revenant à un point antérieur dans cette discussion, c'est cela le vrai changement de forme.

Ellis-Amdur-shihan.jpg

Remise du certificat de shihan de la Toda-ha Buko-ryu, par Nitta sensei

Lire la suite de l'entretien en français sur le site de mon ami Guillaume Erard.

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Entretien réalisé en Anglais par et disponible en version originale sur GuillaumeErard.com.


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