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Témoignage de Jan Marekjko sur Hannah Arendt

Publié le 11 mai 2013 par Ttdo

Manhattan: Riverside Drive. Vers la 100 rue, d’énormes bâtiments abritant des centaines d’appartements ont été construits le long de l’Hudson River. Bunkers à la fois horribles et fascinants. C’est là qu’habitait Hannah Arendt, au 15ème étage environ. Je l’avais appelée par téléphone dès mon arrive à New York en octobre 1974 et nous avions fixé rendez-vous pour le lendemain.

Lorsqu’elle m’ouvrit la porte, elle avait l’air d’une petite souris effarouchée par l’immensité caverneuse de la ville. Nous nous installâmes dans une pièce qui avait l’air à la fois d’un salon et d’un bureau. Une table de travail près de la fenêtre, avec quelques feuillets manuscrits: elle devait probablement travailler à son ouvrage « Thinking and Willing » qu’elle ne devait jamais achever et que son amie Mary McCarthy se chargea de publier. De cette table, elle pouvait voir l’Hudson River avec, au loin. New Jersey et ses couchers de soleil.

J’avais de la peine à comprendre son anglais au fort accent allemand. Tous les « w » étaient des « v » de sorte que «where» n’était pas « houere » mais quelque chose comme «vairrr». Quand elle apprit que j’etais né à Gdansk, elle eut cette question qu’elle me posa avec angoisse: « Comment êtes-vous sorti de là-bas ? » En une seconde je mesurai tout le sens de cet énorme effort intellectuel que représente son oeuvre majeure: «Les origines du totalitarisme ». Elle avait vu le monstre totalitaire ravager le XXe siècle et, telle une Jeanne d’Arc philosophique, avait lutté de toutes ses forces contre lui. Mais il restait en elle quelque chose de l’effroi qu’elle avait tout d’abord ressenti devant ce monstre. Quelqu'un qui, comme moi, venait de là-bas, de Gdansk, de ce lieu où avait commencé la Seconde Guerre mondiale, de cette ville à la fois allemande, polonaise, puis, à l’époque de mon arrivée à New York, encore colonisée par I’URSS, ravivait son effroi.

J’étais fasciné par Hannah Arendt et sa lutte héroïque contre le totalitarisme tel qu’il existe non pas tant hors de nous qu’en nous. Je savais déjà que le mal, au XXe siècle n’est pas qu’un système politique, c’est-à-dire un danger qu’on pourrait aisément désigner à l’extérieur de soi. Je savais que c’était un « alien » qui s’insinue
dans l’intérieur des chairs et qu’on pouvait donc pas le porter on soi, cet « alien », cette «bête immonde », alors même qu’on prétendait lutter contre lui. Pureté dangereuse...

La fascination que j’éprouvais pour Hannah Arendt m’avait fait oublier toute préoccupation matérielle. J’étais arrivé à New York presque sans le sou - je ne songeais même pas à une carrière ou à des diplômes. Je voulais seulement m’approcher de la vérité et j’étais sûr que Hannah Arendt me guiderait dans cet obscur cheminement. Quelque peu effrayée par tant de passion chez moi, elle m’avait lancé, un jour: «You are too reckless » (Vous êtes trop téméraire).

Elle donnait cours et séminaires à la New School for Social Research, université fondée par les intellectuels juifs qui avaient réussi à échapper à l’Allemagne nazie. Nous parlions beaucoup de Hegel, de Platon, de Rousseau, de saint Augustin. Elle avait une approche « talmudique » des textes théologiques ou philosophiques. Je veux dire qu’elle ne tirait pas des leçons de ces textes, n’en déduisait pas un message, ne nous les enseignait pas, mais les ouvrait pour ainsi dire devant nous pour en faire un espace de réflexion et d’émerveillement. Elle s’efforçait aussi de nous les faire goûter, ces textes, à travers ce mélange de révérence et d’impertinence propre à la philosophie hébraïque.
Toutefois, à cette philosophie, elle ne se référait jamais explicitement. Moi-même, j’ignorais cette référence. C’est en lisant Buber, Rosenzweig ou Levinas que, plus tard, je compris.

Ce que je ne savais pas non plus, a cette époque, est que, si ses livres me fascinaient tant, c’était parce qu’ils me parlaient de ce que je vivais sans le comprendre, c’est-à-dire de mon déracinement, de ma quête d’une identité dans le chaos de l’après-guerre, de mon désir aussi d’appartenir à une communauté dans un monde ce désir, devenu fou, avait fait des millions de victimes.

Je n’avais pas tout de suite abordé « Les origines du totalitarisme ». L’oeuvre de Hannah Arendt, je l’avais rencontrée dans ce petit recueil d’articles qu’est son « Between Past and Future », recueil qui me paraît être l’équivalent au plan philosophique, d’études pour piano telles qu’on les trouve chez un Chopin par exemple. Liberté de la pensée, variations pleines de rêve, simplicité et profondeur. Après des études de philosophie qui m’avaient dégoûté de la philosophie, ces articles de Hannah Arendt m’avaient permis de renaître à la vie de l’esprit. Grace à eux, j’avais découvert qu’on pouvait dialoguer avec un Platon ou un Karl Marx, au lieu de les étudier servilement comme un petit tâcheron de la pensée ou, pire encore, comme un médecin légiste se penchant sur un cadavre. Grâce à eux, j’avais découvert qu’au lieu de mourir d’ennui dans un long tunnel de considérations logiques, on pouvait penser avec joie et passion. En un mot Hannah Arendt m’avait aidé à reconstruire mon intériorité et c’est dans la redécouverte de cette intériorité que j’avais trouvé une arme contre l’«alien» qui s’était mis à vivre en moi durant la période de fanatisme politique que j’avais connue après Mai 68.

Inutile de dire que, pour Hannah Arendt, ce qui passe aujourd’hui pour de la philosophie, à savoir la philosophie analytique et le positivisme logique, n’était pas de la philosophie. Dans une soirée, je l’avais entendue expliquer à des étudiants stupéfaits que les membres du cercle de Vienne n’étaient à ses yeux que de pauvres petits instituteurs. Elle faisait une exception pour Wittgenstein, mais se méfiait de lui, sentant bien que son inculture philosophique et sa radicale incapacité à dialoguer avec qui que ce soit le plaçaient aux antipodes de ce qu’elle chérissait.

Hannah Arendt pensait pour le plaisir de penser et non pas du tout pour fournir des recettes d’amélioration du monde aux autorités civiles ou militaires, comme c’est maintenant le cas chez la majorité des intellectuels. Bien que dans « Les origines du totalitarisme », elle ait voué la plus grande attention à l’analyse des faits et des idées, l’essentiel de son activité philosophique consistait à partager avec son lecteur ou son auditeur le plaisir de la lecture et du dialogue. De son point de vue, c’était en redécouvrant et en faisant redécouvrir ce plaisir qu’on luttait le mieux contre le totalitarisme. Je ne crois pas trahir sa pensée en affirmant que, pour elle, prendre plaisir à penser pour le seul plaisir de penser, c’était prendre le maquis. Elle parlait volontiers de la Résistance française dans laquelle elle voyait la métaphore d’une résistance plus profonde et encore plus nécessaire, aujourd'hui, que pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle savait qu’on ne combat pas l’aliénation, cette bête noire des intellectuels du XXème siècle, par la lutte des classes, le travail syndical, ni même le travail intellectuel.

À la plupart de nos contemporains, l’affirmation selon laquelle on prend le maquis en se mettant à penser paraît probablement irresponsable. Lutter contre le totalitarisme en partageant le plaisir de penser au lieu d’en appeler à des divisions blindées ? Vous voulez rire ! Mais Hannah Arendt ne riait pas. Elle savait que le totalitarisme est quelque chose de nouveau dans l’histoire humaine parce qu’il n’écrase pas les hommes de l’extérieur mais s’insinue en eux pour les dépouiller d’eux-mêmes et en faire des robots. Elle avait dit, en voyant le bourreau nazi Eichmann à Jérusalem, qu’il n’était même pas méchant mais n’avait pas d’intériorité ou, plus précisément ne pensait pas. Un robot, vraiment, car les robots n’ont pas de vie intérieure. Ils sont rapides, performants, efficaces, comme on entend dire, parfois, qu'il faudrait être dans le monde d’aujourd'hui.

La réaction de Hannah Arendt devant Eichmann n’avait pas plu à tout le monde. Si l’on ne peut plus assigner le mal à des méchants, où va-t-on ? Le problème est qu’assigner le mal à un groupe de soi disant méchants était une spécialité typiquement nazie. Pour eux aussi, le mal avait son origine dans un groupe humain clairement repérable. Ne faudrait-il pas, pour restaurer un peu de bien parmi nous, s’abstenir absolument de chercher un bouc émissaire ? Ne faudrait-il pas penser plutôt que  dénoncer ? C’est en tout cas à cela que Hannah Arendt nous encourageait.

Le grand « rêve » totalitaire est celui d’un système dans lequel l’homme est en trop, c’est-à-dire réduit à sa pure condition biologique, une chose plus ou moins bien palpitante dont on pourrait, au demeurant, prendre grand soin, comme l’on prend soin des bêtes dans un troupeau. Dans les années 50, Hannah Arendt l’avait percé à jour, ce grand « rêve ». Malheureusement, son oeuvre a été publiée pendant la guerre froide de sorte qu’elle s’est trouvée tout de suite prise dans les controverses autour du communisme. Certains l’utilisèrent pour défendre la démocratie libérale tandis que d’autres l’utilisaient pour dénoncer l’inhumanité du capitalisme. La querelle a été si intense qu’on ne s’est pas rendu compte que Hannah Arendt n’a jamais suggéré que son analyse du totalitarisme ne s’appliquait qu’aux systèmes nazis et communistes. On sent bien, à la lire, que, pour elle, nazisme et communisme sont les symptômes d’une maladie plus profonde qui se développe dans les sociétés modernes pour y déraciner les individus en faisant d’eux des êtres sans droits ou sans patrie. De tels êtres se sentent littéralement glisser dans le néant ou l’exclusion, Alors, ils sont prêts à faire n’importe quoi pour se sentir appartenir à n’importe quelle communauté. Et c’est précisément ce désir d’appartenance né de l’exclusion qui peut conduire aux pires catastrophes. Car il n y a rien de tel, pour sortir de l’exclusion, que la dénonciation des mauvais: le mécanisme du bouc émissaire permet en effet de se sentir bien au chaud dans le groupe des militants en marche vers un ordre nouveau ou des lendemains qui chantent.

Sommes-nous condamnés à n’être en semble que comme un groupe de bons contre un groupe de méchants ? N’y a-t-il, dès lors, que l’exercice d’une pensée solitaire qui nous permette de sortir des ténèbres ? Hannah Arendt avait trop le sens du politique pour le croire mais elle ne voyait presque rien dans le XXème siècle qui pût être l’amorce d’une nouvelle solidarité. Ceci tout de même: dans les révolutions modernes, elle repérait, ici ou là, comme le frémissement d’un nouvel espace politique. Dans les premiers «soviets» vite balayés par les bolcheviques ou dans des conseils ouvriers nés, puis emportés, eux aussi, dans la Hongrie de 1956, elle percevait une nouvelle manière d’être ensemble qui ne s’inscrivait pas dans la logique de haine de l’autre qui a animé tout la militantisme politique du XXe siècle. Pour Hannah Arendt, une parole politique a donc résonné qui n’était ni gestionnaire ni révolutionnaire.

L’avenir nous dira si Hannah Arendt avait raison. Mais il est certain que, dans la débâcle actuelle des idéologies et la crise que nous traversons, l’instauration d’un espace politique sans langue de bois est pratiquement le seul espoir que nous puissions entretenir au plan de la cité terrestre.

Texte originellement paru dans Le Nouveau Quotidien, le 21 mai 1997

Repris sur le site du Magazine Philosophie avec la précision suivante : Écrivain et consultant en philosophie, Jan Marejko est animateur du café philosophique de Genève.


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