Magazine Culture

Arrière des trains courts

Par Damien Besançon
Iago Piret-karll n'en vint pas d'emblée au principe de l'Onirisme Horloger – ou OH. Ce fut long et, à vrai dire, tortueux. S'explique ainsi l'âpre débat épistémologique et les querelles d'historiographes qui s’en suivirent, dont l'écho parvient encore à nos oreilles. Tous les OH-séants, quoi qu'il en soit, s'accordent aujourd'hui sur un point : l'extrême prédestination biographique qu'était la sienne à devenir le théoricien que l'on sait. Sa vie, en quelque sorte, fut le terreau idéal pour fixer les connecteurs qui manquaient à nos songes. « Nous n'osions en rêver » est à cet égard le mot d'ordre le plus fréquemment cité par nos instances. PkI (nous le nommerons dorénavant selon cette acception désuète mais efficace, qui, et on peut s'en étonner, apparaît dénuée de toute portée péjorative) a mis un point d'honneur à ne jamais noter le récit de ses rêves. En retour son existence fut, chaque jour un peu plus, l'horizon projectif de songes rendus précis par l'expérience. OH (dont nous supprimons le point d'exclamation final, en vertu des minutes du troisième colloque fondamental) prit son envol dans l'atmosphère de ce que, en termes d'industrie du divertissement vingtièmiste, on nommait une saga. Est-ce un paradoxe si la joie est au final ce qui caractérise OH ? Nous devrons chercher à le savoir, quand bien même une vie de rêve n'y suffirait pas. * J’ai peine à croire que tant de beauté puisse résulter de cet endroit, pensa PkI. Il poursuivit cependant son chemin, découvrant des merveilles plus grandes encore. Derrière le vaste espace, évoquant une clairière entourée de bâtiments dessinés avec soin, il étudia les contours de devantures superbes. Il ne put garder fermée sa mâchoire. L’air est éclatant, le ciel s’irise ; quelle erreur, se dit-il, quelle dramatique erreur ! Comment n’ai-je pas abordé cette jeune femme, dans la ruelle là-bas derrière ? Une crinière comme la sienne, ce roux si délicieux. J’ai cru que c’était impossible. La pureté du visage. Croiser pareille créature, côtoyer tant de douceur suggérée, dans le désespoir ambiant, à quelques encablures à peine de cette place de triste mémoire, ce lieu qui, dans mon souvenir, suffisait à lui seul à rendre toute la cité nauséabonde. Un prodigieux changement est advenu, je n’en doute pas. Mais elle s’en est allée, de son côté. On aurait dit un ange. J’aimerais tant lui montrer la majesté que j’observe, ces dorures, cette délicatesse, le millier de détails qui ravissent mon esprit. Mes yeux se mouillent de larmes. PkI resta en arrêt, seul entre deux places d’inégale superficie. Il récita une chaîne textuelle connue,  Je vis dans la gloire, je vis, je vis dans le Bleu. Immole-moi demain, si je te fais défaut, laisse-moi le jour d’aujour. Et ne t’en reviens pas. Et ne t’en reviens pas, trois fois, puis neuf, serrant contre un pan de sa veste la communication qu’il devait faire ce jour-là dans les sous-sols  des Officiels. Il activa l’enregistreur et se plaça instantanément dans la configuration théorique qui n’allait plus tarder à l’accueillir pour sa contribution. Je vous propose désormais de renoncer aux leçons, démarra-t-il, je dis bien d’y renoncer et non seulement d’oublier ce que j’ai pu vous dire jusqu’à présent sur les rêves. Leur ennui, pensez que c’était là une hypothèse, poursuit-il. Une hypothèse non avérée. Les rêves sont passionnants. L’existence réelle, en tout point, est accablée par la comparaison. Si je déroule un fil, entre les survenances des songes, le trajet de ce fil, à lui seul, est valable plus que la vie de peuples entiers. S’il vous arrive de ne plus trouver la force, et de nos jours quoi de plus banal, si la confiance vous fait défaut, arrêtez alors n’importe qui venant à votre rencontre. Le récit qu’il vous fera, à votre demande, du dernier rêve dont il a le souvenir, ce récit vous sauvera. Bien plus que du désarroi, ou de la détresse. Il vous sauvera pour de bon, vous n’aurez plus d’ennuis, singuliers et pluriels. PkI hocha deux fois de la tête, de manière brève et rapprochée, puis reprit. Il vous sauvera pour de bon, vos ennuis s’en iront. Je vous remercie, termina-t-il, c’est un immense honneur, etc. Les compléments ont été placés dans vos systèmes, aux emplacements indiqués. Le buste relevé, PkI prit soudain une grande inspiration et bloqua quelque temps l’air dans sa cage thoracique. De l’index replié, il appuya fortement sur ses narines et se plongea dans le noir avec emphase. Quand il rouvrit les yeux, la jeune femme aux cheveux roux lui faisait face, sans qu’il puisse, bien entendu, toucher son corps.  Il confondait son image avec celles d’idées à caractère régressif.  Il produisit le son de paroles automatiques, liées à ses songes précédents ; essentiellement des obsessions renvoyant à des impératifs académiques ou à des recommandations d’usage. Je n’ai pas eu le temps. Il ne me reste plus. Je préfèrerais ne pas. Pourvu qu’il ne soit. La beauté de la jeune femme était si grande que PkI ne put s’empêcher de laisser s’installer l’impression qu’il flirtait avec elle. Les paramètres oniriques, même infimes, même imprécis, ne laissaient pourtant rien espérer quant à l’éventualité d’une aventure entre eux – il avait un fardeau bien trop lourd à porter, tout concourrait à décrire les atours d’un amour impossible. C’est alors que survinrent les flashes. D’une grande intensité, ils mélangèrent la suavité du contexte avec l’ineptie des visées : chiens à visage humain, rubans dorés tâchés de sang, coïts abrasifs, bandits-manchots inarrêtables, mandolines par millions, haches débitant des bûches, applaudissements, cris, bols débordant de porridge.  Les poses que prenait la jolie rousse, une fois terminé le flot de ces irruptions, furent toutes plus ravissantes les unes que les autres. Puis un masque aux proportions géantes surgit devant elle, visage difforme la cachant en entier et souriant dans une évidente effronterie. Elle fit une tentative soudaine visant à pousser ce masque. Malgré tous les obstacles il n’y eut plus pour PkI aucun doute : c’était là une éclatante allégeance, l’intense éclat d’une flamme déclarée. Néanmoins le masque se referma, ni plus ni moins, sur la jeune femme aux cheveux rouges. PkI tendit les mains, mais il sentit qu’elles étaient occupées par un être – un nourrisson. Dans un geste d’une tendresse infinie, il offrit le nouveau né à la jeune femme. Mais elle avait laissé place à une sorte d’œuf monstrueux, surmonté d’une touffe de poils orange. PkI poussa un hurlement de douleur. Ses yeux étaient ouverts. Les deux esplanades étaient revenues, il se tenait toujours entre elles. Mais il constata avec horreur qu’elles avaient repris leur aspect antérieur. D’une saleté confinant à l’écœurement. Noires de suie, brillantes de crasse. Il distingua au loin une jeune femme, presque encore une fillette. Il s’approcha. Ses cheveux avaient dû être roux, mais il ne put en juger. Elle semblait sortir des égouts. Elle boitait, et traînait derrière elle une béquille trop petite. Son visage fit à PkI la même impression qu’une vilaine plaie. * Nous avons tous appris à comprendre combien OH n’est pas une entreprise descriptive. Il n’y a pas de coercition, nulle emprise exercée par le pouvoir qu’ont sur nous les rêves. Et même si ce pouvoir s’est installé, même si son progrès fut maintes fois prouvé, au cours des décennies passées, nous ne sommes pas là pour insister sur l’aspect prophétique des OH-séants. Ces instances ne sont pas le réceptacle d’un hommage mais une machine de pensée vivante, dans l’état du songe ou du non-songe. Si PkI a payé de sa vie l’abrogation d’une paroi entre la vie et les songes, paroi qui résidait en premier lieu dans nos façons de penser, c’est bien qu’il possédait une vision de la tâche qu’aujourd’hui nous avons  à cœur d’accomplir. Nous devons réaffirmer la nécessité du laisser-venir de la vie onirique, sans coup de griffe, sans embardée ni jalousie de part et d’autre. Nous avons tout entre nos mains, dans nos corps et dans nos esprits. Mais les affrontements anciens nous empêchent. Nous sommes à la croisée des chemins. La frise du temps et le songe qui la nargue. Nous devons apprendre à ne pas choisir entre l’un et l’autre. L’avenir onirique est la plus belle création de nos défunts. Ils sont, de manière véritable, nos continuateurs. Décidément, il n’était pas prévu pour nous de parler aussi longtemps, aussi longtemps après, dans ces termes, de la figure d’Iago Piret-karll.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Damien Besançon 36 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines