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La Chine, capitaliste ou socialiste?

Par Alaindependant
lundi 27 mai 2013

Pour Samir Amin, «  la première qualification qui s’impose à l’analyste de la réalité chinoise est : capitalisme d’État. Soit, mais cette qualification demeure vague et superficielle tant qu’on n’en analyse pas les contenus précis.

Il s’agit de capitalisme au sens où le rapport auquel les travailleurs sont soumis par les pouvoirs qui organisent la production est analogue à celui qui caractérise le capitalisme : travail soumis et aliéné, extraction de sur-travail. Des formes brutales à l’extrême d’exploitation des travailleurs — dans les mines de charbon, dans les cadences infernales des ateliers qui emploient de la main-d’œuvre féminine — existent en Chine. C’est un scandale pour un pays qui prétend vouloir avancer sur la route du socialisme. Néanmoins, la mise en place d’un régime de capitalisme d’État est incontournable ; et elle le demeurera partout. »

Je pense qu'il en vaut la peine de connaître l'analyse de Samir Amin pour contribuer à se construire une opinion.

Michel Peyret

Chine 2012

Samir Amin

Les débats concernant le présent et l’avenir de la Chine — puissance « émergente » — me laissent toujours sceptique[1]. Les uns considèrent que la Chine a définitivement opté pour la « voie capitaliste » et envisage même d’accélérer son insertion dans la globalisation capitaliste contemporaine. Ils s’en félicitent et souhaitent seulement que ce « retour à la normale » (le capitalisme étant la « fin de l’histoire ») s’accompagne d’une évolution démocratique sur le mode occidental (pluripartisme, élections, droits de l’homme). Ceux-là croient — ou doivent croire — à la possibilité pour la Chine de « rattraper » par ce moyen (en termes de revenu par tête), fût-ce progressivement, les sociétés opulentes de l’Occident — ce que je ne crois pas possible. La droite chinoise partage ces points de vue. D’autres le déplorent au nom des valeurs du « socialisme trahi ». Certains s’associent aux formulations dominantes en Occident des champions du China bashing[2]. Les autres — les pouvoirs en place à Beijing — qualifient la voie choisie de « socialisme aux couleurs de la Chine », sans plus de précision. Mais on peut découvrir ces spécificités en lisant attentivement les textes officiels, en particulier les plans quinquennaux, précis et pris au sérieux.

En fait la question — la Chine est-elle capitaliste ou socialiste ? — est mal posée, trop générale et abstraite pour que la réponse dans les termes de cette alternative absolue fasse sens. Car la Chine est effectivement engagée sur une voie originale depuis 1950 et peut être même depuis la révolution des Taiping au 19e siècle. Je tenterai donc ici de préciser le contenu de cette voie originale à chacune des étapes de son déploiement de 1950 à aujourd’hui (2012).

La question agraire

La nature de la révolution conduite en Chine par son parti communiste a été qualifiée par Mao de révolution anti-impérialiste et antiféodale s’inscrivant dans une perspective socialiste. Mao n’a jamais prétendu qu’après avoir réglé ses comptes avec l’impérialisme et le féodalisme, le peuple chinois avait « édifié » une société socialiste. Il a toujours caractérisé cette construction de phase première sur la longue route menant au socialisme.

Il me paraît nécessaire de souligner le caractère tout à fait particulier de la réponse donnée par la révolution chinoise à la question agraire. La terre (agricole) partagée n’a pas été privatisée ; elle est demeurée la propriété de la nation représentée par les communautés villageoises et seulement donnée en usage aux familles rurales. Cela n’avait pas été le cas en Russie où Lénine, mis devant le fait accompli par l’insurrection des paysans en 1917, a reconnu la propriété privée des bénéficiaires du partage.

Quelles sont les raisons qui expliquent qu’en Chine (et au Vietnam) la mise en œuvre du principe selon lequel la terre agricole n’est pas une marchandise ait été possible ? On répète que les paysans du monde entier aspirent à la propriété et n’aspirent qu’à celle-ci. Si cela avait été le cas en Chine, la décision de nationaliser la terre aurait entraîné une guerre paysanne sans fin, comme cela avait été le cas lorsque la collectivisation forcée fut mise en route en Union soviétique par Staline.

L’attitude des paysans de Chine et du Vietnam (et de nulle part ailleurs) ne s’explique pas par une soi-disant « tradition » qui leur aurait fait ignorer la propriété. Elle est le produit d’une ligne politique intelligente et exceptionnelle mise en œuvre par les partis communistes de ces deux pays.

La Deuxième Internationale n’avait pas imaginé autre chose que l’aspiration incontournable des paysans à la propriété, réelle dans l’Europe du 19e siècle. Car au cours de la longue transition européenne du féodalisme au capitalisme (1500-1800), les formes féodales antérieures d’institutionnalisation de l’accès au sol par la propriété partagée entre le roi, les seigneurs et les paysans serfs avaient progressivement été rongées au bénéfice de l’affirmation de la propriété privée bourgeoise moderne qui traite la terre comme une marchandise — un bien dont le propriétaire peut disposer librement (acheter et vendre) sans restriction. Les socialistes de la Deuxième Internationale acceptaient le fait accompli par cette « révolution bourgeoise », fût-ce pour le déplorer.

Ils pensaient également que la petite propriété paysanne n’avait pas d’avenir, le seul avenir envisagé étant la grande entreprise agricole mécanisée, sur le modèle de l’industrie. Ils pensaient que le développement capitaliste par lui-même conduirait à cette concentration de la propriété et aux formes plus efficaces d’exploitation qu’elle permettrait[3]. L’histoire leur a donné tort. L’agriculture paysanne a cédé la place à l’agriculture familiale capitaliste au sens double qu’elle produit pour le marché (l’autoconsommation devenant insignifiante) et qu’elle met en œuvre des équipements modernes, utilise des intrants industriels et recourt au crédit bancaire. Et cette agriculture familiale capitaliste s’avère efficace, par comparaison avec celle des grandes exploitations, en ce qui concerne le volume de la production d’un hectare par travailleur et par an. Cette observation n’exclut pas que le travail de l’agriculteur capitaliste moderne soit désormais exploité par le capital des monopoles généralisés qui contrôlent en amont la fourniture des intrants et du crédit et en aval la commercialisation des produits, et que cet agriculteur soit transformé de ce fait en sous-traitant de ce capital dominant.

Persuadés donc (à tort) que la grande exploitation est toujours plus efficace que la petite dans tous les domaines — industries, services et agriculture —, les socialistes radicaux de la Deuxième Internationale imaginaient donc que l’abolition de la propriété du sol (la nationalisation de la terre) permettrait la création de grandes exploitations agricoles socialistes (analogues à ce que seront les sovkhozes et kolkhozes soviétiques). Mais ils n’ont pas eu l’occasion de tester la possibilité d’une telle mesure, la « révolution » n’étant pas à l’ordre du jour dans leurs pays (les centres impérialistes).

Les bolcheviques avaient fait leurs ces thèses jusqu’en 1917. Ils envisageaient donc la nationalisation des grands domaines de l’aristocratie russe, tout en laissant aux paysans la propriété des terres communales. Mais ils ont été par la suite pris de court par l’insurrection paysanne qui a permis l’appropriation des grands domaines par les paysans.

Mao a tiré les leçons de cette histoire et développé une tout autre ligne d’action politique. Pendant la longue guerre civile de libération, dans les régions du sud à partir des années 1930, Mao a fondé la pénétration du parti communiste sur une alliance solide avec les paysans pauvres et sans terre (en majorité), sur une alliance amicale à l’égard des paysans moyens, isolant les paysans riches à toutes les étapes de la guerre sans nécessairement s’en faire des opposants irréductibles. Le succès de cette ligne préparait la grande majorité des ruraux à imaginer et accepter une solution à leurs problèmes sans passer par la propriété privée de lopins acquis par partage. Je pense que les idées de Mao, et le succès de leur mise en œuvre trouvent leurs racines lointaines dans ce que fut la révolution des Taiping au 19e siècle. Mao est donc parvenu à réaliser ce que le parti bolchevique a échoué à faire : fonder une alliance solide avec la grande majorité rurale. En Russie, le fait accompli de l’été 1917 a annihilé les chances ultérieures d’une alliance avec les paysans pauvres et moyens contre les riches (les koulaks), car les premiers tenaient à défendre la propriété privée acquise et préféraient de ce fait suivre les koulaks plutôt que les bolcheviques.

Cette « spécificité chinoise » — dont les effets sont d’une ampleur majeure — interdit rigoureusement de qualifier la Chine actuelle (encore en 2012) de « capitaliste ». Car la voie capitaliste est fondée sur la transformation de la terre en bien marchand.

Présent et avenir de la petite production

Mais une fois le principe acquis, les modes d’usage de ce bien commun (la terre des communautés villageoises) peuvent faire l’objet de modalités diverses. Pour le comprendre, il faut savoir distinguer petite production et petite propriété.

La petite production — paysanne et artisanale — avait dominé la production dans toutes les sociétés du passé. Elle a conservé une place importante dans le capitalisme moderne, associée désormais à la petite propriété — dans l’agriculture, les services et même certains segments de l’industrie. Certes dans la triade dominante du monde contemporain (États-Unis, Europe, Japon) elle recule. En témoigne par exemple la disparition du petit commerce au profit des grandes surfaces. Mais il n’est pas dit que cette évolution constitue un « progrès », même en terme d’efficacité, a fortiori si les dimensions sociales, culturelles et civilisationnelles sont prises en considération. Il s’agit en fait d’une distorsion produite par la domination des monopoles généralisés garantissant la croissance de ses rentes. Il n’est donc pas dit que dans un socialisme à venir, la place de la petite production ne soit pas appelée à reprendre de l’importance.

Dans la Chine actuelle en tout cas, la petite production — qui n’est pas associée nécessairement à la petite propriété — conserve une place considérable dans la production nationale, non seulement dans l’agriculture, mais encore dans des segments importants de la vie urbaine.

La Chine a fait l’expérience de formes d’utilisation de la terre-bien commun fort diverses et même contrastées, dont il faut discuter d’une part l’efficacité (volume de la production d’un hectare par travailleur et par an) et d’autre part la dynamique des transformations qu’elle véhicule. Car ces formes peuvent renforcer les tendances d’une évolution dans la voie capitaliste, qui finirait par remettre en question le statut non marchand de la terre, ou au contraire s’inscrire dans une évolution à vocation socialiste. On ne peut répondre à ces questions que par un examen concret des formes en question mises en œuvre dans les moments successifs de la construction chinoise de 1950 à nos jours.

À l’origine, dans les années 1950, le mode adopté était celui de la petite production familiale associée à des formes « inférieures » de coopération pour la conduite des travaux d’irrigation et d’aménagement. Même association pour l’utilisation de certains équipements et pour l’insertion dans une économie d’État se réservant le monopole de l’achat des productions destinées au marché, idem pour la fourniture du crédit et des intrants, le tout sur la base de prix planifiés (décidés par le centre).

L’expérience des communes dans les années 1970, parallèle à la mise en place de coopératives de production est riche d’enseignements. Il ne s’agissait pas nécessairement de passer de la petite production à la grande exploitation, même si l’idée de la supériorité de cette dernière inspirait certains de ses promoteurs. L’essentiel dans cette initiative procédait de l’ambition de la construction socialiste décentralisée. Les communes n’avaient pas seulement la responsabilité de gérer la production agricole d’un gros village ou d’un collectif de villages et de hameaux (cette gestion étant elle-même un mix de formes de petite production familiale et d’exploitation spécialisée plus ambitieuse) ; elles fournissaient un cadre pour lui associer des activités industrielles employant les ruraux disponibles pendant certaines saisons ; elles articulaient ces activités de production économique à la gestion de services sociaux (éducation, santé, logement) ; elles amorçaient la décentralisation de l’administration politique de la société. Comme l’avait conçu la Commune de Paris, l’État socialiste était appelé à devenir, au moins partiellement, une fédération de communes socialistes. Sans doute par de nombreux aspects, les communes étaient-elles en avance sur leur temps et la dialectique décentralisation des pouvoirs de décision/centralisation assumée par l’omniprésence du parti communiste ne fonctionnait pas sans grincement. Mais les résultats enregistrés sont loin d’avoir été catastrophiques comme la droite voudrait le faire croire. Une commune de la région de Beijing, qui a résisté à la directive de dissolution du système, continue à enregistrer de beaux succès économiques associés à la persistance de débats politiques de bonne tenue, disparus ailleurs. Les projets en cours (2012) de « reconstruction rurale » — mis en œuvre par des collectivités rurales présentes dans plusieurs régions de Chine me paraissent inspirés par l’expérience des communes.

La décision de dissolution des communes prise par Deng Xiaoping en 1980 a renforcé la petite production familiale, qui demeure la forme dominante durant les trois décennies qui ont suivi cette décision (de 1980 à 2012). Mais l’éventail des droits des usagers (les communes villageoises et les unités familiales) s’est élargi considérablement. Il est devenu possible pour les détenteurs de ces droits d’usage de la terre, de donner ces droits « en location » (mais jamais de vendre la terre), soit à d’autres petits producteurs — facilitant de la sorte l’émigration vers les villes notamment de jeunes instruits qui ne veulent pas rester ruraux — soit à des firmes organisant une plus grande exploitation modernisée (jamais latifundiaire — cela n’existe pas en Chine —, mais néanmoins considérablement plus grande que ne le sont les exploitations familiales). Cette modalité est le moyen de favoriser des productions spécialisées (comme le bon vin pour lequel la Chine a fait appel à des Bourguignons), ou de tester des méthodes scientifiques nouvelles (OGM et autres).

« Approuver » ou « rejeter » a priori la diversité de ces formules n’a guère de sens à mon avis. Encore une fois, l’analyse concrète de chacune d’elles — dans sa conception et dans la réalité de sa mise en œuvre — est incontournable. Toujours est-il que le résultat de la diversité inventive des formes d’usage de la terre, bien commun, a donné des résultats prodigieux. D’abord en termes d’efficacité économique puisque la Chine, dont la population urbaine est passée de 20 à 50 % de sa population totale, est parvenue à faire croître la production agricole au rythme des besoins gigantesques de l’urbanisation. La Chine est parvenue à ce résultat remarquable et exceptionnel sans pareil dans les pays du Sud « capitalistes ». Elle a conservé et renforcé sa souveraineté alimentaire, alors qu’elle souffre d’un handicap majeur : son agriculture nourrit correctement 22 % de la population mondiale alors qu’elle ne dispose que de 6 % des terres arables de la planète. Ensuite, en termes de mode social de vie (et de niveau de vie) des ruraux : les villages chinois n’ont plus rien de commun avec ce qu’on peut voir encore ailleurs dans le tiers monde capitaliste. Les constructions en dur confortables, équipées, font contraste non seulement avec l’ancienne Chine de la faim et de l’extrême pauvreté, mais avec les formes suprêmes de la misère qui dominent toujours dans les campagnes de l’Inde ou de l’Afrique.

Le principe des politiques mises en œuvre (la terre bien commun, le soutien de la petite production sans petite propriété) est à l’origine de ces résultats sans pareils. Car il a permis un transfert relativement maîtrisé de l’exode rural. Comparez avec la voie capitaliste, au Brésil par exemple. La propriété privée du sol agraire a vidé les campagnes du Brésil — aujourd’hui, 11 % de la population du pays. Mais 50 % au moins des urbains vivent dans des bidonvilles (les favelas), et ne survivent que par la grâce de « l’économie informelle » (crime organisé inclus). Rien de pareil en Chine, dont la population urbaine est dans l’ensemble, correctement employée et logée, même en comparaison avec bien des « pays développés », sans parler de ceux dont le PIB per capita est du niveau chinois !

Le transfert de population des campagnes chinoises très densément peuplées (seuls analogues : le Vietnam, le Bangladesh, l’Égypte) s’imposait. Il a permis une meilleure petite production rurale, moins pauvre en terres. Ce transfert, bien que relativement maîtrisé (encore une fois, rien n’est parfait, ni en Chine, ni ailleurs et dans l’histoire de l’humanité) menace peut être de devenir trop rapide. On en discute en Chine.

Le capitalisme d’État chinois

La première qualification qui s’impose à l’analyste de la réalité chinoise est : capitalisme d’État. Soit, mais cette qualification demeure vague et superficielle tant qu’on n’en analyse pas les contenus précis.

Il s’agit de capitalisme au sens où le rapport auquel les travailleurs sont soumis par les pouvoirs qui organisent la production est analogue à celui qui caractérise le capitalisme : travail soumis et aliéné, extraction de surtravail. Des formes brutales à l’extrême d’exploitation des travailleurs — dans les mines de charbon, dans les cadences infernales des ateliers qui emploient de la main-d’œuvre féminine — existent en Chine. C’est un scandale pour un pays qui prétend vouloir avancer sur la route du socialisme. Néanmoins, la mise en place d’un régime de capitalisme d’État est incontournable ; et elle le demeurera partout. Les pays capitalistes développés eux-mêmes ne pourront pas s’engager dans une voie socialiste (qui n’est pas à l’ordre du jour) sans passer par cette étape première. Elle constitue la phase préliminaire de l’engagement éventuel de la société qui se libère du capitalisme historique sur la longue route vers le socialisme et le communisme. La socialisation et la réorganisation du système économique à tous ses niveaux, de l’entreprise (l’unité élémentaire) à la nation et au monde, exigent la poursuite de longs combats pendant un temps historique qui ne peut être raccourci.

Au-delà de cette réflexion préliminaire, il nous faut donc qualifier concrètement le capitalisme d’État en question, par la mise en relief de la nature et du projet de l’État concerné. Car il y a non pas un, mais des capitalismes d’État différents. Le capitalisme d’État de la France de la Cinquième République de 1958 à 1975 par exemple était conçu pour servir et renforcer les monopoles privés français, pas pour engager le pays sur la voie du socialisme.

Le capitalisme d’État chinois a été construit pour la réalisation de trois objectifs : (i) la construction d’un système productif industriel moderne intégré et souverain ; (ii) la gestion du rapport de ce système avec la petite production rurale ; (iii) le contrôle de l’insertion de la Chine dans le système mondial, lui-même dominé par les monopoles généralisés de la triade impérialiste (États-Unis, Europe, Japon). La poursuite de ces trois objectifs prioritaires est incontournable. Elle permet éventuellement d’avancer sur la longue route vers le socialisme ; mais simultanément, elle renforce des tendances à sortir de celle-ci pour s’engager dans la voie d’un développement capitaliste tout court. Il faut accepter que ce conflit soit inévitable et toujours présent. La question qui se pose est alors : les options concrètes de la Chine favorisent-elles l’engagement dans l’une ou l’autre de ces deux voies ?

Le capitalisme d’État chinois est passé, dans sa première phase (1954-1980), par la nationalisation de toutes les entreprises de production (associée à la nationalisation des terres agricoles), grandes et même petites. Il s’est ensuite ouvert à l’initiative de l’entreprise privée, nationale ou étrangère, et a procédé à la libéralisation de la petite production rurale et urbaine (petites entreprises, commerce, services). Mais il n’a pas dénationalisé les grandes industries de base et le système du crédit mis en place à l’étape maoïste, même s’il a révisé les formes d’organisation de son insertion dans une économie de « marché ». Cette option est allée de pair avec la mise en place de moyens de contrôle de l’initiative privée et de l’association éventuelle avec le capital étranger. Il reste à savoir dans quelle mesure ces moyens remplissent les fonctions qui leur ont été attribuées, ou au contraire s’ils ne sont pas devenus des coquilles vides, la collusion avec le capital privé (par la « corruption » des cadres) l’ayant emporté.

Toujours est-il que ce que le capitalisme d’État chinois a réalisé entre 1950 et 2012 est tout simplement fabuleux. Il est en effet parvenu à construire un système productif moderne, intégré et souverain à la mesure de ce pays gigantesque, qui ne peut plus être comparé qu’avec celui des États-Unis. Il est parvenu à sortir de la dépendance technologique étroite des origines (importations de modèles soviétiques puis occidentaux) par le développement de sa propre capacité de générer l’invention technologique. Mais il n’a pas (encore ?) amorcé la réorganisation du travail dans la perspective de la socialisation de la gestion économique. Le Plan — et non pas « l’ouverture » — est demeuré le moyen central de la mise en œuvre de cette construction systématique.

Dans la phase maoïste de cette planification du développement, le Plan demeurait impératif dans tous ses détails : nature et localisation des implantations nouvelles, objectifs de production, prix. À ce stade, il n’y avait pas de choix alternatif raisonnable possible. Je signale ici — sans plus — le débat intéressant concernant la nature de la loi de la valeur qui sous-tendait la planification de l’époque. Le succès même — et non l’échec — de cette première phase exigeait une révision des moyens de la poursuite du projet de développement accéléré. Et « l’ouverture » à l’initiative privée — à partir de 1980, mais surtout de 1990 — était nécessaire si l’on voulait éviter l’enlisement qui a été fatal à l’URSS. En dépit du fait que cette ouverture a coïncidé avec le triomphe mondialisé du néo-libéralisme — avec tous les effets négatifs de cette coïncidence sur laquelle je reviendrai — l’option en faveur d’un « socialisme de marché », ou mieux d’un « socialisme avec marché », comme fondement de cette seconde phase de développement accéléré se justifie largement, à mon avis.

Le résultat de ce choix est, encore une fois, simplement fabuleux. En quelques décennies, la Chine a construit une urbanisation industrielle et productive qui rassemble 600 millions d’êtres humains — dont les deux tiers ont été urbanisés au cours des deux dernières décennies (presque la population de l’Europe !). Redevable au Plan et non au marché, la Chine dispose désormais d’un véritable système productif souverain. Aucun pays du Sud (sauf la Corée et Taïwan) n’y est parvenu. En Inde, au Brésil, il n’existe que quelques éléments disparates d’un projet souverain de même nature, rien de plus.

Les modalités de conception et de mise en œuvre du Plan, dans les conditions nouvelles, ont été transformées. Le Plan reste impératif pour ce qui concerne les gigantesques investissements d’infrastructure exigés par le projet : loger 400 millions d’urbains nouveaux dans des conditions convenables, construire un réseau, sans pareil, d’autoroutes, de routes, de chemins de fer, de barrages et de centrales électriques. Désenclaver toutes les campagnes chinoises ou presque. Transférer le centre de gravité du développement des régions côtières à l’ouest continental. Il reste impératif — en partie au moins — pour ce qui concerne les objectifs et les moyens des entreprises qui relèvent de la propriété publique (État, provinces, municipalités). Mais pour le reste, il est devenu indicatif pour des objectifs possibles et probables d’expansion de la petite production marchande urbaine et des activités industrielles et autres privées. Néanmoins, ces objectifs sont pris au sérieux, et les moyens de la politique économique que leur réalisation exige sont précisés. Dans l’ensemble, les résultats ne se situent pas trop loin de ces prévisions « planifiées ».

Le capitalisme d’État chinois a intégré dans son projet de développement des dimensions sociales (je ne dis pas « socialistes ») visibles. Ces objectifs étaient déjà présents à l’époque maoïste : éradication de l’illettrisme, santé élémentaire pour tous, etc. Dans le premier moment de la phase postmaoïste (les années 1990), la tendance a été sans doute de négliger la poursuite de ces efforts. Mais on doit constater que la dimension sociale du projet a depuis reconquis sa place et que, en réponse aux mouvements sociaux — actifs et puissants — elle est appelée à progresser davantage. La nouvelle urbanisation n’a rien de comparable dans aucun autre pays du Sud : il y a certes des quartiers « chics » et d’autres qui ne le sont pas ; mais il n’y a pas de bidonvilles dont l’extension est continue partout ailleurs dans les villes du tiers monde.

L’insertion de la Chine dans la mondialisation capitaliste

On ne peut pas poursuivre l’analyse du capitalisme d’État chinois (qualifié de « socialisme de marché » par le pouvoir) sans prendre en considération son insertion dans la mondialisation.

Le monde soviétique avait imaginé une déconnexion du système capitaliste mondial, voire de la compléter par la construction d’un système socialiste intégré englobant l’URSS et l’Europe de l’Est. L’URSS a réalisé sa déconnexion pour une grande part, imposée par l’hostilité de l’Occident, voire le blocus accusant son isolement. Mais le projet d’intégrer l’Europe de l’Est n’a jamais beaucoup avancé, en dépit des initiatives du Comecon. Les nations de l’Europe de l’Est sont restées sur des positions incertaines et vulnérables, partiellement déconnectées — mais sur des bases strictement nationales — et partiellement ouvertes sur l’Europe de l’Ouest à partir de 1970. Il n’a jamais été question d’une intégration URSS-Chine, que non seulement le nationalisme chinois n’aurait guère accepté, mais encore davantage parce que les tâches prioritaires de la Chine ne la rendaient pas indispensable. La Chine maoïste a pratiqué la déconnexion à son échelle. Doit-on dire qu’en réintégrant la mondialisation à partir de 1990, elle a renoncé intégralement et définitivement à la déconnexion ?

La Chine est entrée dans la mondialisation à partir de 1990 par la voie du développement accéléré des exportations manufacturées que son système productif autorisait, en donnant la priorité à l’exportation dont les taux de croissance dépassaient alors ceux de la croissance du PIB. Le triomphe du néo-libéralisme favorisa le succès de cette option pendant une quinzaine d’années (de 1990 à 2005). Sa poursuite est non seulement discutable par ses effets politiques et sociaux, mais encore parce qu’elle est menacée par l’implosion du capitalisme mondialisé néo-libéral, amorcée à partir de 2007. Le pouvoir chinois en paraît conscient et a amorcé très tôt le correctif, en donnant une importance grandissante au marché intérieur et au développement de l’Ouest chinois.

Dire, comme on l’entend ad nauseam, que le succès de la Chine doit être attribué à l’abandon du maoïsme (dont « l’échec » aurait été patent), à l’ouverture extérieure et aux entrées de capitaux étrangers, est tout simplement absurde. La construction maoïste a mis en place les fondements sans lesquels l’ouverture ne se serait pas soldée par le succès qu’on connaît. La comparaison avec l’Inde, qui n’a pas fait de révolution comparable, le démontre. Dire que le succès de la Chine est principalement (et même « intégralement ») redevable aux initiatives du capital étranger est non moins absurde. Ce n’est pas le capital des multinationales qui a construit le système industriel chinois, réalisé les objectifs de l’urbanisation et de l’infrastructure. Le succès est redevable à 90 % au projet chinois souverain. Certes, l’ouverture aux capitaux étrangers a rempli des fonctions utiles : accélérer l’importation des technologies modernes. Mais par ses formules de partenariat, la Chine a absorbé ces technologies et en maîtrise désormais le développement. Rien d’analogue ailleurs, même en Inde ou au Brésil, a fortiori en Thaïlande, Malaisie, Afrique du Sud et autres.

L’insertion de la Chine dans la mondialisation est restée, au demeurant, partielle et contrôlée (ou au moins contrôlable si on le veut). La Chine se situe en dehors de la mondialisation financière. Son système bancaire est intégralement public et replié sur le marché du crédit interne au pays. La gestion du yuan relève toujours de la décision souveraine de la Chine. Le yuan n’est pas soumis aux aléas des changes flexibles que la mondialisation financière impose. Beijing peut dire à Washington : « le yuan est notre monnaie, c’est votre problème », comme Washington avait dit en 1971 aux Européens : « le dollar est notre monnaie, c’est votre problème ». De surcroît, la Chine conserve une réserve considérable de déploiement de son système de crédit public. La dette publique reste négligeable, comparée aux taux d’endettement jugés intolérables aux États-Unis, en Europe, au Japon comme dans beaucoup de pays du Sud. La Chine peut donc accélérer l’expansion de ses dépenses publiques sans danger grave d’inflation.

L’attraction des capitaux étrangers dont la Chine a bénéficié n’est pas à l’origine du succès de son projet. C’est au contraire le succès de ce projet qui a rendu l’investissement en Chine attractif pour les transnationales occidentales. Les pays du Sud qui ont ouvert leurs portes bien plus largement que la Chine et accepté sans condition leur soumission à la mondialisation financière ne sont pas devenus attractifs au même degré. Le capital transnational n’est guère attiré ici que pour piller les ressources naturelles du pays ; ou pour y délocaliser des productions et bénéficier de la main-d’œuvre à bon marché ; sans pour autant qu’il y ait transfert de technologie, effets d’entraînement et insertion des unités délocalisées dans un système productif national, toujours inexistant (comme au Maroc et en Tunisie) ; ou encore pour y opérer une razzia financière et permettre aux banques impérialistes de déposséder les épargnants nationaux, comme ce fut le cas au Mexique, en Argentine et en Asie du sud-est. En Chine par contre, les investissements étrangers peuvent certes bénéficier de la main-d’œuvre à bon marché et faire de beaux profits, à condition que leurs projets s’insèrent dans celui de la Chine et permettent un transfert de technologie. Des profits somme toute « normaux », mais bien davantage si la collusion avec les autorités chinoises le permet !

La Chine, puissance émergente

Personne ne doute que la Chine soit une puissance émergente. Et l’idée circule que la Chine ne fait que retrouver la place qui était la sienne pendant des siècles et qu’elle n’avait perdue qu’au 19e siècle. Mais cette idée — certainement correcte, et flatteuse de surcroît — ne nous aide pas beaucoup à comprendre en quoi consiste cette émergence et quelles sont ses perspectives réelles dans le monde contemporain. Au demeurant, les propagateurs de cette idée générale et vague ne se préoccupent pas de savoir si la Chine émergera par son ralliement aux principes généraux du capitalisme (ce qu’ils pensent probablement nécessaire) ou s’il faudra prendre au sérieux son projet de « voie socialiste aux couleurs de la Chine ». Pour ma part, j’avance que si la Chine est bien une puissance émergente, c’est précisément parce qu’elle n’a pas choisi la voie capitaliste de développement pure et simple ; et que, en conséquence, si elle venait à s’y rallier, son projet d’émergence lui-même serait mis en danger.

La thèse que je soutiens implique le refus de l’idée que les peuples ne peuvent pas « sauter » par-dessus la succession nécessaire d’étapes indispensables et donc, que la Chine doit passer par celle d’un développement capitaliste avant que ne se pose la question de son avenir socialiste éventuel. Le débat sur cette question entre les différents courants du marxisme historique n’a jamais été conclu. Marx était resté hésitant sur ce point. On sait qu’au lendemain même des premières agressions européennes (les guerres de l’opium), il écrivait : la prochaine fois que vous enverrez vos armées en Chine, elles seront accueillies par une banderole : « Attention, vous êtes aux frontières de la République bourgeoise de Chine ». Intuition magnifique et confiance dans la capacité du peuple chinois à répondre au défi, mais en même temps, c’était une erreur, car en réalité, ce fut : « Vous êtes aux frontières de la République populaire de Chine ». Mais on sait que, concernant la Russie, Marx ne rejetait pas l’idée de sauter l’étape capitaliste (voir sa correspondance avec Vera Zassoulich). Aujourd’hui, on pourrait croire que le premier Marx avait raison et que la Chine est bien sur la route du développement capitaliste.

Mao a compris — mieux encore que Lénine — que la voie capitaliste ne mènerait à rien et que la résurrection de la Chine ne pourrait qu’être l’œuvre des communistes. Les empereurs Qing de la fin du 19e siècle, puis Sun Yat-sen et le Kuomintang avaient déjà nourri le projet de résurrection chinoise, en réponse au défi de l’Occident. Mais ils n’imaginaient pas d’autre voie que celle du capitalisme et ne disposaient pas de l’équipement intellectuel qui leur aurait permis de comprendre ce qu’est réellement le capitalisme et pourquoi cette voie était fermée pour la Chine, comme pour toutes les périphéries du système capitaliste mondial. Mao, marxiste indépendant d’esprit, l’a compris. Et mieux, Mao a compris que cette bataille n’était pas gagnée d’avance — par la victoire de 1949 — et que le conflit entre l’engagement sur la longue route vers le socialisme, condition de la renaissance de la Chine, et le retour au bercail capitaliste occuperait tout l’avenir visible.

J’ai personnellement toujours partagé cette analyse de Mao et je renvoie sur ce sujet à quelques-unes de mes réflexions concernant le rôle de la révolution des Taiping, que je situe à l’origine lointaine du maoïsme, de la révolution de 1911 en Chine et des autres révolutions du Sud qui ouvrent le 20e siècle, les débats à l’origine de Bandung, l’analyse des impasses dans lesquels se sont enfermés les pays du Sud dits « émergents », engagés sur la voie capitaliste. Toutes ces réflexions sont les corollaires de ma thèse centrale concernant la polarisation (la construction du contraste centres/périphéries) immanente au déploiement mondial du capitalisme historique. Cette polarisation annihile la possibilité pour les pays de la périphérie de « rattraper » les centres dans le cadre du capitalisme. Il faut en tirer la conclusion : si le « rattrapage » des pays opulents est impossible, il faut faire autre chose, ce qui s’appelle s’engager sur la route vers le socialisme.

La Chine n’est pas engagée sur une voie particulière depuis 1980 seulement, mais depuis 1950, bien que cette voie soit passée par des phases contrastées sous de nombreux aspects. La Chine a développé un projet souverain cohérent qui lui est propre et qui n’est certainement pas celui du capitalisme dont la logique exige que la terre agricole soit traitée comme un bien marchand. Ce projet demeure souverain tant que la Chine reste hors de la mondialisation financière contemporaine.

Que le projet chinois ne soit pas capitaliste ne signifie pas qu’il « est » socialiste ; mais seulement qu’il permet d’avancer sur la longue route vers le socialisme. Néanmoins, il est également toujours menacé de dérives qui l’en éloigneraient et finiraient par l’intégrer dans un retour pur et simple au capitalisme.

Le succès de l’émergence de la Chine est intégralement le produit de ce projet souverain. En ce sens, la Chine est le seul pays authentiquement émergent (avec la Corée et Taïwan dont on dira un mot plus loin). Aucun des nombreux autres pays auxquels la Banque mondiale a décerné un certificat d’émergence ne l’est réellement. Car aucun de ces pays ne poursuit avec persévérance un projet souverain cohérent. Tous adhérent aux principes fondamentaux du capitalisme pur et simple, y compris pour ce qui est de segments éventuels de leur capitalisme d’État. Tous ont accepté de se soumettre à la mondialisation contemporaine dans toutes ses dimensions, y compris financière. La Russie et l’Inde font encore exception — partiellement — sur ce dernier point, mais ni le Brésil, ni l’Afrique du Sud ni les autres. Il y a parfois des segments de « politiques industrielles nationales », mais rien de comparable avec le projet chinois systématique de construction d’un système industriel complet, intégré et souverain (notamment au plan de la maîtrise technologique).

Pour toutes ces raisons, ces autres pays qualifiés trop rapidement d’émergents demeurent vulnérables à des degrés divers certes, mais toujours bien plus marqués que ne l’est la Chine. Pour toutes ces raisons, les apparences d’émergence — taux de croissance honorables, capacités d’exporter des produits manufacturés — sont toujours associées ici à des processus de paupérisation qui frappent la majorité de leur population (en particulier les paysans), ce qui n’est pas le cas de la Chine. Certes, la croissance des inégalités se manifeste partout — y compris en Chine ; mais cette observation reste superficielle et trompeuse. Car une chose est l’inégalité dans la répartition des bénéfices d’un modèle de croissance qui néanmoins n’écarte personne (et même s’accompagne de la réduction des poches de pauvreté — c’est le cas en Chine) ; autre chose est l’inégalité associée à une croissance qui ne profite qu’à une minorité (de 5 à 30 % de la population selon les cas) tandis que le sort des autres demeure désespéré. Les acharnés du China bashing ignorent — ou font semblant d’ignorer — cette différence décisive. L’inégalité qui se manifeste par l’existence de quartiers de villas luxueuses d’une part, et d’ensembles de logements convenables pour les classes moyennes et les classes populaires d’autre part, n’est pas celle qui se manifeste par la juxtaposition de quartiers riches, d’ensembles réservés aux classes moyennes et de bidonvilles pour la majorité. Les coefficients de Gini sont valables pour mesurer le changement d’une année sur l’autre dans un système dont la structure est donnée. Mais dans la comparaison internationale entre des systèmes de structures différentes ils perdent leur sens, comme toutes les autres mesures des grandeurs macro-économiques de la comptabilité nationale. Les pays émergents (autres que la Chine) sont bien des « marchés émergents », ouverts à la pénétration des monopoles de la triade impérialiste. Ces marchés permettent aux monopoles de soutirer à leur profit une part considérable de la plus-value produite dans les pays en question. La Chine est autre ; c’est une nation émergente dont le système permet de conserver en Chine l’essentiel de la plus-value qui y est produite.

La Corée et Taïwan sont les deux seuls exemples de succès d’une émergence authentique dans et par le capitalisme. Ces deux pays doivent leur succès à des raisons géostratégiques qui ont conduit les États-Unis à accepter qu’ils réalisent ce que Washington interdisait aux autres. La comparaison entre le soutien des États-Unis au capitalisme d’État de ces deux pays, alors que le même capitalisme d’État était violemment combattu dans l’Égypte nassérienne ou l’Algérie de Boumediene est, à ce titre, éclairante.

Je ne discuterai pas ici d’éventuels projets d’émergence, qui me paraissent tout à fait possibles au Vietnam et à Cuba, ni des conditions d’une reprise possible d’avancées dans cette direction en Russie. Je ne discuterai pas davantage des objectifs stratégiques de lutte des forces progressistes ailleurs dans le Sud capitaliste, en Inde, en Asie du Sud Est, en Amérique latine, dans le monde arabe et en Afrique, qui pourraient favoriser le dépassement des impasses actuelles et l’émergence de projets souverains amorçant la rupture avec les logiques du capitalisme dominant.

Grands succès, défis nouveaux

La Chine n’est pas aujourd’hui à la croisée des chemins. Elle l’a été chaque jour depuis 1950. Des forces sociales et politiques de droite et de gauche présentes dans la société et le parti se sont affrontées en permanence.

D’où vient la droite chinoise ? Certes, les anciennes bourgeoisies compradore et bureaucratique du Kuomintang avaient été exclues du pouvoir. Cependant, au cours de la guerre de libération, des segments entiers des classes moyennes, professionnels, fonctionnaires, industriels déçus par l’inefficacité du Kuomintang face à l’agresseur japonais, s’étaient rapprochés du parti communiste, voire y avaient adhéré. Beaucoup d’entre eux — mais certainement pas tous — étaient demeurés nationalistes sans plus. Par la suite, à partir de 1990 avec l’ouverture à l’initiative privée, une nouvelle droite, autrement plus puissante, a fait son apparition, qui ne se réduit pas aux « hommes d’affaires » qui ont réussi et fait fortune (parfois de façon colossale), renforcés par leur clientèle — dont des responsables de l’État et du parti, confondant contrôle et collusion, voire corrompus.

Ce succès, comme toujours, inspire des adhésions aux idées de droite dans les classes moyennes éduquées, en expansion. C’est dans ce sens que la croissance de l’inégalité — même si elle n’a rien à voir avec celle qui caractérise les autres pays du Sud — constitue un danger politique majeur, le véhicule de la progression des idées de droite, de la dépolitisation et des illusions naïves.

Je ferai ici une observation complémentaire qui me paraît importante : la petite production, notamment paysanne, n’inspire pas des idées de droite comme Lénine le pensait (cela était juste dans les conditions russes). La situation de la Chine est toute différente celle de l’ex-URSS. La paysannerie chinoise, dans l’ensemble, n’est pas réactionnaire, car elle ne défend pas le principe de la propriété privée, en contraste avec la paysannerie soviétique, que les communistes ne sont jamais parvenus à détacher de leur alignement sur les koulaks pour la défense de la propriété privée. Au contraire, la paysannerie chinoise de petits producteurs (sans être des petits propriétaires) est aujourd’hui une classe qui ne propose pas des solutions de droite, mais au contraire se situe dans le camp des forces en mouvement pour l’adoption de politiques plus courageuses sur les plans sociaux et écologiques. Le puissant mouvement de « rénovation de la société rurale » en constitue le témoignage. La campagne chinoise se situe largement dans le camp de la gauche, avec la classe ouvrière. La gauche a ses intellectuels organiques et elle exerce une certaine influence sur les appareils de l’État et du parti.

Le conflit permanent entre la droite et la gauche en Chine a toujours trouvé son reflet dans les lignes politiques successives mises en œuvre par la direction du parti et de l’État. À l’époque maoïste, la ligne de gauche ne l’a pas emporté sans combat. Prenant la mesure de la progression des idées de droite au sein du parti et de sa direction, un peu sur le modèle soviétique, Mao a déclenché la Révolution culturelle pour la combattre. « Feu sur le Quartier Général », c’est-à-dire les instances dirigeantes du Parti, là où se constitue « la nouvelle bourgeoisie ». Mais si la Révolution culturelle a répondu aux attentes de Mao durant les deux premières années de son déploiement, elle a par la suite dérivé dans l’anarchie, associée à la perte de contrôle de la gauche du parti et de Mao sur la succession des événements. Cette dérive a favorisé une reprise en main de l’État et du parti qui a donné ses chances à la droite. Depuis, la droite est toujours fortement présente dans toutes les instances dirigeantes. Mais la gauche reste présente sur le terrain, contraignant la direction suprême à des compromis de « centre » — centre droit ou centre gauche ?

Pour comprendre la nature des défis auxquels la Chine est confrontée aujourd’hui, il est indispensable de savoir que le conflit entre le projet souverain chinois tel qu’il est et celui de l’impérialisme nord-américain et de ses alliés subalternes européens et japonais est appelé à croître en intensité au fur et à mesure de son succès. Les domaines du conflit sont multiples : le contrôle par la Chine des technologies modernes, l’accès aux ressources de la planète, le renforcement des capacités militaires de la Chine, la poursuite de l’objectif de reconstruction de la politique internationale sur la base de la reconnaissance du droit souverain des peuples à choisir leur système politique et économique. Chacun de ces objectifs entre en conflit direct avec ceux poursuivis par l’alliance de la triade impérialiste.

La stratégie politique des États-Unis s’est assigné l’objectif du contrôle militaire de la planète, seul moyen pour Washington de conserver les avantages que lui confère son hégémonie. Les guerres préventives engagées au Moyen-Orient poursuivent cet objectif, et dans ce sens elles constituent les préliminaires à la guerre préventive (nucléaire) contre la Chine, envisagée froidement comme éventuellement nécessaire par l’establishment nord-américain, « avant qu’il ne soit trop tard ». Tenir au chaud l’hostilité à l’égard de la Chine par le soutien aux esclavagistes du Tibet et du Sinkiang, le renforcement de la présence navale américaine en mer de Chine, l’encouragement prodigué au Japon engagé dans la construction de sa force militaire, tout ça est indissociable de cette stratégie globale hostile à la Chine. Les champions du China bashing contribuent à entretenir cette hostilité.

Simultanément, Washington s’emploie à manœuvrer pour amadouer les ambitions éventuelles de la Chine et des autres pays qualifiés d’émergents par la création du G20, destiné à donner aux pays concernés l’illusion que leur adhésion à la mondialisation libérale servirait leurs intérêts. Le G2 (États-Unis/Chine) constitue — dans cet esprit — un piège, qui, en faisant de la Chine le complice des aventures impérialistes des États-Unis, ferait perdre toute sa crédibilité à la politique extérieure pacifique de Beijing.

La seule réponse efficace possible à cette stratégie doit marcher sur deux jambes : (i) renforcer les capacités militaires de la Chine et les doter d’une puissance de riposte dissuasive ; (ii) poursuivre avec ténacité l’objectif de la reconstruction d’un système politique international polycentrique, respectueux de toutes les souverainetés nationales, et agir dans ce sens pour la réhabilitation de l’ONU marginalisée par l’Otan. J’insisterai sur l’importance décisive de cet objectif qui implique la reconstruction prioritaire d’un « front du Sud » (Bandung 2 ?) capable de soutenir les initiatives indépendantes des peuples et des États du Sud. Il implique à son tour que la Chine prenne conscience qu’elle n’a pas les moyens d’un éventuel alignement sur les pratiques prédatrices de l’impérialisme (le pillage des ressources naturelles de la planète), faute de puissance militaire analogue à celle des États-Unis, laquelle constitue en dernier ressort la garantie du succès des projets impérialistes. La Chine par contre a beaucoup à gagner en développant son offre de soutien à l’industrialisation des pays du Sud, que le Club des « donateurs » impérialistes s’emploie à rendre impossible.

Le langage tenu par les autorités chinoises concernant les questions internationales, réservé à l’extrême (ce qu’on peut comprendre) ne permet pas de savoir dans quelle mesure les dirigeants du pays sont conscients des défis analysés plus haut. Plus grave, ce choix renforce dans l’opinion l’illusion naïve et la dépolitisation.

L’autre volet du défi concerne la question de la démocratisation de la gestion politique et sociale du pays.

Mao avait conçu et mis en œuvre un principe général de la gestion politique de la Chine nouvelle qu’il avait résumé dans les termes suivants : rassembler la gauche, neutraliser (j’ajoute : et non éliminer) la droite, gouverner au centre gauche. Il s’agit là, à mon avis, de la meilleure manière de concevoir d’une manière efficace la progression par avancées successives, comprises et soutenues par les grandes majorités. Mao avait donné de cette manière un contenu positif au concept de démocratisation de la société, associé au progrès social sur la longue route vers le socialisme. Il en avait formulé la méthode de mise en œuvre : « la ligne de masse » (descendre dans les masses, apprendre de leurs luttes, remonter aux sommets du pouvoir). Lin Chun a analysé avec précision la méthode et les résultats qu’elle a permis d’obtenir.

La question de la démocratisation associée au progrès social — par contraste avec la « démocratie » dissociée du progrès social (et même fréquemment associée à la régression sociale) — ne concerne pas seulement la Chine, mais tous les peuples de la planète. Les méthodes à mettre en œuvre pour y parvenir ne peuvent être résumées dans une formule unique, valable en tout temps et en tous lieux. En tout cas, la formule offerte par la propagande médiatique occidentale — pluripartisme et élections — est tout simplement à rejeter. Et la « démocratie » qu’elle permet tourne à la farce, même en Occident, a fortiori ailleurs. La « ligne de masse » constituait le moyen de produire le consensus sur des objectifs stratégiques successifs, en progression continue. Elle fait contraste avec le « consensus » obtenu dans les pays occidentaux par la manipulation médiatique et la farce électorale, ce consensus n’étant rien d’autre que l’alignement sur les exigences du pouvoir du capital.

Mais aujourd’hui, par où commencer pour reconstruire l’équivalent d’une nouvelle ligne de masse dans les conditions nouvelles de la société ? La tâche n’est pas facile. Car le pouvoir de direction passé largement aux droites dans le parti communiste assoit la stabilité de sa gestion sur la dépolitisation et sur les illusions naïves qui l’accompagnent. Le succès même des politiques de développement renforce la tendance spontanée à aller dans cette direction. On croit largement en Chine, dans les classes moyennes, que la voie royale vers le rattrapage du mode de vie des pays opulents est désormais ouverte sans obstacle ; on croit que les États de la triade (États-Unis, Europe, Japon) ne s’y opposent pas ; on admire même les modes américaines sans critiques, etc. C’est le cas en particulier dans les classes moyennes urbaines, en expansion rapide et dont les conditions de vie se sont prodigieusement améliorées. Le lavage de cerveau auquel sont soumis les étudiants chinois aux États-Unis, particulièrement en sciences sociales, associé au repoussoir que constitue l’enseignement officiel du marxisme, scolaire et ennuyeux, a contribué à rétrécir les espaces de débats critiques radicaux.

Le pouvoir en Chine n’est pas insensible à la question sociale. Non pas seulement par un discours traditionnel fondé sur le marxisme, mais également parce que le peuple chinois qui a appris à lutter et continue à le faire l’y oblige. Et si dans les années 1990 cette dimension sociale avait reculé devant les priorités immédiates de l’accélération de la croissance, aujourd’hui la tendance est inversée. Au moment même où les conquêtes sociales-démocrates de la sécurité sociale sont rongées dans l’Occident opulent, la Chine pauvre met en œuvre son expansion, dans ses trois dimensions — santé, logement, retraites. La politique du logement populaire de la Chine, vilipendée par le China bashing des droites et gauches européennes, ferait pourtant baver d’envie, non seulement en Inde ou au Brésil, mais tout autant dans les banlieues de Paris, Londres ou Chicago !

La sécurité sociale et le système de retraite couvrent déjà 50 % de la population urbaine (passée, rappelons-le de 200 à 600 millions d’habitants !) et le Plan (toujours exécuté en Chine) prévoit de porter cette population à 85 % dans les années à venir. Que les journalistes du China Bashing nous donnent des exemples comparables dans les « pays engagés sur la voie démocratique » sur lesquels ils ne tarissent pas d’éloges. Néanmoins, le débat reste ouvert sur les modalités de mise en œuvre du système. La gauche préconise le système français de la répartition fondé sur le principe de la solidarité entre les travailleurs et les générations — et prépare le socialisme à venir — la droite évidemment met en avant l’odieux système américain des fonds de pension, qui divise les travailleurs et transfère le risque du capital au travail.

Cependant, l’acquisition d’avantages sociaux ne suffit pas si elle n’est pas associée à la démocratisation de la gestion politique de la société, de sa repolitisation par des moyens qui renforcent l’invention créatrice de formes d’avenir socialiste et communiste.

L’adhésion aux principes avancés ad nauseam par les médias occidentaux et les spécialistes du China Bashing, défendue par des « dissidents » présentés comme d’authentiques « démocrates » — le pluripartisme électoral — ne répond pas au défi. Au contraire, la mise en œuvre de ces principes ne pourrait produire en Chine, comme le démontrent toutes les expériences du monde contemporain (en Russie, en Europe orientale, dans le monde arabe), que l’autodestruction du projet d’émergence et de renaissance sociale, autodestruction qui est en fait l’objectif poursuivi, masqué par une rhétorique creuse (« on ne connaît pas d’autre solution que les élections pluripartites » !). Mais il ne suffit pas d’opposer au refus de cette mauvaise recette le repli sur les positions rigides de défense des privilèges du parti, lui-même sclérosé et transformé en institution destinée au recrutement des responsables de la gestion de l’État. Il faut inventer du nouveau.

Les objectifs de la repolitisation et la création des conditions favorables à l’invention de réponses nouvelles ne peuvent être obtenus par des campagnes de propagande. Ils ne peuvent être impulsés qu’à travers la poursuite des luttes sociales, politiques et idéologiques. Cela implique la reconnaissance préalable de la légitimité de ces luttes, une législation fondée sur les droits collectifs — d’organisation, d’expression et de prises d’initiatives. Cela implique que le parti lui-même s’engage dans ces luttes ; autrement dit, réinvente la formule maoïste de la ligne de masse. La repolitisation n’a pas de sens si elle n’est pas associée à des procédures qui favorisent la conquête graduelle de responsabilité des travailleurs dans la gestion de leur société à tous les niveaux — l’entreprise, la localité, la nation. Un programme de ce genre n’exclut pas la reconnaissance des droits de la personne individuelle. Au contraire, il en suppose l’institutionnalisation. Sa mise en œuvre permettrait de réinventer des formules nouvelles de l’usage de l’élection pour le choix des responsables.

Références

La voie chinoise et la question agraire

Karl Kautsky, The Agrarian Question, 1899.

Samir Amin, La Commune de Paris et la révolution des Taiping.

Samir Amin, The 1911 Revolution in a world historical perspective : A comparison with the Meiji restoration and the Revolutions of Mexico, Turkey and Egypt (publié en chinois en 1990).

Samir Amin, Ending the crisis of capitalism or ending capitalism ?, 2001, chap. 5 (The Agrarian Question). En français : Sur la crise : Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ?, 2009, chap. 5 (Agriculture paysanne…)

La mondialisation contemporaine, le défi impérialiste

Samir Amin, Memories of an independant Marxist, 2006, chap. 7, Deployment and Erosion of the Bandung project.

Samir Amin, « Initiatives from the South », dans The Law of Worldwide Value, 2010, p. 121 et suivantes (section 4).

Samir Amin, L’impulsion du capitalisme contemporain, 2012, chap. 2, Le Sud : émergence et lumpendéveloppement.

Samir Amin, Beyond US hegemony, 2006 (The project of the American ruling class ; China, market socialism ? ; Russia, out of the tunnel ? ; India, a great power ? ; Multipolarity in the 20th century).

Samir Amin, Obsolescent Capitalism, 2003, chap. 5, The militarisation of the new collective imperialism.

André Gunder Frank, Re-Orient.

Yash Tandon, Ending Aid Dependence, 2008, Fahamu and the South Centre.

Le défi démocratique

Samir Amin, « The democratic fraud », Monthly Review, octobre 2011.

Lin Chun, The Transformation of the Chinese Socialism, 1996.


[1]   Ce papier doit beaucoup aux débats organisés en Chine (novembre-décembre 2012) par Lau Kin Chi (Linjang University, Hong Kong), en association avec la South West University de Chongqing (Wen Tiejun), les Universités Renmin et Xinhua de Beijing (Dai Jinhua, Wang Hui), la CASS (Huang Ping), et aux rencontres avec des groupes d’activistes du mouvement rural dans les provinces du Shanxi, Shaanxi, Hubei, Hunan et Chongqing. À eux tous mes remerciements et l’espoir que ce papier soit utile à la poursuite de leurs discussions. Il doit beaucoup aussi à ma lecture des écrits de Wen Tiejun et de Wang Hui.

[2]   China bashing. J’entends par là, ce sport favori des médias occidentaux de toutes tendances — y compris de gauche hélas — qui consiste à dénigrer systématiquement, voire criminaliser tout ce qui se fait en Chine. La Chine exporte de la pacotille pour les marchés pauvres du tiers monde (c’est vrai). Ignoble crime. Mais elle produit aussi des trains à grande vitesse, des avions, des satellites, dont on vante les qualités technologiques merveilleuses en Occident, mais auxquels la Chine n’aurait pas droit ! On fait comme si la construction en masse de logements populaires n’était pas autre chose que l’abandon des travailleurs aux bidonvilles et on assimile « l’inégalité » en Chine (les logements populaires ne sont pas des villas opulentes) et en Inde (villas opulentes et bidonvilles), etc. Le China bashing flatte l’opinion infantile que l’on retrouve dans certains courants de la « gauche » occidentale impuissante : si ce n’est pas le communisme du 23e siècle, c’est une trahison ! Le China bashing participe de la campagne systématique d’entretien de l’hostilité à l’égard de la Chine, en vue d’une agression militaire éventuelle. Il s’agit de détruire les chances d’une émergence authentique d’un grand peuple du Sud, rien de moins.

[3]   Voir à ce sujet les écrits de Kautsky.


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