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Littérature absolue - Notes de travail #5 par Pierre Pigot

Par Fric Frac Club
Littérature absolue - Notes de travail #5 par Pierre Pigot Dans une conférence consacrée il y a quelques années à son métier d'éditeur, Roberto Calasso évoquait, à propos des éditions Gallimard (chez qui il est traduit), ces livres assimilables à des « implantations touristiques qui ressemblent parfois aux villages Potemkine en carton-pâte élevés dans ce cas non pour la visite de Catherine de Russie mais pour une saison de prix littéraires ». Plus les rentrées littéraires se succèdent dans notre pays, et plus on en retire l'impression lassée de traverser, effectivement, des cités de papier-mâché érigées juste pour le temps où on est censé les traverser avec un amusement mesuré, cités destinées à être englouties quelques mois plus tard dans l'oubli de leur démembrement, en attendant la prochaine étape du carrousel de nouveautés. Les éditions Gallimard se sont fait, ces derniers années, une spécialité de donner le diapason de ce que devrait être la vie littéraire française : avec Jonathan Littell ou Alexis Jenni, l'injonction à rejoindre les ombres de l'Histoire (avec un trémolo de grandes orgues sur le H majuscule) ; ou plus récemment, avec Aurélien Bellanger, le devoir de coller aux grands mythes technologiques de notre époque, entre tableau didactique et reprise du style houellebecquien tout en platitudes grisaillantes et clichés mutilés. Pour compléter le paysage, il ne faudrait pas oublier le pavillon Baltard de l'autofiction, où les tripes écœurantes des écrivains et leurs victimes sont exhibées entre deux nuages de mouches bourdonnantes, ni même la récente exhortation d'un Olivier Adam plein de rancœur, tout désireux à travers le modèle bourdieusien de nous ramener à un néo-réalisme du type Zola. Jeune écrivain venant de publier son premier roman, Bellanger est passé par l'inévitable exercice de la poétique personnelle exprimée en creux à travers ses diverses interviews : on y a ainsi appris que, selon lui, Deleuze s'était lourdement trompé en affirmant que la littérature n'était pas communication, que l'écrivain devait désormais s'affranchir de la « poésie en prose », ou encore que la vaste majorité des romans de Nabokov étaient des exercices de style ratés. Plutôt que de relever l'insanité de cette dernière déclaration, il est plus intéressant de voir vers quel point du paysage littéraire elle nous guide, en compagnie de tous les autres collègues jeunes ou moins jeunes de Bellanger : une attaque, sinon systématique, du moins régulière et de longue haleine, contre ce que Roberto Calasso appelle « littérature absolue », et qui n'est autre que la littérature longuement défendue dans ces colonnes électroniques – une littérature qui n'ignore ni l'histoire passée, ni l'histoire en marche, mais qui est avant tout préoccupée par la manière dont elle peut travailler son propre matériau, sa propre chair métamorphe, faite de la musique extraordinaire des mots, ces mots qui lorsqu'ils sont creusés, modifiés, assemblés par de grands écrivains, réussissent à élaborer alchimiquement, dans nos sensibilités et nos mémoires, des images jusqu'alors inconnues, et qu'aucun autre médium n'aurait pu faire naître d'une manière aussi fabuleuse. Littérature absolue - Notes de travail #5 par Pierre Pigot La littérature française n'est pas démunie en auteurs de qualité, très loin de là : il y a les récits pince-sans-rire d'Eric Chevillard, les encyclopédies mythographes de Pierre Senges, les audaces fantasques de Céline Minard, les apocalypses visionnaires d'Antoine Volodine, les tourbillons imagés de Claro, les histoires en pointe-sèche de Claude Louis-Combet, tous auteurs qui ont été largement défendus ici. Ces noms ont beau apparaître de manière plus ou moins élogieuse dans la critique « officielle » sur papier journal, on n'a jamais l'impression que celle-ci en prenne toute la réelle mesure, comme n'alignant les compliments que pour mieux enterrer une dérangeante supériorité stylistique. C'est comme si le débat d'actualité, qui est le pâté de porc afghan dont la presse et la radio se nourrissent, et que ceux-ci attendent des livres comme un indispensable charbon de bois permettant d'alimenter leur machine infernale, était désormais la seule méthode possible pour qu'un livre puisse émerger de l'intarissable fleuve de papier qui désespère les libraires, désoriente les lecteurs, et donne aux critiques l'occasion de se ridiculiser chaque année davantage (pensons aux insupportables gloussements et plaisanteries narcissiques égrenant une fameuse émission de radio du dimanche soir). Avant même la mort de son théoricien Robbe-Grillet, le Nouveau Roman avait déjà commencé à se déliter jusqu'à n'être que sa propre caricature – ce dont les ennemis bien français d'un supposé « formalisme » littéraire se sont emparés comme d'un épouvantail, pour mieux assurer le retour à l'ordre, celui des personnages identificatoires, de l'action pouvant être pitchée, du thème d'actualité identifiable. C'était oublier à quel point, au-delà de ses oukases ou dogmatismes, le diagnostic posé par Robbe-Grillet sur l'état de la littérature française dans les années 50 était d'une cruelle justesse qui appelait à faire entrer un salubre courant d'air dans cet air confiné et autosatisfait ; oublier aussi qu'une Nathalie Sarraute, au-delà de son propre système poétique, possédait une totale maîtrise de son style, faisant avancer ses tapisseries de mots avec une rigueur qui, lorsqu'on la scrute, demeure impressionnante. Ce sont ces soubresauts novateurs, ces embranchements fantasques, ces expérimentations formelles, que bien des écrivains français se proposent aujourd'hui d'enterrer, au nom du bienfait du lecteur qu'on ramènerait ainsi de manière efficace à la bergerie de l'actualité récente, du divertissement apaisant et de l'histoire impérative. Il y a déjà quelques années, Pierre Senges, auteur avec ses Fragments de Lichtenberg d'un des plus importants romans français de la décennie précédente, s'interrogeait : « Le monde est en majorité composé d'eau et en majorité peuplé de Chinois. Dois-je écrire des histoires de marins chinois ? Dois-je parler de Zidane ? » Derrière la plaisanterie, on ne peut s'empêcher de discerner un certain désarroi. Comment continuer à défendre une idée puissante de la littérature, affranchie des contingences du moment, patiemment bâtie dans la continuité d'une innombrable tradition et dans l'exigence d'assurer la poursuite de celle-ci, alors qu'on n'a jamais autant eu l'impression d'être isolés, incompris, voire parfois même méprisés par les nietzschéens « hommes du ressentiment » qui ne cessent de se multiplier ? Aux Etats-Unis, il y a eu un écho de cette fracture esthétique, lorsque Jonathan Franzen, baptisant William Gaddis du sobriquet « Monsieur Difficile », a choisi ce génial écrivain défunt pour dénoncer la fiction expérimentale comme une folie délabrée, une attraction à la fois démodée dans ses formes et humiliante dans sa difficulté, dont le lecteur américain ne pourrait que s'être lassé, revenant enfin à de soi-disant fondamentaux élaborés au dix-neuvième siècle et vus comme une salubre rénovation. Ceux qui ont lu les Corrections de Franzen, arpenté leur esthétique réaliste coulée dans une prose élégante, sauront de quoi ils retourne – et ce n'est pas un hasard si c'est à Ben Marcus, l'un des plus passionnants continuateurs de cette tradition expérimentale dans notre décennie, qu'il est revenu de répondre à Franzen, et ce de la plus cinglante et argumentée des manières. William T. Vollmann et Richard Powers ont bien sûr écrit des romans romans parlant de l'Histoire, petite ou grande – mais si on les lit jusqu'au bout, et si on est prêts à les relire, c'est avant tout parce qu'ils ont chacun forgé un style qui nous surprend, nous frappe, nous séduit. Parler d'Histoire peut faire d'un livre un grand livre – mais celui-ci ne peut aucunement être grand s'il n'a pas un style, une voix propre qui puisse nous conduire au cœur de son propos, aussi complexe soit-il, et non simplement nous dérouler les faits comme un document. Sebald parle de l'Histoire qui frappe les êtres – s'il y réussit, c'est parce que sa phrase est un long méandre à la fois méditatif et dense qui nous encercle pour ne plus nous lâcher. On peut même prendre des cas-limites comme Primo Levi ou Robert Antelme – la sécheresse du premier est un choix stylistique fort et profondément médité, tout comme la phrase courte, fragmentée, percutante et étouffante, du second, et dans ces deux cas les livres, aussi fort que soit leurs sujets, seraient loin d'avoir le même impact sans la manière dont leur voix propre a fini par trouver sa forme. Ils ne seraient que des témoignages, alors que leur forme fait qu'ils sont bien plus que cela. L'Histoire ne se choisit pas – on la rencontre ou elle vous blesse. Littérature absolue - Notes de travail #5 par Pierre Pigot Être de son temps, et décalquer cette époque dans des mots qui ne pourront que se conformer à l'idée que celle-ci a d'elle-même : celui qui a, mieux que tout autre, saisi l'inutilité risible de cette injonction, c'est bien entendu Jorge Luis Borges. Politiquement conservateur, Borges éprouvait un profond mépris pour tout ce qui constituait « l'actualité » d'une littérature, sa transcription de la réalité, ses controverses et manifestes bruyants, ses revirements esthétiques exténuant leurs thuriféraires devenus apostats. La magnifique rosace composée par ses nouvelles ne porte quasiment pas la trace de l'époque à laquelle elle a été conçue (depuis la Seconde Guerre Mondiale jusqu'aux dictatures argentines successives) – et pourtant, sous son style laconique, faussement néo-classique, dépourvu de toute affèterie, elle reste aujourd'hui et pour encore longtemps, non seulement l'une des œuvres littéraires les plus fascinantes, mais surtout l'une des plus subversives de son matériau culturel et de fait l'une de celles dont la modernité véritablement inhérente ne cesse de nous surprendre et de nous enchanter chaque fois que nous la parcourons de nouveau. De même, Vladimir Nabokov, dans l'une de ses préfaces, déclarait : « Je ne suis pas “sincère”, je ne suis pas “provocateur”, je ne suis pas “satirique”. Je ne suis ni un didacticien, ni un allégoriste. La politique et l'économie, les bombes atomiques, les formes d'art primitif et abstrait, l'Orient tout entier, les symptômes de “dégel” en Russie Soviétique, le Futur de l'Humanité, et ainsi de suite, me laissent suprêmement indifférent. » Seuls ceux qui n'ont lu de Nabokov que Lolita ne mesureront dans ces propos qu'un supposé mépris pour son époque. À rebours d'un Aurélien Bellanger qui dès son premier roman se sent en mesure de pointer les faiblesses de tel ou tel roman de Nabokov, ce dernier pouvait se permettre de boxer (injustement ou non, peu importe) tel ou tel écrivain, parce qu'il avait lentement appris son métier d'écrivain porté par une sensibilité de poète, parce qu'il avait porté sa prose (en russe, puis en anglais) à un niveau de complexité, de musicalité et d'émotion mêlées qui aujourd'hui encore laisse loin derrière bien des concurrents, même quand sa prose est travestie en traduction française. La modernité et la contemporanéité de Nabokov étaient d'un type tranquille, assuré de ses propres moyens pleinement accomplis, qui n'avaient besoin d'aucune démonstration clinquante ou lardée d'affichettes politiques ou de commisération sociologique pour que sa vision de l'humanité soit exprimée à son maximum d'intensité. C'est de ce long travail, de cette patience de titan, de ce désir de l'image émergeant du difficile puzzle des mots, ce matériau de rêve qui ne cesse de glisser entre les doigts de celui qui cherche à en acquérir la maîtrise, que sont sortis Le Don, Autres Rivages, Feu Pâle, Ada, et bien d'autres encore – des livres dont la beauté intemporelle est le plus éloquent des pieds de nez à la laideur de leur époque, tenue à distance, tenue en laisse, forcée à donner naissance à tous ces magnifiques et bouleversants malgré tout que sont ces romans arrachés à la gangue difficulteuse du langage. Littérature absolue - Notes de travail #5 par Pierre Pigot Autour de son concept de « littérature absolue », Roberto Calasso a écrit que les écrivains « savent que la littérature dont ils parlent se reconnaît, plus que par le respect d'une théorie, par une certaine vibration ou luminosité de la phrase (ou du paragraphe, de la page, du chapitre, du livre entier). Cette espèce de littérature est un être qui se suffit à lui-même. Mais cela ne veut pas dire qu'elle n'est qu'autoréférentielle, comme le voudra une nouvelle espèce de bigots, spéculaire à celle des ingénus réalistes, déjà mis en déroute par une seule phrase de Nabokov (sur la “réalité” qui ne signifie rien “sans guillemets” - et il dira ailleurs que ces guillemets s'y enfoncent “comme des griffes”). On ne peut raisonnablement douter que la littérature est autoréférentielle : comment une forme ne pourrait-elle pas l'être ? Mais elle est en même temps omnivore, pareille à l'estomac de certains animaux, où l'on rencontre des clous, des débris de verres, des mouchoirs. Quelques fois intacts, insolents comme des mémentos de ce qui est arrivé, là-bas, dans ce lieu composés de multiples, divergents et mal définis réalia, qui est le lit de toute littérature. Mais aussi de la vie en général. » Il se trouve qu'en ce début d'année, vient de sortir Middle C., un roman que William H. Gass, 88 ans, le plus grand des stylistes parmi les écrivains américains, a mis plus de quinze ans à écrire. Lire une page de Gass, que ce soit dans ses romans ou ses essais, c'est faire l'expérience d'une prose qui se sait, avec la plus extrême lucidité, à chaque instant en danger de trahir son propre matériau, de verser dans ce que n'importe qui pourrait penser ou décrire, et qui s'est fait de cette défiance une éthique de travail qui seule peut entrouvrir les portes d'un authentique résultat artistique, objet littéraire obtenu avec un acharnement auquel le bon, le vrai, le seul véritable lecteur, ne peut que répondre avec le plaisir de ce petit frisson qui court l'échine lorsque les mots font l'amour, et avec la reconnaissance de celui qui se sait incapable de produire un tel miracle et qui loue le ciel que pourtant de tels miracles puissent exister et être transmis par les livres. L'une des idoles de Gass est nul autre que Henry James, cet écrivain qui réussit à creuser le plus étrange des sillons dans la littérature de langue anglaise, et qui lorsqu'on a enfin trouvé la clef de sa prose allusive et suprêmement enchevêtrée, nous fait comprendre qu'il écrit, non pas en anglais, mais en « henryjames », langue autonome tombée d'on ne sait quel astéroïde hanté par les sensations de ses divers protagonistes. Dans deux pages de la nouvelle fantastique intitulée Le coin plaisant (The Jolly Corner), le protagoniste arpente de nuit, une bougie à la main, la maison new-yorkaise de son enfance, où il n'a pas mis les pieds depuis plus de dix ans, à la recherche du fantôme qui pourrait incarner ce qu'il serait devenu s'il n'avait pas quitté l'Amérique pour l'Europe. Ce sont deux pages où, du point de vue de l'intrigue seule, de sa « communication » comme dirait Bellanger, il ne se passe rien, absolument rien, si ce n'est la prolifération des mots, des incidentes, des membres de phrases qui s'accumulent et se superposent pour finalement créer ce que tout homme travaillant avec les mots recherche désespérement à faire apparaître dans son alambic ou sa cornue, à savoir cette étoffe de la pensée dont l'élaboration consiste à rendre palpable l'espace même entre les mots. Dans ces deux pages du Coin plaisant, dans leur description si extraordinairement subtile et attentive des sensations qui assaillent la psyché du héros, dans leur entortillement spiralé d'images qui posent calque après calque sur la page pour ne dévoiler qu'en creux leur but ultime, s'extrait le sentiment le plus concret, le plus juste, et osons le dire, le plus éternel, de ce que la littérature a toujours été et sera toujours, un jeu avec les éléments du monde, un dialogue avec les divinités, un emprisonnement de la fugitive essence de notre âme. Et c'est exactement là, à cet endroit précis où s'opère le Jugement Dernier de la Fiction, que, rien moins, le triomphe de la littérature absolue s'opère.

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