Magazine Journal intime

Le passage 16

Par Emia

LOTOS

16. Lorsque je rouvris les yeux, j’étais encore assise sur la banquette. Une obscurité bleutée régnait dans le compartiment, et on ne distinguait que de vagues formes. L’une de mes compagnes de voyage s’était allongée derrière moi ; l’autre, recroquevillée sous son showshow, dormait sur la banquette opposée.

Je tentai de lire ma montre, mais il faisait trop sombre. Jetant un coup d’oeil par la fenêtre, j’aperçus une lueur ocre que je pris, d’abord, pour un pan de ciel. Mais c’était un lac : en son centre, une construction blanche flottait à fleur d’eau. La Dame du Lac, pensai-je étourdiment, et cette pensée alla se confondre avec la dormeuse dont les genoux, à chaque mouvement du train, venaient heurter mon dos. De cet amalgame de tiédeur et de clarté jaillit une réminiscence : elle m’engloba d’une seule coulée et, déployant l’espace sans limites d’un ciel heureux, me fit sourire.

Un parfum printanier s’échappait de l’aire enneigée où je croyais me tenir, ravie par l’éclat si haut du soleil sur la branche d’un tilleul qui, devant moi, ployait sous sa charge poudreuse. Pourtant cet équilibre parfait se rompit brusquement, en silence : la branche cingla l’air et la neige se dispersa en un nuage étincelant. Je regardai longuement, éprise du dialogue vif et bref, déjà passé, entre moi et cette branche au parfum dilatatoire. L’air miroitait encore de la décharge vibrante lorsque, dans mon dos, au détour de toute vision, des formes amicales commencèrent à tourner lentement. Mes jambes s’enfonçaient dans la masse floconneuse ; je respirais avec bonheur l’air saturé de parfums, alors que mon regard allait et venait sur les surfaces rebondies, cherchant à pénétrer leurs jeux.

Ces volutes, nuages en hautes caravanes effleurant à peine la cime des arbres les plus élevés, formaient sans cesse de nouvelles figures. Ces nuées se creusèrent à leur tour, d’abord imperceptiblement, et puis, s’évidant toujours d’avantage, remplirent tout l’espace pensable – déjà, leur masse n’était plus de ce monde. Ils l’avaient débordé, englouti, réduit à la densité d’un point à la noirceur et au brillant insoutenables. Mon esprit, devenu à la fois ce point et l’espace qui le contient, passe si rapidement de la position de l’un aux confins de l’autre que l’idée de dimension devient tangible et se fait chair. Nous formons un corps si grand qu’à chaque fois que je tente d’y penser, il s’écartèle encore, et j’y roule comme une bille aiguë ; mon enveloppe enfle et moi, je file, infinitésimal concentré de poids et de vitesse. Lorsque nous atteignons un degré d’expansion et de concentration d’une simultanéité insoutenable, je bats des paupières : alors, et comme d’un seul jet flamboyant, l’arbre de mes rêves au feuillage fascinant apparaît. Au même instant, il me semble que le train traverse une mêlée de branches et de fleurs chuintantes. L’air s’apaise et j’entends siffler : nous entrons en gare.

Je me suis levée et j’ai fait quelques pas. Les femmes dormaient toujours. J’ai suivi le couloir, ouvert la porte du wagon et suis descendue à quai. Dans une pénombre brunâtre passe un grand chien maigre trottinant au-devant de son maître, un jeune homme vêtu d’un training. D’une voix rauque, il rappelle l’animal qui vient fureter près de moi, faisant aller sa gueule entrouverte à ras le sol nu et jaune. Longeant de colossaux amas de poutres empoussiérées, tous deux disparaissent dans les profondeurs ombreuses du bâtiment. Au bord de la voie, à quelque distance de là, je remarque un bureau ainsi qu’un fauteuil plongés dans un rai de lumière pâle, sans source apparente. Sur le bureau trône un kimographe d’un rouge franc. Je soulève l’écouteur : la ligne grésille, puis la tonalité se fait entendre, ferme et régulière. A cet instant une secousse parcourt le train. Aussitôt je raccroche et je cours rejoindre mon wagon.

A peine étais-je remontée que nous sommes repartis en cahotant. Je me suis efforcée de faire coulisser sans bruit la porte du compartiment, mais cette précaution s’est avérée inutile : les couchettes étaient vides et tous les bagages, exceptés les miens, avaient disparu. Les deux femmes, apparemment, étaient descendues, alors que j’avais cru comprendre que nous allions voyager ensemble jusqu’à Lotos.

J’ai repris ma place près de la fenêtre. Le train semblait pris de convulsions, tant il gémissait et se tordait en grinçant. Je fixais du regard les deux couchettes vides, craignant qu’elles ne se rabattissent brutalement, m’attendant à voir onduler et se disloquer la paroi, quand on a frappé à la porte. J’ai ouvert : c’était le contrôleur.

Après avoir allumé le plafonnier, il a longuement inspecté mon billet.

- U’re alone, vous êtes seule, a-t-il fait remarquer. Mais il n’attendait pas de réponse. U  go to sliip, U lock the door, n’oubliez pas de verrouiller la porte avant d’aller vous coucher, a-t-il ajouté. Je n’ai rien répondu.

Par la fenêtre, je vois maintenant un paysage de collines onduler dans la clarté lunaire. Je m’allonge enfin, frissonnante – une douleur fulgurante jaillit et transperce mon bas-ventre en me faisant pousser un cri. Mais la crampe lâche prise aussi soudainement qu’elle est survenue, et le mal s’éteint en diffusant comme une tendre quiétude ; je souris, mais Silver n’est pas là pour me voir.

De temps à autre, de pâles langues lumineuses se glissent dans le compartiment, léchant les parois et les banquettes, faisant tourner sur elles-mêmes les arrêtes les plus saillantes des choses. Je me sens seule à l’extrême. Et ma solitude grandit encore : elle se détourne de moi pour s’enrouler sur elle-même dans la poursuite mortifère des ondoiements du train, tournoyant autour d’un axe penché en pensées, orbitant autour d’un soleil noir, sans dimensions connues.


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