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Histoire de double : le « heros et le monstre ».le labyrinthe. mythes et symboles(4)

Publié le 12 juin 2013 par Regardeloigne

« Et la reine donna le jour à un fils qui s'appela Astérion. »

APOLLODORE,

 

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« Le labyrinthe invite à l'exégèse, et l'entrelacement de carrefours et de couloirs ramifiés entraîne irrésistiblement l'interprète dans mille et un parcours. La fascination qu'exerce un symbolisme réputé universel n'est sans doute pas étrangère à sa nature graphique de tracé aporétique et de chemin le plus long enfermé dans l'espace le plus court. Que ce soit de là ou d'ailleurs que le symbole du labyrinthe donne à penser, il est hautement vraisemblable qu'il ne se laisse pas réduire à un sens univoque ni dans toutes les cultures ni même en une seule. Et si notre imaginaire, à l'habiter encore, remonte sans errance vers le royaume de Crète et la destinée du Minotaure, peut-être nous autorise-t-il à découvrir et à délimiter le champ d'évocation interne, tracé par la culture grecque quand elle se raconte le labyrinthe. En somme, un itinéraire dont le seul objet serait d'éprouver les contraintes d'un discours indigène et de conduite vers ses procédures, qui pourraient être également les nôtres, quand le travail de l'évocation, enclenché par le détour du labyrinthe, rassemble à l'intérieur d'une même culture des formes et des objets aussi disparates qu'un coquillage, un monstre, une file de danseurs, une grue et un escalier à vis. 
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Dans la tradition que nous appelons mythologie, en nous autorisant du bon usage platonicien, le labyrinthe apparaît comme une figure singulièrement isolée. Le seul récit que la mémoire grecque nous ait livré le désigne comme le royaume solitaire du Minotaure, mais un royaume dont le vrai maître est un artisan, Dédale, qui semble se tenir dans l'ombre de Minos mais dont le nom, par sa polysémie, évoque le plus intime et le plus secret du labyrinthe. Délimitant l'espace où surgit la forme monstrueuse du Minotaure, deux récits sur la souveraineté confluent qui font se croiser le destin de Minos et la biographie de Thésée. Et dans ce tracé narratif, on peut d'emblée pointer deux repères. D'abord, la présence du taureau aux deux extrémités du récit. » Detienne Marcel. La Grue Et Le Labyrinthe. In: Mélanges De l'Ecole Française De Rome. Antiquité T. 95, N°2. 1983(C'est moi qui souligne.)

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Comme l'indique le mythe où nous l'avons laissé (article précédent). Athènes, vaincue par les crétois de Minos, doit verser un tribut de jeunes gens destinées à servir de proie au Minotaure. Thésée, le fils du roi Egée, demanda à son père de faire partie des futures victimes pour combattre l'être double. Avant d'être enfermé avec les autres dans le labyrinthe, il reçut des mains d'Ariane, (une des filles de Minos et de Pasiphaé), éblouie par la beauté du héros athénien et emportée par la passion amoureuse, une pelote de fil à dérouler pour lui permettre de retrouver l'unique issue du labyrinthe.(cette pelote venait d'ailleurs de l'architecte dédale. Thésée s'avança dans le labyrinthe, déroulant son fil, affronta le Minotaure en son centre et le tua,(peut être simplement dormait-il ) puis grâce au fil retrouva le chemin de la sortie et ses compagnons.
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Il s'enfuit alors entraînant avec lui Ariane vers l'île de Naxos où il l'abandonna sur un rocher !! Selon d'autres récits, le danger du labyrinthe résidait davantage dans l'obscurité que dans les enchevêtrements du chemin, et Ariane, amoureuse, aurait accompagné le héros et éclairé son chemin de l'éclat doré de la couronne qu'elle portait sur la tête ou de son lumineux diadème. Pour les Anciens, cela parut ajouter une nouvelle ignominie à une trahison déjà grande, car le Minotaure était, après tout, le demi-frère de la jeune fille et sa couronne était' aussi symbole de virginité. En tout cas comme le dit Cl. Levi-Strauss ,les « mythes se parlent entre eux ». La Mythologie forgée par Tolkien dans le Seigneur Des Anneaux reprendra ce détail. L'elfe Galadriel donnera au héros Frodom, une fiole magique qui devra lui porter secours , l'éclairer, remédier au désespoir ,« quand règneront les ténèbres » de la grotte labyrinthe où guette une monstrueuse araignée.

 

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Dédale fut alors soupçonné d'avoir aidé Thésée et Ariane et condamné par Minos à être emprisonné dans le labyrinthe avec son fils, Icare, encore adolescent. La porte du labyrinthe ayant été murée, Dédale imagina de s'enfuir par les airs et inventa dans ce but des ailes artificielles confectionnées de plumes collées à la cire. Tous deux s'envolèrent mais Icare, s'approchant imprudemment du soleil vit ses ailles se désagréger par la fonte de la cire et sombra dans les flots

« Ainsi Dédale sème l'erreur dans ces routes sans nombre ; à peine lui-même peut-il en retrouver l'issue, tant le labyrinthe présente de perfides détours !

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Ce fut la prison du Minotaure, monstrueux assemblage des formes du taureau et des formes humaines. Déjà deux fois il s'était abreuvé du sang Athénien, et le sort venait de lui envoyer une troisième fois le tribut imposé pour neuf ans, lorsqu'il trouva son vainqueur au milieu de ses victimes. Aussitôt que, par le secours d'une jeune fille, et guidé par un fil, le fils d'Egée a découvert l'issue si difficile à retrouver, et qui jamais, avant lui, n'avait été franchie une seconde fois, il ravit la fille de Minos et fait voile vers Naxos. Le cruel abandonne sa compagne sur ce rivage ; mais dans son abandon et dans son désespoir Bacchus fut à la fois son consolateur et son amant ; et pour qu'elle brillât d'un éclat immortel au milieu des astres, le dieu détacha de son front sa couronne et l'envoya au ciel. Le diadème s'élève à travers les airs, et dans son vol les pierreries dont il est parsemé se transforment soudain en étoiles, qui se fixent à la voûte des cieux, et conservent toujours la forme d'une couronne ; sa place est entre la constellation d'Hercule à genoux, et celle du Serpent » OVIDE LES METAMORPHOSES LIVRE VIII

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Certains commentateurs avancent que le tribut des sept jeunes gens et des sept jeunes filles que les Athéniens étaient obligés d'envoyer à Minos tous les huit ans avait quelque relation avec le renouvellement du pouvoir royal par l'union avec la divinité pour un cycle ultérieur de huit ans. Faute d'un tel renouvellement, celui-ci aurait perdu son droit au trône.

Quant au sort qui attendait ces jeunes gens à leur arrivée en Crète, la tradition varie ; si le mythe les voit dévorée par le Minotaure, d'autres les voient brulés vifs dans une statue de bronze à tête de taureau, (rejoignant le mythe de l'homme de bronze Talos ). Il est possible que, pour " renouveler les feux du soleil ", des victimes humaines aient été sacrifiées à une idole , après avoir été placées à l'intérieur de son corps creux ou sur ses bras tendus, d'où elles auraient roulé dans une fournaise. C'était là la façon dont procédaient les Carthaginois pour sacrifier leurs enfants à Moloch... La ressemblance avec les traditions Cretoises suggère que le culte lié aux noms de Minos et du Minotaure ait été fortement influencé par celui d'un Baal sémitique. En Sicile, où le pouvoir carthaginois avait implanté des racines profondes, nous pouvons trouver un écho de rites assez semblables dans la tradition de Phalaris, tyran d'Agrigente, et de son taureau de bronze. »

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Comme le souligne Marcel Détienne dans le texte cité ci-dessus, tout le mythe, évidemment labyrinthique lui-même, est en rapport avec la royauté (malade selon l'auteur), les luttes de pouvoir autour d'Athènes et de la Crète, voire à l'intérieur de la cité.il est marqué à tous les moments par la présence du taureau symbolique.

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Par l'amant d'Europe, sa mère, Minos légendairement est d'ascendance taurine(. La dynastie de Crète s'inaugure par l'union d'Europe avec un dieu métamorphosé en taureau séducteur dont la gueule exhale un crocus merveilleux.

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le Zeus taurin fera choix d'un mortel nommé Asterios(ou Astérion) : l'Étoile, le Lumineux, comme père nourricier des trois fils nés des amours d'Europe et de Zeus. Asterios, l'Étoile, est donc à la fois le nom du père de Minos et le surnom du Minotaure(le taureau de Minos) . l'aventure crétoise de Thésée commencera aussi par la capture du taureau de Marathon(le fameux taureau blanc de Pasiphaé ?) processionné jusque sur l'Acropole où il sera sacrifié(ce qui fait de Thésée un héros rival d'Héraclès, tueur de monstres).Minos lorsqu'il avait refusé pour sa part de sacrifier le fameux taureau blanc du dieu de la mer ,en se l'appropriant au contraire, avait donc fait de l'animal divin ,le symbole fondateur du pouvoir royal(devenu monstrueux) . Thésée y mettra fin en tuant le Minotaure.

Il s'agit donc, dans le mythe de la conquête de la souveraineté. Par son ambition excessive, Minos serait un roi malade, frappé dans sa puissance de fécondité. Par sa victoire sur le monstre du labyrinthe, insigne pervers de la souveraineté crétoise, Thésée peut prétendre à l'autorité royale sur la terre d'Attique.

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« Déjà boiteuse, la royauté de Minos est maintenant malade. Doublement: dans la personne du roi atteint de stérilité et dans la conduite de Pasiphaé, la reine. Il est toute une tradition qui fait contraste avec l'image de Minos, roi de justice, confident de Zeus, chaque grande année, et siégeant dans la maison d'Hadès au tribunal des ombres,

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Tandis que, selon le récit le plus soutenu, la royauté de Minos est frappée dans la sexualité de Pasiphaé. Frustré de la victime promise, Poseidon en colère s'en prend en même temps à la reine et au taureau. Il ensauvage l'animal que sa vocation sacrificielle inclinait à une conduite sans violence8 et ses manoeuvres livrent Pasiphaé à des désirs illimités(l'hybris) que saura satisfaire l'ingéniosité d'un artisan étranger, appelé Dédale..

L'enfant témoin de ses désirs illimités portera le nom d'Astérios, celui de son grand-père, mais le nouveau Lumineux est un monstre en qui la bête et l'humain se mêlent intimement.

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Être double et hybride, portant un masque taurin fixé sur un corps d'homme, le Minotaure, surgi dans la maison royale de Crète, rassemble sur sa personne les insignes de la souveraineté malade. Dans son nom, il porte l'éclat lumineux du premier roi de Crète, rehaussé par la vertu talismanique de l'animal royal dépêché par les dieux. Mais ce mélange de bête humaine et d'homme bestial, il faut le cacher, dérober la folie et la violence qui le rendent étranger à l'enclos comme au palais du roi. Et pour la seconde fois, Dédale reçoit mission de trouver l'issue à l'aporie. Au Minotaure, il ajuste l'espace le plus séant : le labyrinthe, demeure d'élection, conçu et médité par une intelligence qui s'y reconnaît sans trouble. Et c'est ici qu'intervient le jeune et ambitieux Thésée. Rival d'Héraclès, porté par la même litanie de travaux et de hauts faits, Thésée entre au panthéon des Grands Hommes bien avant que Plutarque, dans ses biographies parallèles, ne lui assigne le fauteuil voisin de celui de Romulus. Les récits athéniens sur Thésée, pressés d'accumuler les victoires. .. Sur les vases corinthiens, Thésée apparaît essentiellement en vainqueur du Minotaure. Avant que, avec Pisistrate et les Alcméonides, la tradition figurative, devenue bavarde et comme incontinente, ne se mette à raconter les enfances du héros, ses rencontres avec les bandits de grand chemin, avec des monstres innombrables et encore la guerre contre les Amazones. À la mise à mort du Minotaure qui le qualifie déjà pour la conquête de la souveraineté. »Marcel Detienne.Op.Cité.

 

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Thésée était ainsi parmi les plus célèbres des héros « mortels » des Grecs.

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Il est l'objet de quantité d'histoires vantant ses exploits. Comme tous les héros, il participe d'un « roman familial ».sa naissance est annoncée par un oracle ; il est engendré pendant le sommeil de son père Egée(à moins que sa mère Aethra soit en fait allé rejoindre Poséidon,dieu de la mer.) il demeura caché pendant son enfance et finit par révéler son identité d'adulte en soulevant un énorme rocher pour prendre les sandales que le roi Egée avait placé là.(on pense au cycle médiéval où le futur roi Arthur sera le seul à pouvoir extraire l'épée Exqualibur de son rocher).un autre détail sera similaire plus tard dans les Romans Courtois, tel Tristan et Yseut. Revenant de sa victoire sur le minotaure, il oublie de faire le signal convenu avec son père, hisser une voile banche au lieu d'une noire (ou pourpre). Son père désespéré et le croyant mort se jettera alors dans la mer qui porte son nom.

L'étymologie du nom est d'ailleurs révélatrice d'une ambivalence qui sera justement l'objet des récits.

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Thésée (Théseus dans Plutarque) est à mettre ,d'une part, en relation avec le verbe tithémi, qui désigne l'action de poser, et ainsi d'établir et d'instituer. Mais selon Plutarque, le nom serait lié plutôt au mouvement de dérobade, de signe et de mystère qui approche et éloigne en même temps,comme la voie dans le labyrinthe et le maniement du fil d'Ariane.. Meurtrier, infanticide, séducteur volage et impénitent, Thésée est pourtant celui qui fondera un ordre nouveau pour une cité qui n'aura plus à sacrifier ses enfants au Minotaure. C'est l'organisation de la cité fondée sur la formule  les. « hommes sont la cité », où le Nomos, la loi, est la référence suprême, en lieu et place du bon vouloir du prince. Euripide fait dire au héros : «cette cité n'est pas gouvernée par un seul homme ; elle est libre, le peuple y est roi... le pauvre et le riche possèdent des droits égaux».
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En ce sens Thésée est le héros civilisateurs des mythes qui détaillent ses actions politiques : unification de l'Attique autour d'Athènes, mise en place du système démocratique avec ses trois classes de citoyens, nobles, artisans, cultivateurs, frappe de la monnaie. On lui attribue en outre la réorganisation, à Corinthe, des jeux Isthmiques en l'honneur de Poséidon. Il accordera l'hospitalité à Œdipe (à Colonne), participera à l'expédition des sept contre Thèbes etc…Il serait facile(et partiellement exact ) de voir dans le mythe concernant Thésée le sens de cette lutte dans les ténèbres, qui finirait par la victoire d'un 'homme supérieur, du héros ,de l'initié. Ce serait une victoire sur l'hybris, où l'être hybride composé d'homme et de bête, représente tout le côté animal que l'homme devrait tuer en lui-même pour arriver à la sagesse, à la connaissance ; Victoire, donc, de l'esprit sur la matière et, en même temps, de l'éternel sur le périssable, de l'intelligence sur l'instinct, du savoir sur la violence aveugle.

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Mais nous sommes dans le monde grec antique où tout n'est pas si simple, ni dans le mythe, ni plus tard dans la tragédie. Il faut se méfier ,comme l'a montré Hans Blumenberg(voir articles) et qu'avait déjà souligné Platon dans le Phèdre, d'une lecture simplement allégorique des mythes ,point d'appui de tous les ésotérismes. Nous sommes dans un monde culturel grec qui ne sépare pas les plans. Ainsi pour les grecs anciens les protagonistes du mythe ne sont pas les acteurs d'un mauvais western où s'opposeraient dans un conflit simpliste l'ombre et la lumière, le bon et la brute, le héros et le monstre. Ils ne sont pas non plus des archétypes éternels et cryptés d'un quelconque savoir ésotérique qu'on aurait à déchiffrer même s'ils participent d'une histoire qui nous concerne et nous fascine.
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Le « travail du mythe » réélabora cette histoire et en fera par exemple toute une littérature.Ce qui est peut-être plus spécifiquement grec, c'est le développement suggestif d'une rêverie sur la perméabilité des barrières et des catégories, comme correctif nécessaire aux classifications intellectuelles rigides. « Il est significatif qu'Ovide place le dernier livre de ses Métamorphoses sous l'autorité de Pythagore, à qui il donne longuement la parole : «Je vous dis qu'il n'est rien dans l'univers entier qui soit stable ; tout fluctue, toute image qui se forme est changeante L'univers mental qui accorde une place à la métamorphose n'est pas étranger non plus à la catégorie intellectuelle qui a été définie et décrite sous le nom de métis. Un mode d'appréhension des événements, souple et polymorphe, que nous avons rencontré chez bien des héros de nos histoires. » Francoise Frontisi-Ducroux.

 

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« Pour les Grecs du Ve siècle,: « Les émotions et les pensées ne sont pas simplement décrites dans les mêmes termes que des phénomènes physiques : ce sont des phénomènes physiques »

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Ce qui signifie que, dans les textes poétiques (épopée, lyrique, tragédie), médicaux, philosophiques, et dans les documents religieux, la ligne de démarcation entre le psychique et le physique, l'intériorité du sujet et le monde extérieur, ne passe pas là où nous la situons : il n'y a pas d'un côté le spirituel, de l'autre le matériel : « Nous sommes taillés, corps et esprit, dans le même matériau que le monde extérieur» (Physique et psychique sont donc tissés dans la même étoffe ; si notre vie mentale est tout entière incluse dans des organes en mouvement ou en repos, des liquides, des souffles, des canaux pour la circulation interne et des passages entre le dedans et le dehors, c'est que ces réalités physiques ne sont pas de la matière inerte mais des « puissances » animées et vivantes. En ce sens la «nature», la phusis, en nous et hors de nous, n'est pas plus séparable du « démonique » et du divin qu'elle ne l'est du psychologique. « Le divin est partie prenante dans la fabrique du monde et de l'individu »
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Il n'y a pas plusieurs univers séparés : le monde interne des sujets humains, avec leurs faits de conscience, le monde extérieur des objets naturels physiques, le monde de la surnature, avec les dieux et leurs pouvoirs. Il y a un cosmos unique à l'intérieur duquel se distinguent, en s'opposant souvent avec violence, en s'interpénétrant et s'ajustant d'autres fois, en communiquant toujours, le dedans et le dehors, le mental et le physique, le naturel et le divin. Conflit et accord de réalités à la fois parentes et contrastées, et dont l'action se déploie de façon semblable, dans les corps, dans les esprits, dans la cité ou sur la scène du monde. Même si certaines de ces idées nous semblent absurdes, note Ruth Padel, « elles éclairent une mentalité dans laquelle l'esprit et Je corps, les sens métaphorique et littéral, les élans divins et humains sont inséparables
»(c'est moi qui souligne) J.P. Vernant .Entre Mythe Et Politique .Points.

 

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Thésée ne serait donc pas un héros mythique et tragique s'il ne révélait pas une double nature, une « hybris » qui le jette dans des actions folles et meurtrières. Outre l'abandon d'Ariane(que les mythes essaieront de justifier par des ordres divins),il commet plusieurs enlèvements, dont une Amazone, Hélène et la reine des Enfers et finit par épouser Phèdre, la sœur d'Ariane qui lui vaudra de sacrifier son propre fils. Nul n'a mieux que Racine dans Phèdre résumé dans une simple tirade, l'ambivalence du héros.

« Tu me contais alors l'histoire de mon père.  

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Tu sais combien mon âme, attentive à ta voix

S'échauffait aux récits de ses nobles exploits,

Quand tu me dépeignais ce héros intrépide 

Consolant les mortels de l'absence d'Alcide,

Les monstres étouffés et les brigands punis,

Procruste, Cercyon, et Scirron, et Sinnis,

Et les os dispersés du géant d'Epidaure,

Et la Crète fumant du sang du Minotaure.

Mais quand tu récitais des faits moins glorieux,

Sa foi partout offerte et reçue en cent lieux,

Hélène à ses parents dans Sparte dérobée,

Salamine témoin des pleurs de Péribée,

Tant d'autres, dont les noms lui sont même échappés, 

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Trop crédules esprits que sa flamme a trompés ;

Ariane aux rochers contant ses injustices,

Phèdre enlevée enfin sous de meilleurs auspices ;

Tu sais comme, à regret écoutant ce discours,

Je te pressais souvent d'en abréger le cours,

Heureux si j'avais pu ravir à la mémoire

Cette indigne moitié d'une si belle histoire ! »

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On l'a dit, le mythe est marqué surtout par l'intervention constante et à tous les épisodes du symbole du taureau illustré surtout par la nature double du Minotaure. En examinant les représentations dont il est l'objet, certains archéologues y retrouvent un antique dieu taureau crétois vénéré là-bas dans la plus haute antiquité. Il se trouvait au centre des rites sacrificatoires, comme instrument mâle et en même temps victime de la fertilité. Platon y fait référence dans ses écrits concernant l'Atlantide où des taureaux auraient été combattus puis sacrifiés dans des sortes de « corridas ». « Des taureaux étaient libérés dans l'enceinte du sanctuaire de Poséidon ; les dix rois y étaient seuls et priaient le dieu de capturer la victime qui lui serait agréable ; sans armes de fer, avec des épieux et des lacs, ils se mettaient en chasse. Celui des taureaux qu'ils avaient capturé, ils le conduisaient à la colonne et l'égorgeaient à son sommet, contre l'inscription ».Platon Critias.

Par ailleurs, par son coté « dévoreur de jeunes gens », le Minotaure pourrait être une réminiscence tardive de Chronos, dévorant ses propres enfants ou encore celle de sacrifices, y compris humains, offerts dans la Crète archaïque au même Cronos ou à Zeus. Un fragment découvert récemment d'une tragédie perdue,les Crétois d'Euripide, parle de la" la fête de la chair crue " et Pasiphaé en accuse son mari Minos. Plus simplement, comme déjà évoqué plus haut(et selon Frazer) il existait des sacrifices d'enfants chez les Phéniciens et les Carthaginois, et d'après des fouilles récentes, on vénérait en Sardaigne, à l'âge du bronze, un dieu-Taureau installé dans des temples souterrains.

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La symbolique plus ou moins comparative et ésotérique a fait du taureau un de ses archétypes, en le liant à la cosmologie et à l'astrologie. Il participe en tout cas d'une riche mythologie et de nombre de cultes antiques. Le culte du taureau précède historiquement celui du cheval ; les bovins sont déjà domestiqués comme animaux de traits, quand les chevaux sont à peine apprivoisés. Bœufs et taureaux sont fréquemment présents dans l'art et les cultes, dès le IVème millénaire A.J.C. Fils de la Terre, expression de forces chthoniennes c'est un animal sacré dans toutes les civilisations qui domestiquèrent les bovins. Rappelons le taureau Apis des Égyptiens, ainsi que le rôle éminent assumé par le taureau dans la mythologie et l'iconographie assyro-babylonienne .la déesse hindoue de la lumière, venue pour rétablir l'ordre dans le monde tuera un géant taurin.

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L'animal est donc l'objet des chasses et des jeux, son sang est le sang du sacrifice ; sa tête et ses cornes sont, avec la double hache, instrument sacral de sa mise à mort, le symbole typique des sanctuaires crétois, comme déjà dit. On peut suivre la mythification du Taureau jusqu'aux gravures rupestres du val Camonica où l'on retrouve les cornes identifiées tantôt à la lune, tantôt aux rayons solaires. En Mésopotamie, Ishtar-Astarté est associée à la lune, comme le sont, en Egypte, le mâle Apis et la femelle Hathor. Le halo solaire qui entoure la tête de Moise peut constituer un autre exemple  : le même mot hébreu signifiant à la fois corne et rayon(ce que souligne la statue de Michel Ange) et d'autre part le fameux veau d'or que détruit le prophète serait en fait un taureau. En hébreu, la première lettre de l'alphabet, ALEF, qui signifie taureau est un signe astronomique associé à la première lunaison.

Le culte d'Artémis « taurique » puis de Cybèle chez les romains comportait la pratique du taurobole

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(on retrouve à Lyon nombre d'autels individuels portant la marque du taureau) un sacrifice de taureau, rituel de régénérescence où l'initié descendait dans une fosse pour se baigner dans le sang de l'animal.il était ainsi « renatus in aeternum », né à une nouvelle vie pour l'éternité ; l'énergie vitale de l'animal, réputé le plus vigoureux avec le lion, régénérait le corps et, peut-être, l'âme de l'officiant.

Surtout les armées romaines répandirent, dans toute l'empire, le culte de Mithra, d'origine iranienne, et qui comportait également un sacrifice du taureau. Les rites de Mithra célébraient un dieu Sauveur, Vainqueur invincible, né après le solstice d'hiver, quand les jours recommencent à grandir, jour où l'on célébrait la renaissance du Soleil. L'acte essentiel de sa vie fut d'avoir dompté et sacrifié le taureau, premier être vivant, du sang duquel naquirent les autres vivants végétaux et animaux. Le rite aurait symbolisé la lutte des puissances du bien contre les esprits du mal ,victoire sur les efforts contraires d'un serpent,( lutte à laquelle tous les fidèles devaient constamment participer de toutes leurs forces), et l'accès au séjour de la lumière éternelle garanti aux âmes des justes par l'intercession toute-puissante de Mithra. On peut ainsi noter certaines analogies avec le christianisme primitif (qui le fera interdire) : Un sacrifice, un être divin rédempteur, né d'une vierge au solstice, et dans une sorte de grotte .

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Le taureau est bien ainsi un animal primordial et ambiguë, ce qui fait justement sa richesse mythologique ; comme dans le symbole du Minotaure  il recueille toutes les ambivalences, Eau et Feu : il est lunaire, en tant qu'il s'associe aux rites de la fécondité ; solaire, par le feu de son sang et le rayonnement de sa semence. Il est à la fois ouranien et chthonien, terrestre et céleste.

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« Depuis l'époque où est née la fable de Minos et du Minotaure enfermé dans le labyrinthe où, avec l'aide de l'amour et de la ruse Thésée le héros solaire, descendra le chercher et le tuer, ce symbole du Taureau-homme — signe de forces chtoniennes tentant une ultime révolte contre l'homme ordonnateur, assujetti aux dieux, mais en même temps élève de Prométhée et des premiers législateurs — a occupé l'esprit des hommes, inspirant un nombre infini de poètes, de conteurs et de peintres. En vérité, les symboles essentiels de l'homme et les mythes antiques qui les expriment, ont une force première qui est comme enracinée au plus profond de l'âme humaine et ne cessent de l'occuper et de l'émouvoir, même lorsque leur signification semble oubliée, ou plutôt lorsque ces mythes n'ont plus, apparemment, la charge sacrale, l'énergie religieuse qui en avait accompagné la naissance.
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« Ainsi, l'histoire du labyrinthe et du Minotaure a traversé intacte plus de trois mille ans d'histoire . C'est peut-être le conte le plus populaire de l'Antiquité, et son succès n'est nullement l'effet du hasard. Il contient en effet un thème mental d'une portée et d'une résonance universelles, mêlé d'angoisse et d'espoir, et capable à la fois de nourrir une sorte de cauchemar intellectuel très proche de la folie, et sur un autre plan la méditation des sages. Ceci à l'aide de la même image, celle d'un passage long, tortueux, plein de périls et d'embûches, au fond duquel gît Quelque Chose, peut-être le Monstre, peut-être le Trésor, peut-être les deux à la fois. » Mais également, l'animalité, sa tristesse, son innocence, sur lesquelles pèse néanmoins un destin atroce; une animalité à laquelle est liée l'humanité. Car si le Minotaure naquit, innocent et victime, d'une union monstrueuse, pourquoi doit-il expier une faute qu'il n'a pas commise?

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Si néanmoins il lui faut l'expier, aucun de nous n'est, en fin de compte, ni plus ni moins responsable que lui et par conséquent aucun de nous n'est responsable : et pourtant la même Moïra(destin) pèse sur nous tous.

Sur le Minotaure pèse le destin de l'innocent, de l'innocemment cruel, de l'être prédestiné par les dieux à être cruel et en même temps à être frappé pour cette cruauté. Il porte le poids de la faute de luxure de sa mère et du monde entier; en lui se réalise non seulement le destin de la bête — qui est d'être sacrifiée — mais aussi l'irruption de la bestialité dans l'homme ; bestialité qui, en tant que telle, doit être punie de mort : et c'est une mort tout à la fois nécessaire et injuste. Et nous, qui peut-être nous croyions innocents, nous nous retrouvons dans le Minotaure, l'infortuné habitant des ténèbres inextricables, impliqués dans des fautes qui se seraient obscurément accumulées.

Mais si nous sommes le Minotaure, nous sommes aussi le victorieux Héros solaire. A nous aussi, Eros a procuré un long fil qui nous conduira jusqu'au monstre et, lorsque nous l'aurons vaincu de notre épée resplendissante, ce fil nous ramènera vers la lumière et nous laisserons derrière nous, dans l'obscurité éternelle, le corps désormais immobile de la bestialité vaincue. L'amour nous conduira jusqu'au fond, jusqu'aux dernières cavernes cachées de nos sentiments les moins humains, et, lorsque nous aurons tué notre animalité, il nous ramènera sous le ciel éclatant. Quel plus beau symbole que celui-là? » Paolo Santarcangeli.Le Livre Des Labyrinthes .Gallimard.

 

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L'imagination mytho-poétique des Grecs fut très fertile pour inventer des êtres composites, mi-hommes mi- dieux, mi- animaux, mi-hommes. Thésée n'est pas un pur héros positif, ce qui fait justement son humanité. Parmi ces créatures composites, la fusion de l'homme et du taureau, la création du Minotaure, fut l'une des plus importantes ; et non moins riche , l'intuition de le placer au centre d'u labyrinthe, où l'on verra bientôt un chemin de mort et de régénérescence». Que dire donc de plus du Minotaure sinon qu'il est en nous la présence de « l'Autre », d'un être d'obscurité qui est aussi chacun de nous. Il participe donc de notre structure anthropologique fondamentale. René Girard a justement montré, Dans La Violence Et Le Sacré, la symbolique du « bouc émissaire ».Ainsi la victime qu'on sacrifie pour expurger la cité d'une violence mimétique (chacun mu par le désir de l'Autre, désirant justement ce que l'autre désire et cherchant à s'en emparer) qu'on trouve par exemple dans la lutte pour le pouvoir.La violence réelle serait ainsi remplacé par une violence symbolique, celle des sacrifices. Le double monstrueux serait ainsi, à l'image du Minotaure, un de ces boucs émissaires qu'on qualifie de monstre.
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« On cherche à classer les monstres ; ils paraissent tous différents mais en fin de compte ils se ressemblent tous ; il n'y a pas de différence stable pour les séparer les uns des autres. Il n'y a rien de très intéressant à dire sur les aspects hallucinatoires de l'expérience qui ne sont là, en un sens, que pour nous distraire de l'essentiel qui est le double.

Le principe fondamental, toujours méconnu, c'est que le double et le monstre ne font qu'un. Le mythe, bien entendu, met en relief l'un des deux pôles, généralement le monstrueux, pour dissimuler l'autre. Il n'y a pas de monstre qui ne tende à se dédoubler, il n'y a pas de double qui ne recèle une monstruosité secrète. C'est au double qu'il faut donner la précédence, sans toutefois éliminer le monstre ; dans le dédoublement du monstre c'est la structure vraie de l'expérience qui affleure. L'identité et la réciprocité que les frères ennemis n'ont pas voulu vivre comme fraternité du frère, proximité du prochain, finit par s'imposer comme dédoublement du monstre, en eux-mêmes et hors d'eux-mêmes, sous la forme la plus insolite, en somme, et la plus inquiétante qui soit.

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Il ne faut pas demander à la médecine ou à la plupart des œuvres littéraires de nous guider dans une exploration du double. Les médecins sont fréquemment d'accord avec les malades pour s'amuser du foisonnement des formes monstrueuses et éliminer les aspects cruciaux de l'expérience, la réciprocité, l'identité partout de la violence. Fidèle au climat de déréalisation qui triomphe aussi bien dans l'étude des maladies mentales que dans celle de l'expérience religieuse, psychanalystes et mythologues perpétuent les mythes en déclarant purement et complètement imaginaires l'ensemble des phénomènes hallucinatoires, en refusant, en d'autres termes, de repérer l'affleurement de symétries réelles sous la fantasmagorie délirante. Cette déréalisation se situe dans le prolongement direct du processus sacralisant qui dissimule à l'homme l'humanité de sa violence : dire que le double monstrueux est dieu et dire qu'il est purement imaginaire, c'est aboutir, en fin de compte, au même résultat par des moyens différents. Dans l'expérience collective du double monstrueux, les différences ne sont pas abolies mais brouillées et mélangées. Les doubles sont tous interchangeables sans que leur identité soit formellement reconnue. Ils fournissent donc, entre la différence et l'identité, le moyen terme équivoque indispensable à la substitution sacrificielle, à la polarisation de la violence sur une victime unique qui représente toutes les autres. »(ici le taureau, c'est moi qui souligne). René Girard.La Violence Et Le Sacré.Pluriel.

 

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Le Minotaure est-il un monstre ? Ne serait-il pas plutôt une victime, la victime des forces naturelles que symbolise Poséidon« celui qui fait trembler les Terres ». Mais surtout la victime du pouvoir devenu fou. Tout pouvoir parce qu'illimité, deviendrait fou, comme Minos, autrefois monarque juste, ou encore le héros Thésée devenu roi, qui sacrifiera son fils dans un moment d'hybris. Thésée a-t-il d'ailleurs triomphé d'un véritable adversaire ou mis à mort facilement un être las de vivre parce qu'enfermé dans le labyrinthe de l'existence vide de sens...Personne n'a autant signifié ce mal d'exister solitaire et l'énigme du mythe que Jorge luis Borges, dans un magnifique texte où il donne la parole au Minotaure.

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« Je sais qu'on m'accuse d'orgueil, peut-être de misanthropie, peut-être de démence. Ces accusations (que je punirai le moment venu) sont ridicules. Il est exact que je ne sors pas de ma maison ; mais il est moins exact que les portes de celle-ci, dont le nombre est infini [c a d quatorze], sont ouvertes jour et nuit aux hommes et aussi aux bêtes. Entre qui veut. Il ne trouvera pas de vains ornements féminins, ni l'étrange faste des palais, mais la tranquillité et la solitude. Il trouvera aussi une demeure comme il n'en existe aucune autre sur la surface de la terre. (Ceux qui prétendent qu'il y en a une semblable en Égypte sont des menteurs.) Jusqu'à mes calomniateurs reconnaissent qu'il n'y a pas un seul meuble dans la maison. Selon une autre fable grotesque, je serais, moi, Astérion, un prisonnier. Dois-je répéter qu'aucune porte n'est fermée ? Dois-je ajouter qu'il n'y a pas une seule serrure ? Du reste, il m'est arrivé, au crépuscule, de sortir dans la rue.
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Si je suis rentré avant la nuit, c'est à cause de la peur qu'ont provoquée en moi les visages des gens de la foule, visages sans relief ni couleur, comme la paume de la main. Le soleil était déjà couché. Mais le gémissement abandonné d'un enfant et les supplications stupides de la multitude m'avertirent que j'étais reconnu. Les gens priaient, fuyaient, s'agenouillaient. Certains montaient sur le perron du temple des Haches. D'autres ramassaient les pierres. L'un des passants, je crois, se cacha dans la mer. Ce n'est pas pour rien que ma mère est une reine. Je ne peux pas être confondu avec le vulgaire, comme ma modestie le désire.

Je suis unique; c'est un fait. Ce qu'un homme peut communiquer à d'autres hommes ne m'intéresse pas. Comme le philosophe, je pense que l'art d'écrire ne peut rien transmettre. Tout détail importun et banal n'a pas place dans mon esprit, lequel est à la mesure du grand. Jamais je n'ai retenu la différence entre une lettre et une autre. Je ne sais quelle généreuse impatience m'a interdit d'apprendre à lire. Quelquefois, je le regrette, car les nuits et les jours sont longs.

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Il est clair que je ne manque pas de distractions. Semblable au mouton qui fonce, je me précipite dans les galeries de pierre jusqu'à tomber sur le sol, pris de vertige. Je me cache dans l'ombre d'une citerne ou au détour d'un couloir et j'imagine qu'on me poursuit.

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Il ya des terrasses d'où je me laisse tomber jusqu'à en rester ensanglanté. À toute heure, je joue à être endormi, fermant les yeux et respirant puissamment. (Parfois, j'ai dormi réellement, parfois la couleur du jour était changée quand j'ai ouvert les yeux.) Mais, de tant de jeux, je préfère le jeu de l'autre Astérion. Je me figure qu'il vient me rendre visite et que je lui montre la demeure. Avec de grandes marques de politesse, je lui dis: « Maintenant, nous débouchons dans une autre cour », ou : « Je te disais bien que cette conduite d'eau te plairait », ou : « Maintenant, tu vas voir une citerne que le sable a rempli », ou : « Tu vas voir comme bifurque la cave. » Quelquefois, je me trompe et nous rions tous deux de bon cœur.

Je ne me suis pas contenté d'inventer ce jeu. Je méditais sur ma demeure. Toutes les parties de celle-ci sont répétées plusieurs fois. Chaque endroit est un autre endroit. Il n'y a pas un puits, une cour, un abreuvoir, une mangeoire ; les mangeoires, les abreuvoirs, les cours, les puits sont quatorze [sont en nombre infini]. la demeure a l'échelle du monde ou plutôt, elle est le monde. Cependant, à force de lasser les cours avec un puits et les galeries poussiéreuses de pierre grise, je me suis risqué dans la rue, j'ai vu le temple des Haches et la mer. Ceci,je ne l'ai pas compris, jusqu'à ce qu'une vision nocturne me révèle que les mers et les temples sont aussi quatorze [sont en nombre infini] .Tout est plusieurs fois, quatorze fois. Mais il y a deux choses au monde qui paraissent n'exister qu'une seule fois : là-haut le soleil enchaîné ; ici-bas Astérion. Peut-être ai-je créé les étoiles, le soleil et l'immense demeure, mais je ne m'en souviens plus.

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Tous les neuf ans, neuf êtres humains pénètrent dans la maison pour que je les délivre de toute souffrance. J'entends leurs pas et leurs voix au fond des galeries de pierre, et je cours joyeusement à leur rencontre. Ils tombent l'un après l'autre, sans même que mes mains soient tachées de sang. Ils restent où ils sont tombés. Et leurs cadavres m'aident à distinguer des autres telle ou telle galerie. J'ignore qui ils sont. Mais je sais que l'un d'eux, au moment de mourir, annonça qu'un jour viendrait mon rédempteur. Depuis lors, la solitude ne me fait plus souffrir, parce que je sais que mon rédempteur existe et qu'à la fin il se lèvera sur la poussière. Si je pouvais entendre toutes les rumeurs du monde, je percevrais le bruit de ses pas. Pourvu qu'il me conduise dans un lieu où il y aura moins de galeries et moins de portes. Comment sera mon rédempteur ? Je me le demande. Sera-t-il un taureau ou un homme ? Sera-t-il un taureau à tête d'homme ? Ou Sera-t-il comme moi ?

Le soleil du matin resplendissait sur l'épée de bronze, où il n'y avait déjà plus trace de sang. « Le croiras-tu, Ariane ? dit Thésée, le Minotaure s'est à peine défendu.»J.L.Borges. La Demeure D'astérion. Dans L'aleph Imaginaire Gallimard.

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 (A SUIVRE)

 


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