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« Le Trésor perdu de la finance folle »

Publié le 01 juillet 2013 par Savatier

« Le Trésor perdu de la finance folle »Les approches transversales de l'économie, permettant d'aborder cette discipline sous des angles aussi différents que la philosophie et l'art, sont assez peu communes pour susciter l'attention. Tel est le cas de l'intéressant essai de Jean-Joseph Goux, Le Trésor perdu de la finance folle (Blusson, 144 pages, 16 €).

Parler de " folie ", s'agissant de la finance, aurait probablement semblé iconoclaste il y a quelques années. Mais la crise de 2008 a suscité nombre de commentaires dans la presse qui, pour la plupart, se sont référés à cette notion (finance folle, folie des marchés, etc.), la rendant familière au public.

Le terme le plus inquiétant échappe toutefois à ce registre sémantique ; c'est celui d'économie " réelle ", qui induit l'existence d'une économie " virtuelle " à laquelle celle-là est soumise, ne reposant sur aucune valeur, mais sur une supposée rationalité des acteurs. Or, une telle rationalité, qui porta plusieurs noms, dont la célèbre " main invisible " d'Adam Smith, n'est bien entendu qu'une fiction.

En effet, une étude historique pourra facilement montrer qu'aucune théorie, aucun système, si sophistiqués soient-ils, ne se vérifie en matière économique et, ce, pour une raison fort simple : ni l'élégance des équations, ni la complexité des algorithmes ne sont capables de prendre en compte une inconnue majeure : la capacité humaine à dépasser la logique. Cette capacité, ayant bien moins à voir avec la créativité qu'avec la rapacité, le goût du lucre ou de la gloire, l'absence d'éthique et de sens des responsabilités, loin d'offrir un équilibre, ouvre à tous les abus dont la dernière crise n'offre qu'un simple exemple.

C'est ce contexte contemporain que Jean-Joseph Goux s'attache à définir, en montrant, dans une perspective historique, les différentes mutations des courants de pensée qui façonnèrent l'économie. Sa démonstration aborde en premier lieu la disparition du lien entre un produit et son prix réel, à travers une notion de valeur entièrement subjective, déterminée par la fantaisie du consommateur et théorisée, notamment, par le néo-classique Léon Walras. La conséquence est qu'il n'y a plus d'adéquation entre la " valeur travail " et la " valeur désir ". L'industrie du luxe et le marché de l'art offrent de bonnes illustrations de cette observation.

Pour l'auteur, cette " valeur désir " trouve un autre terrain d'expression dans le marché boursier/financier où la notion prix/coût n'existe que dans sa capacité à fluctuer au bon gré des opérateurs et des spéculations auxquelles ils se livrent - au détriment de l'économie réelle. La fragilité de l'édifice se mesure alors aisément d'autant que, comme le souligne Jean-Joseph Roux, " il y a longtemps que la finance ne contrôle plus la solvabilité de base qui est censée soutenir, même indirectement, ses acrobaties spéculatives. "

La question de solvabilité s'applique tout autant aux Etats, à travers la fin de la convertibilité (en or) des monnaies instaurée de facto par Richard Nixon en 1971, rompant ainsi avec la stabilité monétaire qui avait été instaurée depuis les accords de Bretton Woods. Cette situation nouvelle impliquait la " fiduciarisation " des monnaies que nous connaissons ; des monnaies dont la valeur ne dépend plus que de la volonté des marchés et de celle des acteurs de croire à cette fiction.

« Le Trésor perdu de la finance folle »
La disparition du " trésor ", pour l'auteur, se révèle aujourd'hui lourde de conséquences, puisqu'elle escamote toute référence au réel : " le processus de fiduciarisation achevé de la monnaie, réalisé dans l'inconvertibilité radicale, nous fait redécouvrir qu'il n'y a rien d'autre que de l'institution (et donc du socio-politique) là où l'on croyait saisir une possible référence à une valeur, stabilisée sous la forme d'un réel matérialisable. " En d'autres termes, l'ensemble du système me repose même pas sur du sable, mais sur un vide sidéral communément admis...

On suit avec beaucoup d'intérêt l'auteur dans ses différentes démonstrations, claires, voire brillantes, comme lorsqu'il mène un parallèle avec les évolutions de l'art vers la non figuration que l'on retrouve dans le cubisme ou l'abstraction. On peine davantage à le suivre sur un terrain qui est cependant le sien, la philosophie, lorsqu'il se livre à un réquisitoire inattendu contre le courant utilitariste (lequel, au sens philosophique du terme, renvoie à la notion d'hédonisme) en convoquant Helvétius, Bentham, John Stuart Mill et Freud au banc des accusés, mais aussi en réduisant le contenu de cette philosophie au binôme " jouissance/souffrance ".

Que la mouvance économique néo-classique ait puisé une partie de son inspiration chez les philosophes utilitaristes ne fait pas de ces derniers les responsables, même lointains, de la " finance folle " d'aujourd'hui. Pourtant, c'est ce que le lecteur de cet essai pourrait déduire de plusieurs passages, tel celui-ci : " [L'utilitarisme] est le socle philosophique du libéralisme économique et de la civilisation individualiste du bonheur, une civilisation qui refuse les idéaux sacrificiels, les impératifs autoritaires, disciplinaires, rigoristes qui dominaient précédemment. Il y a une affinité évidente entre l'adoucissement des répressions pulsionnelles, la plus grande tolérance éducative [...] et une société plus hédoniste, tournée vers la satisfaction individuelle. [...] En ce sens, sous une forme certes excessive, outrancière, caricaturale, l'économie néo-classique d'une part et la psychanalyse d'autre part (même si c'est, en ce qui la concerne, par un lourd contresens), déboucheraient sur le même système qui voit surgir la combinaison, cohérente, d'une société hyper-consumériste et d'une éducation à faible contrainte. "

Vouloir établir une passerelle entre la finance folle laissée entre les mains d'opérateurs dénués de sens éthique et la philosophie hédoniste n'est pas nouveau ; c'est un discours répandu chez les tenants contemporains de l'idéal ascétique, dont certains catholiques conservateurs (notamment Christine Boutin), pour discréditer un courant de pensée qu'ils vouent aux gémonies. Il s'agit pourtant d'une construction intellectuelle fragile, qui repose sur le postulat que l'hédonisme, en ne se référant qu'à la " valeur-désir ", exclurait toute morale. Or, rien n'est moins vrai, et la morale minimaliste théorisée par John Stuart Mill (revisitée de nos jours par Ruwen Ogien), fondée notamment sur le principe de non-nuisance, est là pour nous le rappeler. Tout comme l'Histoire nous montre que " les morales idéalistes et religieuses, ces morales qui opposent des principes et des fins élevées, nobles, à la notion, considérée comme dégradante, basse, animale, instinctive, qui voudrait faire du plaisir la seule fin humaine désirable " ont plus souvent favorisé l'hypocrisie et la prédation de libertés que garanti des comportements économiques vertueux.

« Le Trésor perdu de la finance folle »
Que les opérateurs, quotidiennement, confondent marché financier et casino dans un but uniquement spéculatif au point de créer des bulles qui, un jour où l'autre, éclateront en nouvelles crises, ne fait aucun doute. Qu'ils jouent ainsi à l'apprenti-sorcier sans le moindre souci éthique a déjà été prouvé dans le passé. Qu'ils y soient implicitement encouragés, conscients de ne guère devoir assumer leurs actes, par des Etats jouant le rôle d'assureur - un comble pour les adeptes d'un ultralibéralisme refusant toute intervention de l'Etat ! - relève de l'évidence. Cependant, voir dans ces comportements les conséquences de la philosophie hédoniste, qui n'est en rien inférieure aux courants de l'idéalisme ascétique, semble moins relever de la logique que de l'idéologie.

Reste un message, bien présent dans Le Trésor perdu de la finance folle : la crise de 2008 n'a en aucune mesure modifié les comportements du secteur financier, ce qui signifie, sans pour autant céder à l'alarmisme qu'une nouvelle crise pourra naître dans un avenir plus ou moins proche. Comme le résume l'auteur dans l'ultime phrase de son essai, " à l'époque de la finance dactylographe, aucune main invisible ne protège plus de la chute. "

Illustrations : Krach de 1929, photographie - Dollar.

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