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Histoire: 1953, Louison Bobet, figure de la souffrance, emporte le Tour

Publié le 05 juillet 2013 par Jean-Emmanuel Ducoin
En juillet 1953, le Breton remportait le premier de ses trois Tours de France. Ce gaulliste reconnu, qui affiche le plus beau palmarès du cyclisme français derrière Bernard Hinault et Jacques Anquetil, est resté dans la mémoire populaire comme l’un des symboles de la capacité à repousser les limites de la souffrance. Voilà pourquoi des générations entières se sont incarnées en lui…
 
Histoire: 1953, Louison Bobet, figure de la souffrance, emporte le TourLa vitesse sous le vent aurait dû lui donner des allures de feu – elle ne faisait que renforcer sa crispation à l’effort. Son visage plissé par l’irrépressible expression de la souffrance avait même quelque chose de violent, comme si, de loin en loin, ses traits se dilataient de l’intérieur à mesure qu’il atteignait les frontières de l’exploit. Louison Bobet n’était pas un routinier de la tristesse appliquée à la tension physique, mais la forme quasi besogneuse par laquelle il touchait à l’excellence avait fini par lui conférer une sorte d’aura toute surnaturelle.
Nous sommes en juillet 1953. Déjà nous devinons les fragments de la mythologie usinée par un Breton hors-normes capable des pires sacrifices – contre lui-même – pour parvenir à ses fins. C’est sa sixième participation au Tour de France et, cette fois, avec l'absence de Fausto Coppi, il va enfin conjurer le sort qui s’acharne contre lui. En 1950, avec le maillot tricolore sur le dos, il avait remporté une étape de prestige à Briançon en franchissant en tête l’Izoard, s’emparant du Prix du meilleur grimpeur et montant sur la troisième marche du podium à Paris derrière Ferdi Kübler et Stan Ockers. En 1951, il n’avait terminé qu’à une modeste vingtième place malgré une belle victoire entre Montpellier et Avignon. En 1952, il avait déclaré forfait à cause d’une profonde induration. L’heure d’une revanche a sonné. Il est d’ailleurs plus que temps, car Louison, fils du boulanger de Saint-Méen, petit mitron ayant franchi les échelons de la gloire cycliste avec une fulgurante rapidité, était destiné à ne pas s’en tenir qu’aux épreuves « de second rang », comme il le disait à tort. Champion de France amateur en 1946, il avait battu les meilleurs professionnels en 1947 dans les Boucles de la Seine, grande classique de l’époque organisée par l’Humanité, Ce Soir et Miroir Sprint. Il avait ensuite enlevé Milan-San Remo en 1951, flanqué de son fidèle Pierre Barbotin. Ce triomphe de prestige, trente-neuf ans après Henri Pélissier (1912), avait provoqué un élan d’enthousiasme si puissant, en France, que le nom de Bobet était devenu aussi familier que ceux de Robic ou Vietto.  C’est donc auréolé d’une popularité exceptionnelle que Louison atteint son but le 22 juillet 1953, dans l’étape Gap-Briançon, en lançant une offensive dans le col de Vars, avant de parachever son récital dans le col d’Izoard. Confirmant sa suprématie dans le contre-la-montre entre Lyon et Saint-Etienne, la route était tracée jusqu’à Paris : le Tour, enfin le Tour ! Le disciple de Fausto Coppi, qui considérait le cyclisme non comme un métier mais comme une ascèse, voyait son travail récompensé, lui qui menait une vie quasi monacale, refusant avec une obstination presque religieuse toutes les tentations de la vie. Les fêtes ? Jamais. Les écarts alimentaires ? Encore moins. La chasse aux jupons ? Surtout pas. En ce temps-là, les histoires fabulées ne finissaient pas encore en récits de comptoir pour apologues de seconds rôles. Raphaël Geminiani, qui fut son compagnon de route préféré et l’un des plus grands conteurs depuis l’après-Guerre, racontait cette anecdote : « Le Tour était fini, nous courions des critériums, et, mon dieu, on avait envie de faire quelques extras. Mais pas moyen d’entraîner Louison. Un jour, pourtant, il nous dit : ‘’Les gars, comptez sur moi ce soir, je suis des vôtres, on fait une petite fiesta.’’ L’heure arrive, nous commandons : ‘’Champagne pour tout de monde, pas vrai zonzon ?’’ Et Louison, comme un écolier pris en faute, me répond : ‘’Non, Raph, pour moi ce sera une bière, mais une bonne bière.’’ »
Les années suivantes, en 1954 et 1955, le Breton récidivera et devint le premier coureur de l’histoire à remporter le Tour trois années de suite. D’autant qu’il avait depuis étoffé son palmarès d’un maillot de champion du monde, d’un Tour des Flandres ou du Dauphiné Libéré. Pourtant Bobet n’enveloppait pas sa machine, ne pédalait pas de la pointe et n’effaçait pas la douleur en signe de politesse. Dépourvu de la classe des seigneurs, il n’était qu’un homme rendu à son imperfection en tant que preuve de la difficulté cycliste. Sur les traits de son front, de ses yeux, se lisait une détermination implacable ; rien n’était donné, rien n’était facile. Celui que ses détracteurs appelaient à ses débuts « Bobette », avait trouvé les clefs de sa propre aliénation pour repousser les limites du supplice, montrant parfois le regard presque effrayant et mortifère de celui qui ne lâche rien. Nos grands-parents, qui n’oubliaient pas qu’il était un gaulliste de la Résistance, prenaient chair par son intermédiaire et ses exploits, arrachés à la tâche, qui rappelaient à tous la condition d’ouvriers des Forçats de la route.
Venu au vélo après terme, il quitta le vélo avant terme, en 1961, après un terrible accident de la route présenté à la « une » de tous les journaux. Il s’en sortait vivant, mais avec une fracture ouverte de la jambe droite, tandis que son frère Jean, qui conduisait, était sérieusement blessé. En 1983, quelques années avant Jacques Anquetil, Louison quitta le monde lui aussi avant terme, dans sa cinquante-huitième année, des suites d’une longue maladie. Il était resté pour tous l’homme au visage plissé par l’expression de la souffrance. Une expression devenue valeur humaine.
Témoignage: « Bobet? Pas un homme de droite, un gaulliste » L’ancien journaliste de l’Humanité, Emile Besson, qui participait justement à son premier Tour en 1953, se souvient d’un homme qui l’intimidait – non par sa classe ou son palmarès, mais par son passé. Mimile, grand résistant, sait mieux que quiconque que son frère d’arme, né comme lui en 1925, avait transporté des messages pendant la guerre avant d’intégrer l'armée après le débarquement allié de 1944. Besson témoigne : «Un gaulliste, Bobet – je veux dire ‘’Monsieur Robert’’. Ce n’était pas un homme de droite, c’était un gaulliste. Il l’avait prouvé pendant la guerre en faisant de la Résistance active. Vous connaissez d’autres coureurs qui ont fait de la Résistance ? Sous l’Occupation, les coureurs ont presque tous fait du marché noir ! Ils sprintaient comme des chiffonniers pour des oeufs, du jambon et du saucisson, qu’ils se dépêchaient de revendre.» [ARTICLE publié dans l'Humanité du 7 juillet 2013.]

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