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Claude Simon: « On aurait dit qu’elle n’avait pas de désirs, pas de regrets, pas de pensées, pas de projets… »

Publié le 22 juillet 2013 par Donquichotte

Claude Simon

« L’acacia »

Bien là, j’ai été surpris. Encore un auteur que je ne connaissais pas avant ce jour, et c’est une découverte essentielle. C’est presque émouvant de le dire; j’ai lu ce livre presque d’une traite en deux jours, peut-être, matin et soir, lisant et relisant ces longues phrases, cherchant parfois le sujet, me trompant, et reprenant, examinant chacune des parenthèses (il y en a des milliers, n’allez pas croire que j’exagère), une à une, et jouissant de lire ce texte à haute voix, théâtralement presque, de peur de perdre une toute petite goutte de la saveur des mots, du sens du texte, et de l’histoire, non ! des histoires, toutes ces histoires-souvenirs du temps des guerres qui ont marqué l’Europe depuis mille huit cent et quelque.

Le texte est fascinant, on aime chevaucher (les périodes se chevauchent, s’intercalent, se repassent) avec l’auteur, des temps anciens (ses souvenirs), et pas si anciens, des gens et caractères si particuliers, si bien campés, on a l’impression d’être à leurs côtés, de participer à leurs vies de guerres (oui, toujours 1884, 1914, 1939), tantôt rampantes, dures, silencieuses, salopes, dans les décors vides, abstraits, noirs, des lieux de batailles, des champs abandonnés, en friche, et le plus souvent détruits et remplacés par des trous de bombes - parce que oui, il y a eu la guerre -, dans les odeurs pestilentielles des corps écorchés, malades, vaincus, morts.

Au sortir du texte, comme le dit BPD dans le quatrième de couverture, on a cette « sensation d’avoir chevauché dans les clairières de l’Est en 1940, les yeux brûlés d’insomnie; d’avoir reçu une balle en 1914 au coin d’un bois, tel un parfait poilu de l’Illustration; mais aussi… ». Oui, on a cette impression d’avoir tout vu, et participé à tout cela. Le texte est d’une vivacité telle que l’on lit avidement, et avec assez de rapidité pour ne pas perdre le sens, parce que l’on y croit – on croit être là -, et que l’on ne veut pas perdre une seule bribe de l’aventure, aussi sauvage et cruelle est-elle parfois, parce qu’en tout temps, des vies d’hommes, mais aussi des caractères, sont en jeu, et le jeu cruel des hasards et des antécédents familiaux.

Dès le départ, premier chapitre, on connaît « le profil obscur de la femme en deuil se découpant sous le crêpe transparent, à la fois impérieux et outragé, empreint de cette orgueilleuse et inflexible détermination qu’on peut voir sur les médailles aux vieilles impératrices, ou, simplement, aux folles ». Le roman souvenir est lancé, nous reviendrons souvent aux côtés de cette femme. Oui, c’est comme cela, nous accompagnons cette femme, son passé est troublant – c’est l’histoire d’une de ces filles de riches propriétaires terriens, à la silhouette épaisse, qui épousa celui que la famille ne voulait pas, et qui (elle) le suivit au bout du monde -; mais celui (le passé) de son mari l’est encore davantage – c’est l’histoire d’un homme qui a fait St-Cyr mais qui vient d’un milieu modeste, plus que ça, paysan pauvre, et qui, parce que son père le voulait, a vu ses deux sœurs trimer dur toute leur vie pour qu’il y parvienne, et qui a parcouru les confins des terres des colonies françaises. Nous accompagnons cette femme et cet homme, - si longuement (il n’y a pas que les phrases qui sont longues, c’est toute l’histoire qui l’est et dont, comme lecteur, nous ne parvenons pas à nous lasser tellement le rythme des mots, la cadence des enchaînements des descriptions (parenthèses et tirets se succédant innombrablement) est multiple et variée) avec d’incessants retours en arrière, participant aux rites et rituels des deux familles -, au travers de périples innombrables; l’une attendant l’un, (quatre années) quand il était aux colonies, toujours l’une attendant toujours l’un (5 années) quand il était à la guerre, l’une, toujours, attendant et extirpant de sa sacoche de veilles cartes postales – lorsqu’elle se remémore le passé -, qu’elle passait pour la centième fois en revue, l’une toujours, cherchant l’un après les combats, déjà presque mort, puis, l’apprenant, mort; l’autre cherchant à éblouir la belle famille… se montrant fier cavalier, se montrant fier parvenu aux confins du monde – et du pouvoir colonial -, se montrant et se laissant photographier lors de mondanités frelatées de la préfecture, jusqu’à ce qu’une balle l’atteigne en plein front, cavalier dorénavant au repos forcé, assis au pied d’un arbre, et mort… la guerre étant presque finie et sa cavalerie n’existant plus.

Je vois bien que j’essaie de jouer des parenthèses, comme le fait Claude Simon, mais je n’ai pas la versatilité, la précision, ni le génie des parenthèses bien dites, bien placées, ni surtout bien à propos. Je me répète, on ne se lasse pas des parenthèses de l’auteur… surtout quand il écrit – et cela arrive plus d’une fois dans le texte -, cette toute petite fin de phrase… « et alors ceci : ». Suit alors – il s’agit toujours d’une annonce importante ou d’une sorte de mise au point d’une situation que l’auteur veut clarifier pour nous -, une description ou un état de fait majeur pour lesquels l’auteur cherche à retenir notre attention. Ainsi, à la page 236 et en gros caractères, à la fin du texte d’ « et alors ceci : », suit : MOBILISATION GÉNÉRALE.

On l’avait déjà deviné, bien sûr, - je dis deviné, (je fais cette digression) parce que ce procédé littéraire – ne pas dire tout de go ce qui est, ou ce qui adviendra, le laisser deviner par le lecteur -, est fréquent dans le texte de Simon (un procédé qu’il utilise sans cesse; un procédé que le lecteur apprécie même s’il n’en connaît pas encore le sens, la fin). Ainsi, qui est cet homme (sans doute un futur président?) qui, nous sommes le 17 mai 1940, est « pas un homme, une entité, un symbole, l’incarnation enfin visible… comme un mythe… celui qui avait donné l’ordre (l’ordre de les envoyer en rase campagne et montés sur des chevaux à la rencontre de chars d’assaut ou d’avions) qui était une sorte de nain… sans cou, pourvu d’une tête de rat, avec un nez pointu, d’immenses oreilles, et qui posait pour les photographes sur les marches du palais présidentiel… ». Ou encore, qui est cet autre, nous sommes le 27 août 1914, qui, « plus de trente-six heures avant de débarquer dans une petite gare du département de la Meuse d’où il partit en direction de la Belgique… le général en chef lui-même (l’homme corpulent – pas obèse : corpulent  - aux grosses moustaches déjà blanches, vêtu d’une houppelande à pèlerine semblable à un camail de chanoine, et que les intrigues compliquées d’états-majors, de loges maçonniques et des salons du Faubourg St-Germain avaient placé à la tête de l’armée en considération peut-être d’une placidité et d’une capacité de sommeil presque illimitée ) »? Dans ces deux cas, l’auteur nous présente un personnage qu’il ne nomme pas, et sans doute que le lecteur informé (de l’histoire de la France) a déjà deviné de qui il s’agit. Mais pour l’auteur, il est superflu de le nommer, et pourtant le lecteur est bien certain qu’il s’agit d’un personnage authentique, et qui plus est, d’un personnage peu amène, et à la réputation peu reluisante. Simple, l’auteur ne les aime pas.

Nous sommes le 17 mai 1940, le cavalier (celui de la fille qui l’attend; l’autre, le fier cavalier) perdu au milieu de l’ennemi, fuit; il n’entend plus tirer… et de haies en haies, de taillis en taillis, il se taille et cherche son régiment, - «  il n’a toujours pas peur. Il ne pense pas. Il ne ressent pas non plus la fatigue, la faim… comme si durant tout ce temps ses intestins n’avaient jamais eu à être vidés, comme si le peu de nourriture qu’il a avalé (des choses refroidies, gluantes, apportées les premiers jours par le camion, puis même plus de choses gluantes, plus de camion…) avait été intégralement assimilé, sans excédents ni déchets, le corps au service exclusif de ce que l’on exigeait de lui. C'est-à-dire se tenir à cheval, sauter à terre, se coucher sous les bombes, remonter à cheval, galoper… courir… il n’avait pour ainsi dire pas arrêté de galoper et de courir, même en dormant… pouvant entendre les balles le chercher, attendant le choc qui lui labourerait le dos… », (ceci n’est qu’un petit extrait d’une phrase longue, longue, belle, ronronnante, elle palpite, elle dure des pages, et des pages, presque tout le chapitre, on en demande et on en redemande, tellement on est pris; elle nous fait vivre ce que le cavalier vit, ressent, ne sent pas, oubli, cherche, exténué, butant, asphyxié, trébuchant…) -, jusqu’à ce que la balle tant attendue ou qui l’avait tant cherché, l’atteigne. Puis, quelques pages encore plus loin, le  cavalier, sans cheval toujours, est toujours en fuite (nous sommes toujours dans cette phrase sans fin…), et, cette suite de mots que l’auteur ajoute à la fuite éperdue de son héros-cavalier, est pour moi une sorte d’apothéose littéraire (lisez)… «  prêtant l’oreille, attendant que le cri du coucou lui parvienne de nouveau, puis écoutant refluer ce silence maintenant peuplé d’une vaste rumeur : non pas celle de la guerre (à un moment, très loin, comme arrivant d’un autre monde  (dans la suite de cette phrase, c’est moi qui suis parvenu à un autre monde, à un monde littéraire inouï de beauté simple et si invisible quand on ne s’y arrête pas), anachronique pour ainsi dire, à la fois dérisoire, scandaleuse et sauvage, retentit une série d’explosions : pas un bruit à proprement parler (ou alors quelque chose qui serait au bruit ce que le gris est à la couleur), pas quelque chose d’humain, c'est-à-dire susceptible d’être contrôlé par l’homme, cosmique plutôt, l’air plusieurs fois ébranlé, brutalement compressé et décompressé dans quelque gigantesque et furieuse convulsion, puis plus rien), non pas le bruissement des rameaux mollement balancés ou le faible chuintement de la brise dans la voûte des feuillages, mais plus secrète, plus vaste, l’entourant de tous côtés, continue, indifférente, l’invisible et triomphale poussée de la sève, (voilà où Simon nous amenait, et nous ne le savions pas, nous ne pouvions le deviner) l’imperceptible et lent dépliement dans la lumière des bourgeons, des corolles, des feuilles aux pliures compliquées s’ouvrant, se défroissant, s’épanouissant, palpitant, fragiles, invincibles et vert tendre. Il se remet alors en marche… »

Oui, l’homme en fuite écoute maintenant le puissant silence végétal, au milieu d’une guerre, au milieu des bombes quand elles tombent, attendant que le coucou se manifeste à nouveau, criant parfois, et « toujours habité par cette totale absence de sentiments ou d’impulsion sauf cet il ne sait quoi (il ne se le demande même pas) qui le fait continuer à marcher », épiant, écoutant, observant, jusqu’à ce que l’auteur nous amène son cavalier au terme presque d’une fuite éperdue et irraisonnée, dans les bras d’un autre cavalier, un chef d’escadron, un peu beaucoup fou (fou réel, oui), la scène se déroulant dans une sorte « d’irréalité, d’incrédibilité réciproque : d’une part, lui dans son manteau à l’épaule déchirée, aux pans trempés, au devant maculé d’eau, sale…et, d’autre part, le cavalier au manteau aussi impeccable que s’il était sorti l’heure d’avant de chez le repasseur, les bottes aussi étincelantes que… ». Voilà, c’est la fin de ce chapitre, c’est la fin, pour l’instant, de cette fuite éperdue du cavalier (qui entend la poussée de la sève des arbres), qui trouvera la balle qui le cherche quelque 5 ans plus tard.

Dire de ce chapitre qu’il est le meilleur moment de ce livre serait abusif; tellement d’autres récits, conduits avec un rythme et une intensité aussi puissantes, tiennent le lecteur en haleine jusqu’à la fin et au point final.

C’est dans le chapitre V (1880-1914) que nous découvrons (nous savions si peu de choses d’elle) celle (l’une, la belle du cavalier) dont le corps s’épaississait et le visage et les yeux  s’empotaient, à l’approche de la trentaine, celle qui n’avait de toute son existence rien fait, fille d’un important propriétaire viticole, celle qui cherchera son mari, mort d’une balle dans le front, au pied d’un arbre au terme d’une guerre qu’il aura menée, sans pensée, avec devoir, ayant attendu le bruit du coucou, et ayant entendu, un jour de fuite, la poussée de la sève… Oui, celle-là que le cavalier amènera aux confins des terres coloniales françaises… « on aurait dit qu’elle n’avait pas de désirs, pas de regrets, pas de pensées, pas de projets… il semblait qu’elle ignorât même qu’elle avait un corps et à quoi celui-ci pouvait servir, en dehors de l’alimenter en friandises ou de le revêtir de dentelles… mais, dit-on, elle se savait destinée à quelque chose d’à la fois magnifique, rapide et atroce qui viendrait en son temps… Elle n’était pas chaste, mais pour ainsi dire asexuée. Comme si jamais ne lui était venu à l’esprit que le ventre d’albâtre que cachaient ses robes-camisoles et ce que dissimulait la soyeuse toison sous laquelle s’évasaient ses cuisses pouvaient servir à autre chose qu’a des fonctions organiques d’assimilation et d’évacuation, ses seins à autre chose qu’allaiter ». Telle était cette femme qui un jour rencontra le cavalier issu de milieu modeste, plus que modeste, qui avait fait Saint-Cyr, un homme comme elle n’en avait jamais alors rencontré, « l’air (avec sa barbe carrée, ses moustaches en crocs, ses yeux transparents, liquides…) de quelque chose d’un barbare policé, empreint d’une paisible assurance… » et qu’elle imposa un jour à sa famille, et, encore cette formule de Simon, « et alors ceci : » suit une description des deux personnages antithétiques que sont la fille du grand propriétaire viticole, et ce cavalier venu d’on ne sait où, et… né de rien.

Voilà ce livre.

D’autres chapitres qui intriguent, d’autres descriptions qui plaquent cruellement des caractères, d’autres aventures de guerres qui interpellent le sens même, odieux, brutal, sans dessein, des guerres, se succèdent au fil des pages de ce livre.

Sont-ce des souvenirs de Simon, des rappels agrégés d’histoires de guerre vécues dans sa famille ou simplement dans son époque? Cela n’a aucune importance. Parler d’autobiographie dans ce cas ne servirait à rien à mon sens. Je me suis laissé porter par les « mots », par l’avalanche des mots en phrases longues et parenthésées, par des irruptions parfois inattendues de dialogues soudains, comme à la page 167 (ils sont plutôt rares ces dialogues impromptus, mais ils donnent une force impressionnante à des moments clés du roman, ainsi ce… « Qui êtes-vous, qu’est-ce que vous faites là les premières sont réservées aux officiers sortez d’ici!, l’autre garçon disant sans se lever Sans blague?, la voix sèche répétant Qui êtes-vous montrez-moi vos papiers où allez-vous?, l’autre garçon répondant toujours sans se lever On va tous au même endroit : au casse-pipe, la voix sèche disant Sortez tout de suite d’ici ou…, le garçon disant Ou quoi?... » (inutile de dire qu’ici je reproduis intégralement le texte de Simon, ses virgules, ses espaces, ses points qui manquent, ses lettres majuscules qui indiquent des débuts de phrases; le dialogue écrit ne prend pas de temps, il n’a cure du temps) et ainsi de suite… le dialogue à chaque fois est percutant. Peu de mots, directs, discourtois, s’il le faut, et, ici, montrant une image pauvrement outragée d’un supérieur qui n’arrive pas à s’imposer, et une image du subordonné, insubordonné, récalcitrant, mais surtout d’un réalisme brutal,… à la guerre, on y va et on y meurt.

Claude Simon a ce sens de l’écriture ou le plus souvent les mots ne sont pas dits, ainsi à propos de cette guerre qui a débuté quand il écrit « il n’y avait pas un mois que la chose avait commencé ». Faut-il y voir une sorte de pudeur à ne pas appeler les choses par leur nom? Ou bien, ce qui me semble plus net, c’est qu’il vaut mieux « évoquer » que de dire, une certaine prudence-décence  parfois est nécessaire; d’autres fois, je crois qu’il s’agit d’un procédé littéraire qui donne plus de force aux récits, (certains récits sont menés parfois pendant plusieurs paragraphes ou pages sans que l’on ne sache pas encore ou l’auteur nous amène) le lecteur étant obligé soit de s’interroger (ainsi Qui est ce président dont il donnait le portrait peu reluisant, l’air d’un « rat »), soit de découvrir ce qui adviendra à force d’intelligence, de perception et de réflexion, soit de se laisser aller à une certaine innocence-indolence (non naïve, non niaise, et surtout, encline à percer le mystère)  et montrant par là une disponibilité plus grande à engranger encore d’autres indices, qui, peu à peu, au long de la lecture - des pages je vous dis -, lui livreront le secret si bien gardé des descriptions de Claude Simon.

Je crois que je n’ai pas bien compris la postface de Patrick Longuet. Je devrai la relire.


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