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Interview de maitre Kuroda (partie 2)

Publié le 16 août 2013 par Minamoto

Le site Aikido Journal a publié il y a quelques années une interview de Tetsuzan Kuroda et Kono Yoshinori, dont une grande partie est accessible aux non abonnés en anglais.

Je me permets ici de partager une traduction que j'ai trouvée de son interview (première partie)car elle est vraiment très intéressante ! Voici la deuxième partie :

Les échanges techniques dans un but de recherche et la pratique avec des enseignants différents ne sont pas une situation commune dans le monde de l’aïkido, mais vous et Kono Sensei vous êtes engagés dans de tels échanges. Comment avez-vous rencontré Kono Sensei ?


Kuroda Sensei : Kono Sensei souhaitait observer ma pratique et c’est ainsi qu’il est venu ici.

Kono Sensei : c’était en mai 1983. Quand je suis venu, nous sommes restés de six heures à dix heures et demi du soir dans un petit restaurant à discuter, en particulier d’anecdotes sur son grand-père, Yasuji Sensei, et du père de celui-ci, Hiroshi Masakuni Sensei, et j’ai complètement oublié l’heure qu’il était. Ensuite, le mois suivant, j’étais invité à la première démonstration d’arts martiaux traditionnels de la branche de Saitama de l’association Dai Nihon Butokukai.

Kuroda Sensei : Je savais très peu de choses alors.

Kono Sensei : Pourtant, la nuit où je suis venu a représenté un choc pour moi. Si j’avais juste entendu des contes fantastiques, comme il en existe tant, je les aurais sans doute écouté distraitement, mais j’ai senti une qualité authentique dans la manière de parler de Kuroda Sensei, et une énergie qui était différente de ce qu’on serait en droit d’attendre en écoutant les histoires sur son grand-père. J’étais vraiment subjugué.

C’est après ce premier contact que vous avez commencé à développer des échanges avec Kono Sensei.
Kuroda Sensei : Cela à commencé environ un an après ma première rencontre avec Kono Sensei. A cette époque, mon principal point faible était le jujutsu. Je faisais simplement les mouvements du kata l’un après l’autre et mon uke chutait.

Néanmoins, quand j’écoutais les anciens élèves de mon grand-père, ils riaient en racontant cette histoire : « Durant la guerre, nous ne pratiquions pas beaucoup le jujutsu, mais nous le pratiquions quand même un peu. Quand nous le faisions, même si nous pratiquions juste le kata, nous pensions que ce ne serait pas drôle d’être projeté par des filles. Alors nous essayions de résister, mais nous étions facilement projetés. Alors Sensei nous disait : « vous ne devriez pas utiliser de force ! »

Maintenant, quand je regarde en arrière, je réalise que mon travail était rigide, mais toutefois j’avais quand même la volonté de travailler en souplesse, car je voyais les ukemi [chutes] souples de mes aînés. Cependant, tout en étant conscient du problème, je restais raide, même en essayant d’être souple et de ne pas utiliser de force, car mon partenaire et moi étions tous les deux rigides.

Kono Sensei fut celui qui me fit prendre conscience de cela. Vous voyez la différence entre travailler presque sans force et être souple quand, lorsque vous commencez à bouger, la technique fonctionne ou pas. Vous devez réellement vous entraîner sérieusement pendant un certain temps pour devenir souple et ne pas utiliser de force. Cela ne peut pas venir d’un coup.

Kono Sensei me montrait plusieurs techniques kirikuzuchi à chaque fois qu’il venait au dojo. Il enseignait aussi ces techniques où il se laisse saisir à deux mains à mes élèves. Plus tard, après avoir entendu mon anecdote sur mon grand-père qui faisait trente-six chutes avant sur la longueur d’un tatami, il me dit qu’il avait commencé à s’entrainer en essayant de faire deux chutes.
Quand il m’a dit cela au téléphone, en suivant son exemple j’ai commencé le même entraînement. Quand j’ai alors essayé, il m’a fallu, comme auparavant, encore soixante-dix pour cent de la longueur du tatami pour chuter. La seule indication que j’avais étaient les mots de mon grand-père que j’avais entendus enfant. Il disait : « Roule en avant et essaye de mettre ta tête entre tes cuisses ! » Trouvez-vous cela facile de mettre la tête entre les cuisses ? Comme il n’évoquait pas forcément une souplesse particulière du corps, je n’arrivais pas à comprendre comment rouler.

[NdT : La vidéo de la chute avant courte est disponible sur Youtube à cette adresse ]

Un jour où j’étais absent du dojo, mon grand-père, écœuré à la vue de mes élèves pratiquant un jujutsu rigide, leur montra comment rouler en leur disant qu’ils ne savaient même pas rouler correctement. Il semble que mon grand-père fit sa chute malgré son épais vêtement matelassé. Quand je demandai à mes élèves comment il avait roulé, ils me répondirent juste qu’ils ne savaient pas et je ne pu m’en faire une idée. Tout ce qu’ils dirent fut qu’il n’avait eu besoin que d’une longueur de trente centimètres pour rouler.

J’ai alors abandonné mes tentatives pour apprendre cette chute avant courte. Si vous voulez rouler en avant trente-six fois sur un tatami, vous devez quasiment arriver au même endroit à chaque fois que vous roulez. Malgré son âge et le départ debout, il avait roulé sur un espace de trente centimètres d’une manière qui avait été impossible à saisir avec les yeux.

Kono Sensei, qui n’est pas membre de ce dojo, essayait d’apprendre ce type de technique avancée et il avait commencé à travailler concrètement. Je me souviens qu’à ce moment mes yeux se sont aussi ouverts. Et je pense aussi qu’alors, quand mes yeux se sont ouverts sur l’ukemi de base, j’ai commencé pour la première fois à réexaminer le jujutsu, qui avait jusque là été mon point faible.

J’ai enregistré mes progrès sur cet ukemi pendant un certain temps sur cassette vidéo. J’ai de bons souvenirs de ma progression. Après avoir commencé début mai 1988 avec deux roulades avant, c’est allé rapidement : le 26 mai, trois chutes ; le 29 mai, quatre ; le 31 mai, six. En juin, le rythme a été le suivant : 3 juin, huit chutes ; 9 juin, douze ; 12 juin, dix-huit ; 14 juin, trente-sept ; 19 juin, quarante-trois. Pour cette chute, je ne roule pas. Ma jambe ne heurte pas le sol non plus. J’ai compris progressivement après avoir essayé de le faire.

Kono Sensei : j’étais vraiment impressionné de son enthousiasme et de la rapidité de ses progrès. Lors de nos entraînements de février 1989, ses mouvements étaient encore heurtés, mais en juin, quatre mois plus tard, il exécutait les mouvements en souplesse et vous aviez l’impression d’être aspiré par sa technique. C’était comme une ceinture blanche progressant en quatre mois jusqu’au quatrième ou cinquième dan dans un autre art martial.

J’aimerais que Kuroda Sensei explique ici en détail comment il réexamina le jujutsu de sa famille, connu sous le nom de Shishin Takuma-ryu, en particulier ce qu’on appelle les mouvements indécelables.
Kuroda Sen
sei : Mes échanges à cette époque avec Kono Sensei m’ont vraiment fait travailler dur. Mes élèves ne comprenaient pas comment ils se faisaient déséquilibrer, et moi-même je ne comprenais rien en dehors du fait que ma manière d’exécuter le kata, auparavant rigide, était désormais devenue souple.
A cette époque, Kono Sensei chutait pour moi et pouvait « lire » les mouvements de mon corps. Je me souviens qu’en l’écoutant, j’entendais plus une explication des mouvements de Kono Sensei que des miens. Ces échanges avec lui m’ont donné l’opportunité de pratiquer en observant mes mouvements en détail.
Après cela, mes élèves qui venaient une fois par semaine me dirent que l’entraînement changeait chaque semaine. Cela continua à changer si souvent que les élèves qui venaient à chaque cours me dirent même que c’était différent d’un cours à l’autre. Je mis de côté kenjutsu et iaijutsu et ne fit rien d’autre que du jujutsu. J’avais le sentiment de rattraper mon retard dans un domaine de notre programme de jujutsu que j’avais jusque là évité. Si je devenais souple, mes partenaires devenaient souples aussi et c’était à celui qui utiliserait le moins de force dans ses mouvements.
Cependant, comme toujours, j’exécutais les katas tels qu’ils avaient été transmis inchangés.

Petit à petit, l’un après l’autre, les katas m’obligèrent à affronter de nouveaux niveaux de difficulté. Les katas bien qu’identiques changeaient constamment au fur et à mesure de mon évolution et je n’avais pas même le temps de songer à les modifier. Quand je compris comment déséquilibrer les hanches d’uke en saisissant sa main même si celle si était souple et sans force, je réalisai que j’avais développé une vision intérieure sans m’en rendre compte. La précision de ma technique s’améliora en travaillant sur cette vision intérieure et je commençai progressivement à utiliser de moins en moins de force. Alors je montrai ma technique à Kono Sensei, ce qui s’avéra être la meilleure solution pour étudier et valider ce que je faisais.

Peu de temps après, mes élèves commencèrent à me dire qu’ils ne pouvaient pas voir mes mouvements. J’ai d’abord cru que la raison pour laquelle ils ne pouvaient pas voir mes mouvements était que je les exécutais rapidement en un seul temps. A cette époque – la situation est toujours la même – comme il n’y avait personne de plus avancé que moi et que je ne pouvais voir les mouvements de quelqu’un de plus avancé, je posais beaucoup de question précises à mes élèves, comme « Comment était le mouvement que je viens de faire ? » ou « Comment est-ce ? » et j’étais complètement dépendant de leur capacité à percevoir les éléments indécelables. Alors les élèves, qui au début répondaient qu’ils ne comprenaient pas, devinrent capables de voir. Petit à petit, ils devinrent capables de pointer les détails des variations dans mes mouvements. Je me disais qu’il aurait été très utile d’avoir quelqu’un qui soit au moins de mon niveau pour me montrer les mêmes mouvements, mais le sort en a décidé autrement.

Ma pratique a surtout progressé au cours de cette période où mes élèves me regardaient pratiquer chaque jour. Ils me disaient que mes mouvements étaient indécelables. Lors de leur arrivée, ils disaient que j’étais rapide, mais mes derniers mouvements étaient invisibles à l’œil en comparaison. Ils me disaient qu’ils ne pouvaient comprendre que le début et la fin des mouvements. Bientôt, même quand je bougeais involontairement ils disaient qu’ils ne pouvaient pas le voir. Je répondais « vraiment ? » et demandais quel mouvement était indécelable. Naturellement, quand je regardais mes mouvements dans un miroir, comme je bougeais consciemment cela semblait rapide, et je trouvais cela vraiment rapide, même en y faisant attention. A ce moment, j’étais en fait capable de ressentir pour la première ce que l’on appelle entre autres « mouvements furtifs », « vitesse indécelable à l’œil nu », « vitesse divine ».

Cependant, quand je mettais en pratique ce type de mouvement rapide, même les gens ordinaires pouvaient dire que c’était rapide, mais c’était une vitesse erronée, comme celle que le chronomètre enregistre. La vitesse d’un mouvement juste ne se mesure pas comme cela, le début et la fin du mouvement sont quasi simultanés.

Ainsi, quand j’exécute le kata à vitesse normale ou lentement, mes étudiants et les spectateurs plus ou moins capables de voir de telles choses peuvent comprendre les modifications instantanées dans les mouvements justes et dire qu’ils sont tous les deux rapides.

Au contraire, quand je m’efforce de faire un mouvement pour montrer un mauvais exemple aux débutants, les mêmes personnes disent que mes mouvements sont lents. Cependant, pour les débutants c’est l’inverse, comme je l’ai indiqué, et ils ne peuvent dire ce qui est rapide ou ce qui est lent.
En tout cas, j’ai finalement pu comprendre que le jujutsu originel était suffisamment rapide pour faire face au sabre. Ainsi, je comprends maintenant le rôle des atemis [frappes aux points vitaux] en jujutsu. Quand votre adversaire ne possède pas cette vision intérieure, vous pouvez lui infliger des atemi sur n’importe quel point vital sans qu’il le pare.
Je suis vraiment heureux que cette manière d’utiliser le corps existe et de pouvoir exécuter ces techniques dans une certaine mesure. A partir de cet exemple, je peux dire que les frappes et coups de pieds du jujutsu devraient être développés à travers la pratique des katas des jujutsu originels.

Kono Sensei : Bien évidement, je crois que c’est quelque chose que partagent tous les arts, en particulier kenjutsu et iaijutsu, et que cela ne concerne pas que le jujutsu. Je pense aussi que les progrès de Kuroda Sensei en jujutsu sont liés au fait qu’il s’entraine depuis longtemps, ayant commencé enfant avec Yasuji Sensei, dans un art qui incorpore l’usage des armes.
La progression soudaine de Kuroda Sensei en jujutsu me confirme dans une idée sur laquelle j’insiste depuis longtemps : une pratique martiale incorporant les armes comme le katana est un élément extrêmement important pour une amélioration qualitative du taijutsu [techniques à mains nues] et j’en suis très heureux. J’ai vraiment été surpris par la vitesse de progression de Kuroda Sensei. Comme l’amélioration technique en jujutsu est liée naturellement à une amélioration en kenjutsu et iaijutsu, je pense qu’il s’agit d’une façon de progresser idéale pour la pratique des arts martiaux.

Kuroda Sensei : Je suis très heureux quand Kono Sensei a une haute opinion de moi, mais quand j’étais petit garçon je fuyais toujours l’entraînement et je n’ai jamais reçu le même type de formation que mon grand-père et ceux qui l’ont précédé. Cela m’a toujours été une source d’embarras pour moi. Aussi je voudrais à nouveau insister sur le fait que l’importance qu’on accorde à quelqu’un comme moi et les connaissances qui me valent cette haute opinion sont en fait le fruit des katas.

Maintenant, comme Kono Sensei l’a évoqué, il est vrai qu’à l’époque où j’étais absorbé dans l’étude des katas de ma famille il n’y avait pas beaucoup d’élèves. En conséquence, je pratiquais seul les katas de kenjutsu et iaijutsu. En particulier, en iaï, je voulais dégainer le sabre encore et encore, mais je n’arrivais pas à le faire. Je n’arrivais pas à maîtriser la technique pour sortir le sabre. Je pouvais voir par moi-même que quelque chose n’allait pas. Même si je savais que je le faisais mal, il n’y avait personne pour m’apprendre comment sortir le sabre correctement. Mon grand-père venait de temps en temps dans le dojo pour me voir, mais eu début il ne faisait que des commentaires du type : « Tes hanches sont trops hautes », ou « Le mouvement de ta main gauche qui tient le fourreau [okuri] est trop lent ». Cependant, au bout de quelques temps, il ne dit plus rien.

D’après mon père, j’étais le seul que mon grand-père regardait silencieusement, alors qu’il était si exigeant pour le iaï. Cependant, je n’ai aucune idée de ce qui lui donnait satisfaction dans mes mouvements, car j’avais du mal à dégainer le sabre de la même manière que lui. Si pour ce niveau il suffisait de sortir le sabre ainsi, qu’en était-il du niveau suivant ?

Une fois, en exécutant la technique okutachi de kenjutsu, j’ai pu sentir la lourdeur de mon corps. Plus j’essayais de bouger rapidement, plus je sentais de résistance sur chaque étape. Alors il m’a dit avec son sourire habituel : « Ton entraînement n’est pas mauvais, mais… » J’aurais voulu qu’il lève les prochains obstacles, mais ses mots s’achevèrent dans son sourire.
On entend souvent le mot tanden [point central situé sous le nombril] dans les arts martiaux. Cependant, comme je m’acharnais sur le kata, qui est l’aspect le plus difficile de la pratique, je n’avais à aucun moment de ma pratique conscience de ce concept. Et c’est toujours le cas aujourd’hui.
De manière générale, nous pouvons voir de nombreuses personnes qui restent bloqués sur le concept de tanden car ils se focalisent dessus avant même d’être capables de bouger leur corps librement. Désormais, maintenant que je commence à sentir une certaine légèreté due au dynamisme de mon corps et que mes mouvements commencent à disparaître, c’est comme s’il n’y avait rien en-dessous de mon cou.

De même, il y a quelque chose que j’ai compris en février 1992 en me tenant devant un miroir pour pratiquer des suburi [pratique des mouvements de sabre]. Quand je me suis mis en garde, mes hanches étaient vraiment basses, et j’ai ressenti à nouveau « l’abaissement de mes hanches » comme si elles s’affaissaient. Quand j’ai alors regardé ma garde de côté, j’ai réalisé que soudainement mon abdomen se mettait à pointer légèrement. Au début j’ai pensé que j’avais un peu de bedaine, puis j’ai réalisé ce que j’avais découvert et j’en ai souri de plaisir.

En tout cas, si nous pratiquons en nous concentrant sur le kata et sur nous-mêmes, les katas traditionnels nous conduirons à coup sur à développer sans fin des techniques. Tout ce que je souhaite est de laisser à la postérité et transmettre aux autres les formes justes des katas.

Interview de maitre Kuroda (partie 2)

Maitre Kuroda lors da la nuit des arts martiaux traditionnels (NAMT)


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