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Sofi Oksanen: « Le cou de Rosalie était frêle comme un rameau d’aulne »

Publié le 26 août 2013 par Donquichotte

Sofi Oksanen

« Quand les colombes disparurent »

Le quatrième de couverture ne rend pas justice à ce livre, hormis les 3 dernières lignes. Il est fade, même ridicule; Edgard n’est pas un caméléon et ce « qui sera le vainqueur de cette lutte acharnée » est un argument de vente simpliste, voire stupide. Quelle lutte? On n’a pas lu le même livre.

Et s’il y a lutte, il n’y a pas de vainqueur.

Edgar ne peut vaincre – il est dans un combat incessant, misérable et méprisable avec tout le monde et avec lui-même -, il subit, il imagine, il est en proie à la paranoïa, il trame, il fomente, il joue un jeu terrible et hypocrite, s’associant au pouvoir du moment; mais surtout, il ne peut vaincre qui il est, son autre lui-même… il sait très tôt que le Bureau n’a plus rien à faire de son livre…  (qui devait le conduire, selon ses calculs étroits, dans les plus hautes arcanes du pouvoir) il a perdu avant que de gagner…

Roland ne peut vaincre la machine soviétique, comme il ne pouvait vaincre les Allemands; une Estonie libre et indépendante est une image, une aspiration, oui, une invitation au combat qu’il sait perdu d’avance… Mais il lutte, il fomente… Vingt ans plus tard on le retrouve ainsi, « couché sur le gazon automnal, la bave au coin des lèvres. Dans la poche de son pantalon, il a un pistolet »… Il est devenu alcoolique. Le petit chapitre, en fait trois petits chapitres, qui montrent Evelyn, en 1965, n’est qu’un prétexte pour « remettre en scène » Roland dans une finale pas très réjouissante. Evelyne est sa fille.

Juudit ne peut vaincre, ni son mari, ni son amant allemand, ni sa vie tourmentée et double. Juudit a contracté un mariage absurde, elle le sait, qui sent « son mariage lui creuser la peau des joues, entamer la souplesse de ses muscles et la légèreté de son souffle »; alors qu’elle rêvait d’un mariage idyllique avec l’aviateur Edgard qui lui ferait visiter des pays… Rien n’y fit, et même lorsque Juudit ouvre un peu plus son décolleté afin d’attirer le regard de l’aviateur sur sa poitrine. Le garçon Edgard « s’embellissait d’enthousiasme » lorsqu’il parlait aviation, mais cela n’allait pas au-delà. Son aventure avec l’officier allemand est plus qu’une délivrance, elle ne respire que l’amour, même si sa situation de militante auprès de Roland pour une Estonie libre devient vite une militance absurde. Vingt ans plus tard, oui, elle ne vaincra pas, on la retrouve, « les chocs insuliniques ont fait des miracles », immobile comme une statue de sel, « nous ne sommes pas encore sûr du diagnostic… neurasthénie asthénique, voire psychopathie combinée avec un alcoolisme chronique. Ou psychopathie asthénique. Ou schizophrénie paranoïde ».

Hellmuth, l’amant allemand, sait qu’il a perdu la guerre, déjà en 1943… Et pourtant il rêve encore d’une vie à deux avec l’Estonienne, sa maîtresse, Juudit.

Rosalie, la femme de Roland, a perdu très tôt son combat… Mais elle ne savait pas qu’elle allait le perdre si tôt… et, de quelle façon… Elle hante le récit, mais on ne le sait pas vraiment… On ne comprend vraiment qu’à la fin, le prologue du livre…

Evelyn a perdu avant que de naître… et son copain Rein, également, avant que de commencer sa révolution…

Mais surtout, le quatrième de couverture ne parle même pas de « littérature ».

·   la langue, si souple, si pleine, de Sofi Oksanen,

·   ses nombreux allers-retours dans le temps – les ans se parlent, 1941, 1942 1943 1944… 1963 1965… ils se mêlent et nous font apercevoir des secrets…

·   ses changements fréquents de narrateurs – tantôt Roland est « je », tantôt, il est « il », (je sais bien, le « je » de Roland est plus sensible, plus près de nous, plus révélateur, on entre dans son jeu; il est le seul « je » du livre ce qui lui donne toute son importance…

·   et cela, même si c’est son cousin Edgar, le camarade Parts, le Herr Fürst, oui, le Eggert Fürst, comme on l’appelle chez les Allemands, est au centre de la trame dramatique du livre. Pourquoi lui ? Sans doute fallait-il à Sofi Oksanen un héros-anti-héros du genre qui lui sert à montrer le sordide des situations les plus noires, les plus cruelles, les plus méprisables, à la fois chez les envahisseurs allemands (le sort des juifs, par exemple, est montré de façon crue) et également chez les vainqueurs soviétiques (le rôle du KGB par exemple). Edgar est au cœur des situations les plus pourries des deux systèmes qui prévaudront en Estonie entre 1939 et 1944. Il est au centre de ce livre pour une autre raison que nous ne découvrons qu’à la toute fin.

·   les « sentments, faits, actions, pensées… laissés là » par Sofi Oksanen, pour qu’on les devine. Pour moi, c’est l’essentiel de son écriture, elle n’écrit jamais tout; elle laisse courir, et on aime courir, deviner, on se perd, on se retrouve; on épie sa plume, on revient en arrière quand on est heureux de découvrir que Sofi Oksanen nous avait donné des indices pour nous faire anticiper le récit, et que nous les avions négligés… J’ai dû relire le livre au complet pour écrire ce que j’écris maintenant… afin de retrouver ces indices. On n’est jamais certain de bien suivre l’auteur, on interprète, et on a peut-être tort, j’entends on se trompe; mais peu importe, pourquoi faudrait-il toujours savoir ce que l’on lit, pense, croit et interprète? L’écriture de Oksanen permet ces va et vient de notre esprit, c’est habile… et c’est stimulant à la lecture… On se laisse porter…, mais en même temps, on est obligé de lire attentivement, « intelligemment », je dirais, tellement le texte est riche, abondant de récits qui se croisent, se chevauchent, et s’expliquent par leurs multiples croisements.

·   son invention magistrale, ce livre que Edgar écrit, pour le Bureau soviétique, en fait une « réécriture » de l’histoire propre aux régimes totalitaires; une réécriture qui met en scène des acteurs réels (tel son cousin) qu’il dévoie…, c’est la force de ce livre dans le livre lorsque Sofi Oksanen nous en livre quelques paragraphes…

·   ces petits bouts de texte qui reviennent et qui remémorent, tel ce « geste de l’Allemand qui avait caressé l’oreille de sa femme », (cela revient 5 ou 6 fois dans le récit) ou encore, ce « la tête de l’homme cramponné à ma cheville me revenait sans cesse à l’esprit »; oui, des bouts de textes qui marquent l’histoire. Elle tape sur le clou, il faut que ça rentre, il faut que nous, lecteurs, nous les rappelions… Pourquoi autrement? À chacun d’y voir ce qu’il croit y voir. J’ai toujours aimé les écrivains qui répètent, ça ne me paraît pas ennuyeux, au contraire, ça « ancre » le fait dans la tête du lecteur… Évidemment cela tient la route quand c’est de la bonne littérature et pas qu’un remplissage absurde…

·   et que dire de l’OBJET ? oui, cet objet-humain, l’homme ordinaire soviéticus, qui n’est qu’un pion, (espionné, épié, surveillé, éclaboussé, maltraité…) sur l’échiquier du système de surveillance-malveillance du KGB; oui, un seul mot, ici employé à profusion, l’OBJET, et tout le système soviétique est montré, rien à ajouter.

·   sa langue, qui est vive, elle siffle, comme l’air du temps…

·   OUI, toute cette force littéraire de Sofi Oksanen n’apparaît pas dans le quatrième de couverture. Comme s’il suffisait de dire qu’elle a écrit « Purge », et que sa renommée mondiale est acquise…

Ce livre est un drame et nous ne le savions pas. Ce livre raconte l’histoire d’un meurtre… et nous ne le savions pas. La fiction permet à Sofi Oksanen de jouer avec les événements – pourtant réels, et bien documentés -, et de nous transporter dans ce monde des années de guerre et celles de la dictature soviétique de façon si intense, et là je vois bien que c’est la plume de l’auteur qui fait tout le travail, tout ce travail de faire revivre de façon dramatique, intense, vraie et réelle, une histoire de l’Estonie que sans doute peu de gens connaissent bien.

Dès le départ, on a ce prologue, on est en 1948 (une année qu’elle ne ramènera pas dans le cours du récit), deux acteurs principaux de ce livre, Roland et Juudit, se retrouvent sur la tombe de Rosalie (l’épouse de Roland); l’échange de mots entre eux est crucial; mais nous ne savons pas encore pourquoi. Le lecteur devra y revenir, « elle avait une marque au cou ». Mais pourquoi fallait-il invoquer les esprits, allumer une chandelle, faire parler une « assiette »? (je n’ai pas compris cette parenthèse, celle d’un appel à un medium. Peut-être s’agit-il de pratiques habituelles en Estonie!?) Sofi Oksanen privilégie ce qui doit être deviné.

Puis l’incipit du premier chapitre (quelques paragraphes en deux ou trois pages) arrive dru; Roland se bat contre les Russes, et l’un d’eux, sur le champ de bataille – il aurait pu ou dû être mort -, lui happe la cheville au ras du sol… et avec une fermeté surprenante, le tire vers « une bouche qui émettait un râle », les yeux de l’homme qui s’accroche comme tournés vers un être cher dont il tenait la photo entre ses mains… Roland ne comprend pas ce qu’il dit, il parle russe, mais « à présent, l’image était rougie par son sang, et son doigt cachait le visage de la fiancée; j’ai arraché mon pied d’un mouvement sec, et la vie a disparu des yeux de cet homme, dans lequel je venais de me voir. »

Voilà, nous y étions, j’y étais. Le roman venait de débuter.

L’histoire est lente, elle est réelle, on suit les personnages à travers de multiples situations, des situations que Sofi Oksanen invente et met bout à bout; comme lecteur, on n’est jamais essoufflé, on n’est jamais à court de surprises, on est dans le « réel » : - celui de la cave de l’immeuble de Pagari où se trouve le caisson hyperbare objet de tant de rumeurs « vraies », - celui des caves de l’usine Kawe, - celui des départs imposés pour la Sibérie, - celui des contrôles PK et du Bureau, - celui des registres des massacres au camp de Klooga dont une grande partie des victimes n’ont pas été identifiées, - celui du journal intime du résistant Roland qui servira à Edgard pour « imaginer diaboliquement et paranoïaquement » les activités de celui-ci (qu’il pourra alors transcrire, le héros militant s’appelle alors Mark, dans son « fameux » livre qui « réécrit » l’histoire estonienne au temps des Allemands, et au « profit idéologique » du système soviétique; je sais, tout cela paraît un peu forcé, mais l’histoire de Sofi Oksanen ne fait que rappeler de très « tristes réalités »), - celui de la rencontre qui ne devait pas être celle-ci (l’Allemand choisi par Roland et que devait séduire Juudit, « est ressorti tout seul du Kultas »), de Juudit et Hellmuth, - celui du pavillon balnéaire de Pirita où les soirées étaient longues et les nuits blanches (se rappelle Roland), - celui des affaires de la Propagandastaffel qui relèvent de la Wehrmacht, - celui des rapports de police qui savent ce que les gens impliqués dans ces rapports ne savent même pas qu’ils savent, - celui du Dr Veski, un philologue, qui élabore une carte précise des territoires de l’Est, montrant par là l’intention des Russes de déplacer des Estoniens en Russie… - bref, la suite de ces mondes réels est sans fin…

D’autre part, nous suivons, nous sommes avec nos personnages, Roland, Edgar et tous les autres.

Edgar, qui comprend que sa femme Juudit, tôt ou tard, « se rendrait utile dans la chambre à coucher de l’Allemand »; c’est le même Edgar qui, quelques 20 ans plus tard, en sortant du 52 Paldiski, et « savourant la pensée qu’il ne verra plus jamais sa femme » (elle est définitivement folle, grâce aux médecins soviétiques qui l’ont compris, lui, et internée, elle) se réjouit à la pensée du premier tirage de son livre à 80,000 exemplaires.

Rosalie et Juudit sont amies, et pendant la guerre contre les Russes, début des années 40, l’un des maris, Edgar, est au front, (Juudit s’en soucie peu, tellement son mariage est un désastre), l’autre, Roland est de retour à la maison (Rosalie aime tendrement son mari; elle est désolée pour son amie qui n’a pas son mari). Elles en parlent peu, « l’air du soir était silencieux, trop silencieux »; chacune retrouvera bientôt son activité. Puis, un jour, quelque temps après, « Rosalie n’était plus… elle avait une marque au coup ». Roland veut savoir… il va chez un medium… « une chandelle était allumée ».

Juudit, de son côté, va « tout oublier » quand elle rencontre l’Allemand Hellmuth, elle oublie sa mission, confiée par Roland, elle oublie qu’elle est en pied de bas parce qu’on vient de lui voler ses chaussures, elle oublie la douleur et la honte, oui, elle succombe… « quand la bouche de l’homme avait formé un sourire… et tendu la main ». « En se levant le lendemain matin, Hellmuth recouvrit Juudit avec soin, il lui enveloppa doucement les pieds dans le duvet, mais elle l’écarta pour laisser le doux air de la chambre lui caresser la peau ».

Roland avait un plan pour sa collègue militante Juudit; elle devait séduire un officier allemand; mais l’histoire a tourné autrement, on le sait. Quand les Allemands sont chassés d’Estonie par les Russes, Roland va s’éclipser. Et malgré l’aventure peu reluisante de son amie Juudit avec l’Allemand, Roland va essayer d’aider celle-ci à fuir la scène. Pendant toute son activité militante, Roland rédigeait un carnet intime, un carnet que Edgard va retrouver dans le trésor de guerre des Soviétiques (un carnet dont les Russes ont négligé l’importance; mais pas Edgard), qu’il va d’abord subtiliser (malgré sa peur d’être découvert), et qu’il va s’ingénier à comprendre, sinon à imaginer les nombreux codes secrets qu’il contient (de la pure paranoïa; les morceaux de récits de Sofi Oksanen à ce sujet sont limpides. On imagine bien comment cela se passait sous le régime stalinien; on voit, on croit toucher les innombrables hypothèses diaboliques qui sont échafaudées afin de convaincre les gens de « menaces à l’autorité et de subversion ») et, par surcroit, on voit poindre le « récit hallucinant et menteur » du livre que Edgar Parts est en train d’écrire et qui porte le titre de « Au cœur de l’occupation hitlérienne », (ed. Eesti Raamat, Tallinn), un livre qui veut dorer le blason idéologique soviétique et montrer les horreurs commises sous le régime des fascistes allemands.

Ce livre de madame Oksanen avait besoin d’un tel personnage; je me répète, mais il est au cœur du récit.

L’excipit final: « Le cou de Rosalie était frêle comme un rameau d’aulne. Comme ceux dont elle aurait fagoté un balai, quelques mois plus tard, pour brosser les murs de l’étable avant le chaulage. Puis elle aurait préparé l’eau de chaux, transporté la cuve, empoigné la nouvelle brosse que Roland avait fabriquée au début du printemps avec du crin de cheval, et elle aurait conduit les murs vers la lumière, plus blancs, toujours plus blancs, vers la lumière, avec ces minces doigts fuselés que Roland avait tant aimés ».

Ce livre est aussi une histoire d’amour, mais nous ne le savions pas.


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