La voix douce et mélodieuse de Klaus beuglant le nom de son frère depuis le rez de chaussée les arracha brutalement à leur baiser. Exaspéré d’être interpellé de la sorte et surtout interrompu au moment le moins opportun, Elijah serra la mâchoire et lança un regard assassin vers la porte comme si cette dernière était, d’une quelconque manière, responsable de ce qui allait suivre. Car en effet, l’originel savait pertinemment quelle serait la réaction de Noura en entendant la voix de son frère. Et effectivement, elle ne se fit pas attendre. La jeune femme s’écarta brusquement, les sourcils froncés, le regard chargé de reproches :
- Décidément certaines choses ne changeront jamais : il sera toujours là pour intervenir au pire moment, grommela avec amertume Noura qui ne craignait qu’une chose c’était de voir Klaus s’immiscer à nouveau entre eux.
Elijah soupira. Il ne pouvait décemment pas la contredire.
- Je vais voir ce qu’il veut.
- C’est cela…cours…ton maître t’a sifflé, railla Noura en s’asseyant boudeuse sur le bord du lit.
Les yeux plissés et le visage arborant une expression faussement sévère, Elijah la dévisagea et tenta de se souvenir si elle avait toujours été aussi exaspérante ou s’il en avait simplement perdu l’habitude. Il opta pour la seconde option et décida de se refaire la main:
- Tu as entièrement raison. Je vais plutôt lui dire de monter nous rejoindre.
Il fit mine de se diriger vers la porte et réprima un rictus amusé lorsqu’elle bondit sur ses pieds comme mue par un ressort pour lui barrer le passage.
- Ne t’avise pas de faire ça! s’exclama-t-elle soudain inquiète.
Mais l’agacement prit vite le pas sur l’inquiétude. Furieuse contre elle-même de constater qu’elle n’était décidément pas au meilleur de sa forme et qu’elle se faisait allègrement mener par le bout du nez, elle s’écarta du passage et lui indiqua la sortie d’un geste autoritaire.
- Fiche le camp, je t’ai assez vu. Tu as suffisamment fichu la pagaille dans ma vie pour aujourd’hui. ordonna-t-elle avec si peu de conviction et de fermeté que même un enfant de deux ans lui aurait ri au nez.
Et c’est précisément ce que fit Elijah en se dirigeant malgré tout vers la porte. Mais avant de refermer cette dernière derrière lui, le vampire passa à nouveau la tête dans l’entrebâillement.
- La journée ne fait que commencer. Je n’ai pas encore fini d’y mettre la pagaille, promit-il avant de disparaître dans le couloir.
Un discret sourire étira, malgré elle, les lèvres de la jeune femme.
- J’espère bien, murmura-t-elle une fois la porte fermée.
Elle soupira bruyamment. Finalement, un problème de plus venait de s’ajouter à sa déjà trop longue liste. Car même si elle s’était évertuée à se persuader du contraire, elle ne pouvait plus nier qu’elle aimait toujours cet homme malgré les ressentiments qu’elle éprouvait encore au souvenir de son départ. Cette évidence la mit soudain très mal à l’aise en repensant à la nuit précédente. Ne doutant pas une seconde de la sincérité du sorcier, la jeune femme ne put s’empêcher de culpabiliser et surtout de paniquer à l’idée que Noah viendrait tôt ou tard pour leur dire si oui ou non il était parvenu à localiser Viktor. Noura grimaça en repensant aux paroles d’Elijah sur le sort qu’il lui réservait et tenta de se convaincre qu’il s’agissait probablement d’une boutade peu sérieuse.
En tout cas, elle l’espérait. Elle ferma vigoureusement les yeux, enserra sa tête entre ses mains et la secoua pour en chasser une vision un peu trop nette de la tête de Noah dévalant les escaliers, suivi de près par son cœur. Ou l’inverse, car peu importait l’ordre, comme l’avait précisé l’originel. Elle devait absolument laisser tout cela de côté pour le moment et se concentrer sur l’essentiel. Il y avait plus urgent et plus grave que sa vie sentimentale calamiteuse. Il lui fallait trouver un moyen de neutraliser Viktor et rien ne devait plus la distraire de ce but.
Les paroles de Noah au sujet du grimoire lui revinrent alors en mémoire. L’idée de retoucher au livre de ses ancêtres la répugnait au plus haut point mais s’il y avait ne serait-ce que l’ombre d’une chance de se débarrasser de Viktor définitivement, elle se devait de la saisir pour le bien et la survie des siens. Quand bien même elle devrait fuir à nouveau le Conseil pour avoir utilisé à nouveau ses pouvoirs.
La jeune femme fit une rapide toilette et se rendit un peu plus présentable pour ne pas donner la satisfaction à Klaus de pouvoir lui faire d’autres remarques sur sa mauvaise mine, sachant qu’elle ne pourrait pas, malheureusement, l’éviter toute la journée. Pourtant, elle espérait que ce soit le cas, au moins le temps pour elle de jeter un œil sur les notes prises par Goran au sujet du livre et qu’elle avait précieusement conservées comme un héritage du vieil homme.
Lorsqu’elle sortit dans le couloir, elle fut surprise par le calme qui régnait dans la maison. Elle s’engagea discrètement sur les premières marches de l’escalier et jeta un coup d’œil en contrebas. Elle aperçut la silhouette de Klaus aller et venir dans la grande salle. Il était apparemment seul, aucun autre bruit que le claquement de ses bottes sur le sol ne parvenait jusqu’à elle. En le voyant s’arrêter brusquement, elle se recula pour ne pas être surprise. Elle n’avait aucune envie d’être confrontée à lui dans ces conditions et surtout elle ne voulait pas attirer son attention pour ne pas qu’il vienne fouiner dans ses affaires. Il y avait fort à parier que l’originel n’exulte pas de joie en apprenant qu’elle avait potentiellement à portée de main un moyen de le détruire…. Encore fallait-il qu’elle soit sûre de l’existence de ce sort.
Elle traversa à nouveau le couloir jusqu’à son extrémité pour atteindre la porte qui menait au grenier. Elle l’ouvrit le plus discrètement possible. Elle serra les dents et jeta un regard inquiet par-dessus son épaule lorsque celle-ci grinça légèrement sur ses gonds. Elle tendit l’oreille pour s’assurer que le vampire était toujours au rez de chaussée avant de s’engouffrer dans l’escalier poussiéreux et vermoulu qui conduisait aux combles.
L’endroit n’était éclairé que par une simple lucarne qui faisait laborieusement passer la lumière blafarde de cette matinée grisâtre. Quelques malles hétéroclites, dont beaucoup avaient soufferts de leurs multiples déménagements, étaient soigneusement empilées au centre de la pièce sous le halo de lumière. En dehors d’elles, le grenier était vide. Aucun objet, aucun meuble ou toute autre chose qui aurait témoigné de l’histoire et de la présence prolongée d’une famille. Ces traces que les générations qui se suivent laissent au fil du temps et entassent dans cet espace inhabité n’existaient pas dans cette maison. Ce lieu, en dehors du temps, dans lesquels on vient se réfugier pour faire revivre un passé ou découvrir les souvenirs de ceux qui nous ont précédés, était chez eux un espace vide et poussiéreux. Ce n’était qu’un lieu de passage où ils entreposaient ces vieilles malles jusqu’à leur prochaine fuite. La gorge de Noura se serra devant ce spectacle désolant. Elle ne voulait plus de cette vie pour sa famille. Elle n’aspirait qu’à les voir enfin libres d’aller et venir comme bon leur semblerait, s’installer où il leur plairait, fonder en toute sécurité leur propre famille. Une vie normale en somme.
Noura s’approcha des malles et entreprit de dégager celle qui contenait les documents qu’elle cherchait. A chaque bruit ou cliquetis qui se répercutait dans le silence, elle jetait des regards inquiets vers l’escalier, s’attendant à tout moment à voir apparaître la silhouette arrogante de l’originel. « Avoir peur de le voir apparaître », cette idée raisonna dans sa tête et la révolta.
- Maudit soit-il …pour la troisième fois ! grommela la jeune femme en saisissant rageusement le coffre qu’elle cherchait et dont elle brisa d’un simple geste la serrure fermée.
Sa main s’était posée sur le couvercle pour l’ouvrir lorsqu’elle se figea soudain. Des bruits de pas discrets faisant grincer les marches les plus détériorées de l’escalier parvinrent jusqu’à elle. Elle retint son souffle et le relâcha soudain, soulagée en voyant la tête de son neveu apparaître par la trémie.
- Bon sang Ivan…, soupira-t-elle de soulagement.
Etonné de voir sa tante à genoux sur le sol poussiéreux, le jeune homme s’arrêta sur le seuil et inspecta l’endroit du regard :
- Qu’est-ce que tu fais là ?
Noura se releva et épousseta sa robe le temps de trouver une excuse acceptable.
- Rien de particulier, je …rangeais, répondit-elle en désignant les quelques malheureuses malles qui n’avaient nullement besoin d’être rangées.
Un rictus moqueur se dessina sur les lèvres du jeune homme :
- Toujours aussi piètre menteuse, constata-t-il en s’approchant pour s’asseoir sur l’une des malles.
Il ouvrit celle qui se trouvait à ses côtés et en fouilla le contenu sans y porter une réelle attention. Noura, elle, porta en revanche une attention toute particulière à son visage. A ses traits tirés et ses yeux cernés, elle devina qu’il n’avait pas dû passer une nuit des plus reposantes. Comment l’aurait-il pu ? Voir débarquer sans prévenir son véritable père, vampire dérangé, qui n’a l’air de n’avoir que quelques années de plus que vous : cela avait de quoi perturber n’importe qui.
- Et toi ? Tu ne serais pas monté ici pour le fuir ? hasarda-t-elle en prenant place face à lui.
Le jeune homme baissa les yeux et haussa les épaules.
- Maïa est montée se reposer et Elijah est parti au village avec père, finit-il par expliquer pour confirmer sans en avoir l’air l’hypothèse de sa tante.
Un silence, que Noura ne chercha pas à briser, s’installa entre eux. Ils venaient d’échanger plus de mots en quelques minutes qu’en plusieurs semaines. Ivan repoussait depuis quelques mois toutes ses tentatives d’approche sans qu’elle en comprenne vraiment la raison. Pour la première fois depuis longtemps, il venait spontanément à elle et semblait prêt à dialoguer autrement que par monosyllabes hostiles et elle ne voulait pas surtout pas brusquer les choses.
- Qu’est-ce que tu cherchais au juste ? Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en indiquant du menton le coffre que Noura s’apprêtait quelques minutes plus tôt à ouvrir.
Elle hésita un instant avant de répondre. Elle n’était pas certaine que lui faire part des hypothèses de Noah soit une bonne idée mais c’était peut-être, pensait-elle, un moyen pour qu’il se sente à nouveau concerné par ce qui se passait au sein de cette famille dont il s’éloignait de plus en plus.
- Noah pense que notre ancêtre Zoya aurait peut-être dissimulé une formule pour anéantir les originaux dans le grimoire. Je voulais vérifier les notes de Goran avant d’aller chercher le livre.
Ivan la regarda perplexe avant de baisser à nouveau la tête pour fixer la pointe de ses bottes.
- Si c’est vrai, tu t’en serviras contre lui ?
- C’est une requête ou une vraie question ?
Le jeune homme se releva si brusquement que Noura craignit d’avoir briser ce lien tenu qu’elle tentait de renouer. Elle le suivit des yeux pendant qu’il s’agitait à faire les cents pas, visiblement perturbé par une question qu’il n’osait poser. Soudain, il s’arrêta et revint s’asseoir près d’elle. Il se mordit la lèvre et se lança finalement :
- Est-ce que tu l’as connu avant….avant qu’il ne devienne vampire ?
- Si tu veux savoir s’il a toujours été aussi… enfin aussi…aussi Klaus? hésita-t-elle pour ne pas risquer de le froisser. Je ne peux pas te répondre, Ivan. Je ne l’ai croisé qu’une fois la veille de leur transformation et ta mère ne m’en parlait jamais.
Le jeune homme ne cacha pas sa déception. Les coudes posés sur ses genoux, il enserra sa tête et se frotta énergiquement les cheveux comme pour tenter de mettre de l’ordre dans ses pensées confuses.
- S’il a toujours été comme ça, je comprends pourquoi elle a voulu se sacrifier pour éviter de m’avoir. Je suis une erreur qu’elle a voulu faire disparaître avant que je me mette à ressembler à mon père, murmura-t-il avec amertume.
Noura resta un moment interdite, bouche bée devant les propos et le désarroi de son neveu.
- Ne dis pas n’importe quoi! Ta mère t’aimait et tu ne ressembles certainement pas à Klaus, tenta-t-elle de le rassurer en posant une main sur son épaule.
A ce contact, Ivan se releva d’un bond et la dévisagea froidement :
- Qu’est-ce que tu en sais ? Tu viens de me dire que tu ne savais rien sur lui. Et je me rends compte que tu n’en sais pas davantage sur ma mère, lâcha-t-il avant de s’éloigner vivement en direction des escaliers.
Restée seule et incapable de bouger, Noura fixa un moment le trou sombre par lequel son neveu venait de disparaître. Il avait raison : il cherchait désespérément réponses à ses interrogations et elle était incapable de le lui apporter. Noura soupira de dépit de se sentir aussi impuissante. D’autant plus que la seule personne susceptible de dissiper ses doutes était un vampire sociopathe qui arpentait en ce moment même son salon. Elle se releva et descendit les étages d’un pas aussi hésitant que celui d’un condamné que l’on mène à l’échafaud. Arrivée devant la porte de la salle, elle émit un temps d’arrêt avant d’apostropher l’originel qui lui tournait alors le dos.
- Klaus ? Il faut qu’on parle.