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Leçons de choses

Publié le 06 septembre 2013 par Jlhuss

Leçons de chosesRediffusion d'une note d'Arion parue en septembre 2005 ! Les commentaires de l'époque subsistent.

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- Pour toi, Dadou, c’est quoi une balance ? demande Kevin à son grand-père Paul.
- Deux plateaux pour peser juste, par exemple le sucre et le fruit des confitures.
- T’es sûr ?
- Ou le blanc et le noir, si tu préfères, comme dans la balance de la Justice, si peu juste d’ailleurs que c’en est un fléau, même si le glaive n’est plus tranchant.


- Mais qu’est-ce que tu racontes ?
- Pendant longtemps les mal-pesés étaient toujours les plus légers, et on les balançait pour un oui pour un non au bout d'une corde.
Puis on a trouvé les droits de l'homme, l’égalité etc. Alors, pour faire bonne mesure, on s’est mis à trancher un peu tout le monde, surtout les gros : on a appelé ça la Révolution.
Aujourd’hui l’on ne tranche plus personne, l’assassin s’en balance et les prisons débordent.
- Arrête, Dadou, c'est pas drôle, tu m'embrouilles...Une balance, ce serait pas plutôt un sale type, genre fayot qui cafte ?
- Je ne fréquente pas ces mots-là. Une balance, Kevin, est un filet en forme de poche pour la pêche aux écrevisses. Tu y attaches trois déchets de viande et tu la plonges dans la rivière, retenue par une ficelle à quelque racine du bord. Tu la relèveras un peu plus tard, alourdie d'un buisson crissant de bêtes exquises et monstrueuses qu’il te faudra saisir prudemment, par le dos, du bout des doigts, pour les jeter dans la musette, par-dessus les girolles que nous aurons cueillies pendant ce temps-là.

Stupeur de l’écolier de Bois-Colombes, ville de banlieue que les colombes ont depuis longtemps désertée faute de bois, et où l’écrevisse se promeut parfois en tête de gondole par boîtes de queues conditionnées.
« Est-ce que le grand-père n'est pas en train de péter son disque dur ? », se dit Kévin. Et il se remet, maussade, à l’ordinateur.
« Pauvre petit, songe Paul, qu’est-ce qu’il y peut ? Pourquoi le faire rêver d’un temps où la nature était prodigue, les humains moins nombreux ; où les enfants savaient toucher, goûter, sentir et non pas seulement voir, comme ceux d’aujourd’hui, voir à huis clos et sur écran, préférant aux choses le reflet des choses, enfants abstraits d'un monde appauvri. »

- Dadou, qu’est-ce tu penses, toi, d’un maître qui nous fait apprendre tous les noms des ponts de Paris sur la Seine ?
- A sa place, dit Paul, je vous demanderais seulement si en coulant sous le Pont Mirabeau la pauvrette se souvient encore du plateau de Langres.
« Il va me croire gâteux...Pourtant quel beau sujet de rédaction ! Vous direz de quelles avanies la Seine a payé sa croissance. Vous ferez parler le fleuve au moment où il perd dans la mer son flot pourri. L’eau mousseuse rirait jaune d'avoir jailli si belle à voir, si bonne à boire dans l'enclos d’une prairie drôlement étiquetée Ville de Paris.
Ou bien : Imaginez les voeux que font les touristes en jetant une pièce dans sa source. La vieille déesse celte va-t-elle les exaucer ? le veut-elle ? quand ses Gaulois se sont civilisés au point de lui jeter en s'esclaffant des capsules de coca-cola. »
- En tout cas, Kevin, pour se soucier des ponts de Paris, ce maître doit bien aimer la France. Quel âge a-t-il ?
- Un peu comme toi, mon Dadou. Mais c’est pas grave, il faut de tout pour faire un monde.
- Sans doute, mon grand, et peu de chose pour le défaire.

Arion

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