Magazine Culture

Love and Math d'Edward Frankel

Par Allo C'Est Fini

Peut-on aimer les maths ? Personnellement, j’en suis convaincu : j’ai absolument aimé et apprécié cette matière pendant mes années d’étude. Je ressens encore, lorsque cela m’arrive, rarement, une joie intense et jubilatoire en résolvant une énigme mathématique ou un exercice comme l’un de ceux proposés ici. C’est presque aussi fort que de marquer un but ou d’embrasser une jolie fille. Mais ce n’est pas facile à expliquer à celles et ceux qui ont eu une expérience difficile durant leur scolarité.

Expliquer comment et pourquoi on peut aimer les mathématiques, c’est ce que se propose de faire Edward Frenkel, mathématicien russe installé aux États-Unis et enseignant à Berkeley, dans son autobiographie, Love and Math.

Love and Math - the heart of hidden reality

 
Ce livre, c’est d’abord l’histoire personnelle de Frenkel, depuis son adolescence et jusqu’à aujourd’hui. Passionné par les sciences, il découvre les mathématiques par l’intermédiaire d’un ami de ses parents, qui l’initie aux liens entre physique quantique et mathématiques. Le coup de foudre est immédiat, et le jeune étudiant qui habite à deux heures de train de Moscou décide de s’inscrire à l’université d’état de Moscou, la MGU, pour rejoindre l’élite des mathématiciens russes réunis au sein du Mekh-Mat, le département de mathématiques et de mécaniques de l’université. Nous sommes à l’été 1984, la Russie est encore soviétique, l’antisémitisme toujours latent : le jeune Frenkel, pourtant particulièrement doué, est éliminé arbitrairement, et l’auteur le relate de manière poignante. Mais en sortant de la salle d’examen, coup de théâtre, l’un des examinateurs lui suggère de postuler à Kerosinka, l’Institut du Pétrole et du Gaz, la filière vers laquelle sont dirigés, comme il le découvrira, les jeunes mathématiciens prodiges juifs ou d’ascendance juive : du coup, le niveau des étudiants est bon (c’est par là que sont passés, notamment, certains futurs oligarques…).

A Kerosinka, Frenkel va faire différentes rencontres, comme celle de Dmitry Fuchs, qui lui soumettra son premier problème, ou Vladimir Drinfeld qui l’introduira au « programme de Langlands ». Fuchs va alors l’introduire auprès d’Israël Gelfand, qui organise un séminaire de mathématique … à MGU ! Fuchs va également l’introduire à Boris Feigin, avec qui il réalisera sa première publication internationale.

Nous sommes alors en 1989, le régime soviétique s’écroule de toute part, et Frenkel est invité à Harvard. Cette invitation à passer quelques mois, sera en fait le début de son installation définitive d’abord à Harvard, puis à Berkeley, et son implication sur de nombreux projets de recherche, en particulier dans le cadre du « programme de Langlands ».

On touche là au second niveau de lecture de ce livre. Frenkel est, dès ses seize ans, un chercheur. Dès son arrivée à Kerosinka, il se frotte à des problèmes ouverts. Il est intéressant de comparer son parcours avec celui d’un « fort en maths » à la française : il y a fort à parier que ce dernier passera par les classes préparatoires, puis une grande école (X ou, mieux, Normale Sup) où il ne se frottera à de tels sujets que vers ses 20 ans. A 18 ans, Frenkel a déjà été confronté à un problème sérieux, sur les « groupes de tresses », et mieux, il s’y est frotté seul.

On peut, bien entendu, suivre le parcours scientifique de Frenkel au travers de ce livre, mais ce sera un peu ardu pour les lecteurs qui ne possèdent pas de culture mathématique. Même pour moi (qui n’ai pas fait de « maths sérieuses » depuis près de 30 ans quand même…), ça n’a pas été facile : groupes de tresses, algèbres de Lie, surfaces de Riemann, théorie des chaînes, etc. Ce qui se dégage, au travers du livre, c’est que Frenkel rejoint une équipe de mathématiciens qui travaillent un projet fabuleux, celui d’une « théorie unifiée des mathématiques », le fameux « programme Langlands ». De quoi s’agit-il ? Tout simplement d’établir des passerelles entre des domaines apparemment disjoints de cette science. Vous pensiez que l’analyse, la géométrie ou le calcul étaient des domaines distincts ? Détrompez-vous, ils sont tous reliés, et l’objectif du programme Langlands, est d’établir le procédé de traduction d’un domaine à l’autre. Ainsi, tout problème posé sous une forme pourrait se résoudre sous une autre forme : c’est déjà le cas de la conjecture de Fermat, prouvée par Andrew Wiles il y a une vingtaine d’années, après plus de 350 années d’errements, et grâce aux travaux novateurs d’autres mathématiciens.

C’est bien beau, tout cela, me direz-vous, mais où est donc la réponse à la question posée en préambule ? Peut-on aimer les maths. C’est ce qu’explique en filigrane Edward Frenkel, mais jamais de manière explicite. Il y a plusieurs manières de voir cette beauté.
C’est par exemple la liberté offerte à chacun, quel que soit son expérience, son passé, sa race, sa religion, son éducation, la liberté de pouvoir s’intéresser à ce domaine. Malgré la restriction imposée aux mathématiciens juifs en URSS, ils furent nombreux à s’y lancer éperdument, et avec succès.

C’est également la beauté conceptuelle des vérités mathématiques : un théorème, une idée, une conjecture, n’appartiennent à personne. La conjecture de Fermat, le théorème de Pythagore, les groupes de Galois, ne sont pas des produits, n’ont rien rapporté à ceux ils ne sont pas brevetés, et n’ont rien rapporté à ceux qui les ont énoncés ou découverts, si ce n’est un peu de gloire bien légitime. Au contraire, ces vérités existaient bien avant qu’on ne s’y intéresse.

C’est aussi, et la dernière partie du livre insiste sur ce point, le lien indéfectible entre les sciences physiques – c’est-à-dire les sciences qui cherchent à expliquer notre monde – et les mathématiques. J’étais, jusqu’à la lecture de ce livre, naïvement assez perplexe sur ce lien : Frenkel m’a littéralement ouvert les yeux. Je connaissais le lien entre la relativité et les maths (les quaternions, si je me souviens bien…), je découvre les liens entre la physique quantique et les développements mathématiques introduits par Frenkel, ou encore le parallèle entre la dualité des équations de Maxwell et les travaux menés autour du programme Langlands.

Love and Math : peut-on aimer les maths?

Le livre s’achève sur un autre projet mené par Frenkel, celui d’un court-métrage, Rites of Love and Math, conçu par Frenkel et la réalisatrice Reine Graves. Je n’ai pas vu ce film, et j’avoue rester perplexe sur le concept même du film, construit sur une allégorie, l’idée d’une formule de l’amour qui conduirait à la perte de son auteur.

Rites of Love and Math – the Official Trailer from Edward Frenkel on Vimeo.

Au terme de ce long billet, j’espère avoir titillé votre curiosité envers ce livre. J’avoue avoir ressenti une joie jubilatoire à sa lecture, malgré les passages les plus ardus. Laissez vous tenter, et vous découvrirez, vous aussi, qu’on peut aimer les maths.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Allo C'Est Fini 6794 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines