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Ma petite dose

Par Thibault Malfoy

Jean Freustié est de retour ! Non pas qu’il ait ressuscité tel Lazare sortant de son tombeau, mais l’actualité des rééditions le fait revivre en librairie. La Table Ronde publie ainsi à la petite vermillon une réédition de son premier roman, Ne délivrer que sur ordonnance, suivi de L’Entracte algérien et d’un entretien avec l’auteur en guise de postface. Tout cela bâtit un livre de belle tenue qui permet de redécouvrir le meilleur roman de l’auteur, son premier.

Algérie, Seconde guerre mondiale, débarquement des alliés : voilà pour le cadre. Et voici pour la toile : amour, angoisse et drogue.

Médecin militaire que la guerre ne cesse de fuir, Michel trompe son ennui avec la femme d’un ami, Suzanne, qu’il pourvoit en morphine, ce doux poison qu’un autre homme lui a fait adorer. Par désœuvrement ou par amour pour sa maîtresse, on ne sait trop (les deux sans doute), Michel la suit un jour dans sa descente au paradis artificiel de la morphine : « J’emplis à nouveau la seringue. Une journée si exceptionnelle justifiait une conduite exceptionnelle. Je me fis aussi une piqûre, la première. »

Dès lors, l’inexorable engrenage s’ébranle et s’apprête à broyer peu à peu la conscience d’un être dont la faiblesse est de ne pas se croire suffisamment fort pour supporter cette chienne de vie. La drogue remplace alors le courage, et l’euphorie artificielle la joie de vivre, jusqu’au matin où il vomit littéralement cette vie devenue vice, ce vice qui lui donne de moins en moins la force de continuer, qui l’oblige à se piquer de plus en plus souvent, ce vice devenu maître. Dégoût et addiction s’unissent pour le laisser impuissant.

Michel erre d’affectations en nouvelles amours, tout au plus des ports d’attache où fuir et se mentir, pour espérer le retour de l’espoir, oublier le départ de Suzanne. Étreint par une angoisse existentielle profondément prégnante, comme préexistante à toute expérience, Michel est tenaillé entre son aspiration à un moi idéal et sa culpabilité de n’être que lui-même, incapable de trouver sa place dans la société coloniale, pas même dans l’armée, lui l’éternel exilé de la guerre et de la vie.

D’une ironie sèche, Michel tient le récit de son combat quotidien contre la drogue et la réalité, un combat sans éclats ni grandes manœuvres, où les jeux d’alliance sont mouvants : tantôt allié à l’une, tantôt à l’autre, Michel lance toutes ses forces tout à tour contre la drogue et la réalité, joue le jeu de l’une contre l’autre et les deux le broient, lui l’éternel perdant.

Puisant dans sa propre expérience de mophinomane, l’auteur – par des phrases qui tombent sans un faux pli et claquent comme un fouet – révèle la fragilité d’un homme en proie à la déréliction la plus extrême, réduit aux ruses les plus viles pour s’approvisionner en drogue, condamné à jouer un drame aux enjeux si médiocres qu’il lui est devenu impossible de s’élever au-dessus de sa condition pour trouver le courage de guérir. Une femme qui l’a aimé le dénonce pour son bien aux autorités militaires. S’annonce alors le difficile retour à la vie, et la promesse d’une rédemption, voire la tentation de la religion. La fin est ouverte, à chacun de l’imaginer selon son cœur, où ce chef-d’œuvre a déjà trouvé sa place.

  • Ne délivrer que sur ordonnance, suivi de L'Entracte algérien, de Jean Freustié, La Table Ronde, 10 €.

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