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Les Mamans de l'Amérique

Publié le 02 mai 2008 par Boisset
Douglas Kennedy est écrivain, auteur des "Charmes discrets de la vie conjugale". L'écrivain, l'Amérique et les femmes LE MONDE | 19.04.08 | 

Les Mamans de l'Amérique our la première fois dans l'histoire américaine une femme, Hillary Clinton, fait partie des candidats crédibles à la présidence des Etats-Unis. Croyez-vous à ses chances ?

J'ai des doutes quand je vois où en sont les femmes américaines. Dans ma génération post-soixante-huitarde, toutes les filles qui allaient à l'université étaient féministes. Trente ans après, au moins 60 % de celles que je connaissais sont femmes au foyer. Début mars, le gouverneur démocrate de l'Etat de New York, Eliot Spitzer, a dû démissionner parce que le New York Times avait révélé ses relations avec une call-girl. On se serait cru dans un de mes romans : ce même homme, quand il était attorney général, avait fait voter une loi pour que les clients des prostituées soient considérés comme coupables. Il se retrouve pris à son propre piège, exposé aux yeux de tous comme un hypocrite. Mais le plus étonnant, c'est le rôle dévolu à sa femme, qui se tenait à son côté pendant sa séance d'aveux publics. Il faut savoir que Mme Spitzer est une avocate qui a fait son droit à Harvard. Elle menait une brillante carrière qu'elle a sacrifiée pour celle de son mari. Je trouve ça incompréhensible.


Et le fait qu'un homme politique, au début du XXIe siècle, soit obligé de démissionner à cause d'un scandale sexuel, cela vous étonne ?

Pas vraiment. Le puritanisme est ancré dans l'histoire américaine, mais le libertinage aussi. Il faut se souvenir que les deux premières colonies dans ce qui allait devenir les Etats-Unis ont été Jamestown, en Virginie, et Boston, en Nouvelle-Angleterre. Jamestown, c'était Las Vegas avant l'heure. La débauche, les esclaves, le rhum qui coule à flots... Et puis il y avait Boston, où le célèbre théologien protestant Jonathan Edwards (1753-1758) annonçait l'imminence de la fin des temps. Les deux âmes de l'Amérique sont là. De quoi parle le premier grand roman américain, La Lettre écarlate, de Nathaniel Hawthorne ? De sexe, de puritanisme et du rôle des femmes ! D'ailleurs, j'ai choisi de nommer l'héroïne de mon roman, Les Charmes discrets de la vie conjugale, Hannah, en hommage à l'héroïne de Hawthorne.

L'Amérique un peu schizophrène que vous décrivez serait-elle prête à élire une femme ?

C'est la grande question. Cette élection a une importance capitale pour l'Amérique après sept ans au pouvoir de M. Bush et de ses camarades chrétiens. Cela fait près de trente ans que le pays est travaillé par les guerres culturelles (culture wars), le conflit entre les valeurs des conservateurs et celles des progressistes. Depuis Reagan, le Parti républicain a compris que, pour gagner la Maison Blanche, il fallait ouvrir un gouffre entre une partie de l'opinion et - pour résumer - des gars comme moi, qui viennent de la Côte est, boivent du vin blanc, voyagent à l'étranger, ont des amis homosexuels, parlent français... Autant dire des "faux Américains". C'est fou le nombre d'Américains qui ont voté Bush en pensant voter pour Dieu et pour le drapeau. Même si c'était contraire à leurs intérêts. Cette Amérique-là est-elle prête à élire une femme ? Selon moi, Barack Obama pourrait gagner le duel contre John McCain, mais Hillary Clinton, non.

Pourtant, Hillary Clinton a l'air compétente, sérieuse, expérimentée...

Et elle l'est ! Au Sénat, elle a gagné l'estime générale par son travail, sa connaissance des dossiers. Il y a aussi le souvenir positif laissé par les deux mandats de son mari. Personne ne croit trop qu'ils forment encore un couple amoureux, mais ce n'est pas le problème. Bill et Hillary ont passé un accord, je dirais presque un pacte faustien, par lequel il s'est engagé à l'aider à conquérir à son tour la Maison Blanche. Mais moi, je ne vois pas le pays accepter d'être dirigé par une femme, et surtout une femme comme Hillary, très indépendante, féministe même.

Comment l'expliquez-vous ?

Les Etats-Unis ont un problème avec le père. C'est la figure omniprésente de la plupart des grands romans, des grandes pièces depuis Mort d'un commis voyageur, d'Arthur Miller, des grands films dont There will be Blood, que je considère comme le film de la décennie, ou Le Parrain, ou même des dessins animés comme Le Roi Lion. Père-fils, père-fils : ce rapport est obsessionnel, il est partout. Le centre de la vie américaine est la grande entreprise, or on ne fait pas mieux, comme image du père, que la corporation. Les présidents préférés des Américains ont toujours été des figures paternelles : Washington, Lincoln, Roosevelt, Reagan, et même Bush senior. Hillary Clinton ne peut pas incarner une figure paternelle. La seule idée qu'une femme deviendrait chef suprême des armées en inquiète plus d'un.

Le rapport entre les sexes est-il plus conflictuel aux Etats-Unis ?

Je vous répondrai par une plaisanterie. C'est quoi le capitalisme ? C'est quand une jeune fille américaine devient une femme américaine ! Plus sérieusement, votre question nous ramène à la question du puritanisme. Du temps où j'étais à l'université, plusieurs de mes professeurs avaient des étudiantes pour maîtresses, et personne n'y trouvait à redire. Aujourd'hui, ce serait impossible. Les professeurs ont pour consigne de ne jamais fermer la porte quand ils reçoivent une étudiante. Un de mes amis s'est trouvé dans une situation délicate : une de ses étudiantes faisait une fixation sur lui. Il a dû aller consulter le "sex officer" du campus, un responsable administratif chargé de régler de tels cas, qui lui a conseillé de lui rendre compte de chacune de ses entrevues avec cette jeune femme. Tout ça remonte, selon moi, aux années Reagan. C'est lui qui a allumé la guerre des valeurs. Pourtant Ronald Reagan n'était pas du tout religieux, c'était un acteur d'Hollywood qui avait divorcé et avait été un père absent. Il a d'ailleurs présidé à une époque très libertine, marquée par l'ouverture du marché, le sexe facile, le règne du fric sans complexe. Mais depuis vingt ans, tout a changé.

En France, Ségolène Royal a fait un bon score. Aux Etats-Unis, pourrait-on imaginer qu'une mère de quatre enfants, non mariée, suive un parcours équivalent ?

Non mariée, cela poserait sans doute un problème. Divorcée, cela passerait sans doute mieux. Mais je ne veux pas parler de la politique française, même si j'habite ici depuis sept ans. D'ailleurs, ma dispute est avec l'Amérique, pas avec la France ! Même quand un de mes romans se déroule à Paris, comme La Femme du Ve, j'y règle mes comptes avec mon pays natal. Franchement, je n'imagine pas que les Etats-Unis soient prêts à élire présidente une femme, quelle qu'elle soit. Et surtout pas une femme démocrate. Hillary Clinton a été victime d'attaques inouïes durant sa carrière, elle a été diabolisée par le camp républicain. Le couple Clinton n'a jamais eu de répit pendant tout son séjour à la Maison Blanche. Pendant trois ans, il y a eu l'affaire immobilière Whitewater, qui a fini par se dégonfler, ensuite, pendant presque aussi longtemps, ce fut l'affaire Monica Lewinski. Les républicains ont réussi à jeter une sorte de suspicion sur les démocrates, comme s'ils étaient des Américains moins légitimes. Cela laisse des traces.

L'Amérique doit faire face à un début de récession économique. Dans une période de repli, où chaque catégorie défend ses intérêts, les femmes ne vont-elles pas voter de préférence pour l'une des leurs ?

Je pense qu'environ la moitié des femmes vont voter pour Hillary, parce que c'est une femme et qu'elle est compétente. Mais beaucoup voudront au contraire défendre leur propre image de femmes au foyer, de bonnes mères.

Hillary Clinton est aussi une mère...

Oui, mais cela ne suffit pas à lui concilier toutes les femmes. Son image a été écornée lors de l'affaire Lewinski : les conservatrices ont été choquées et ont assimilé le couple Clinton au péché ; quant aux féministes, elles ont trouvé qu'Hillary Clinton passait un peu facilement l'éponge. Du coup, elle cristallise énormément d'antipathies. Son côté politicienne professionnelle évoque le cliché de la femme d'affaires : dure, impitoyable, sans homme et donc sans morale.

Ces clichés existent aussi ailleurs, et pourtant on a vu des femmes arriver au pouvoir suprême.

Oui. Margaret Thatcher en Angleterre et Angela Merkel en Allemagne. Mais je vous ferai observer que ces pays ont des systèmes parlementaires. Les électeurs votent pour un parti, un programme, et beaucoup moins sur une personne. Aux Etats-Unis, comme en France du reste, on vote pour un personnage. Les représentations et l'affectif prennent une place beaucoup plus importante. Quand une femme réussit, la question qui se pose est "Can you have it all ?", est-ce qu'on peut tout concilier ? Les housewives n'aiment pas trop cette idée, peut-être parce que beaucoup d'entre elles ont renoncé à des carrières alors qu'elles avaient de bons diplômes.

Le roman moderne a commencé avec Madame Bovary, le prototype de la femme au foyer. Flaubert avait compris que l'ennui était le grand sujet moderne. C'est devenu un leitmotiv américain à partir des années 1950, quand toutes les familles qui le pouvaient ont quitté la ville pour s'installer dans des maisons en banlieue. L'ennui des femmes dont le mari rentrait le soir après avoir bu trois Martini dans le train, on trouve ça dans les romans de John Updike, de John Cheever, de Richard Yates. Toute une génération de féministes a réagi violemment après avoir grandi dans cette Amérique-là. Mais aujourd'hui, on a de nouveau Desperate Housewives : c'est Flaubert, cent cinquante ans après.


Douglas Kennedy est un écrivain américain, né en 1955 à Manhattan. Dernier ouvrage paru, "La Femme du Ve"(éd. Belfond, 2007).


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