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Patrice chéreau

Publié le 07 octobre 2013 par Wanderer
PATRICE CHÉREAU

AFP © Gabriel Duval

C'est très difficile ce soir.
Très difficile de parler de Patrice Chéreau au passé. Très difficile pour moi de parler de Patrice Chéreau sans immédiatement me projeter dans mon histoire, dans mon parcours, dans mon compagnonnage de spectateur fidèle né au moment de La dispute, passé par Les Contes d'Hoffmann et enraciné pour toujours par le Ring de Bayreuth.
D'abord parce que cette nouvelle prend au dépourvu. Chéreau était encore plein de projets, au printemps prochain Elektra à la Scala de Milan ...Comme il vous plaira à l'Odéon...et qu'on aime à penser que ceux qu'on admire et qui vous ont accompagné sont éternels.
Chéreau a changé ma vie. Chéreau, c'est en quelque sorte ma vie. C'est un pilier de ma vie intellectuelle qui part, sans avoir encore donné tout ce qu'il pouvait donner. Il m'a ouvert définitivement au théâtre, il m'a fait découvrir le sens du théâtre, il m'a envahi.
De ce jour de juillet 1977 où après un beau Rheingold, je suis resté cloué par Die Walküre. Entré  spectateur tout neuf dans le Festspielhaus de Bayreuth, j'en suis sorti amateur, un amateur complètement tourneboulé:  quelque chose avait changé dans mon regard sur le théâtre et sur le monde: il y avait sur scène comme une évidence, qu'à cette musique-là ne pouvaient que correspondre ces images-là et en moi cette autre évidence, je ne pourrais plus vivre sans théâtre.
Chéreau m'a habité, pendant toute ma vie de spectateur de théâtre, au-delà même des spectacles singuliers dont certains plaisaient plus ou moins ou m'avaient plus ou moins convaincu. À travers son théâtre, je cherchais au départ avidement à retrouver le Ring, à travers ses films, je cherchais le théâtre, je recherchais les gestes qui m'avaient bouleversé à la scène : je me souviens de scènes de L'homme blessé où je retrouvais des mouvements qui me rappelaient par imprégnation ce Ring, vu cinq fois (quelle chance inouïe, quand j'y pense!) qui reste accroché en moi, imprégné en moi, lové en moi comme une sorte de référence implicite de tout spectacle, la racine d'une passion dévorante pour l'art de la scène.
Oui, Chéreau est celui qui m'a fait passer de l'amateur d'opéra, à celui d'amateur de théâtre d'opéra. Si j'aime tant à l'opéra le théâtre, c'est parce que Patrice Chéreau est passé par là, qu'il m'a fait comprendre que l'art lyrique avait un troisième pied qui s'appelle la mise en scène sans lequel tout est bancale. Oui, Chéreau dans ma vie, ce fut comme une apparition.
Chéreau m'a fait comprendre ce qu'était vivre la catharsis - jusque là un mot pour mes cours de littérature du XVIIème -, il m'a fait pleurer, sourire, craindre, il m'a fait aussi fermer les yeux (au deuxième acte de Walküre,  quand une partie du public hurlait à scène ouverte, impensable à Bayreuth): en bref, il m'a fait vivre intensément l'instant fugace du spectacle, comme une goutte d'éternité, au point que je n'ai pu, jamais, me détacher de ces instants-là, de ces souvenirs-là et qu'ils m'accompagnent encore dans un sentiment d'éternelle gratitude.
J'ai découvert avec Chéreau la puissance d'un geste, même minimal, au théâtre, de ces gestes que j'ai gardés en moi, Gwyneth Jones pliée en deux entrant en scène au deuxième acte de Götterdämmerung, Donald Mac Intyre enlevant son bandeau face au miroir du deuxième acte de Walküre, ou serrant Siegmund mort dans ses bras, mais aussi Franz Mazura sur l'escalier monumental de Lulu dans une vision à la Magritte, mais aussi Phèdre arrivant avec son enfant devant Hippolyte. Chéreau savait montrer la violence, mais ce grand sensible savait aussi trouver les gestes de tendresse infinie qui faisaient fondre les coeurs (même dans la récente Elektra), faisaient venir les larmes, et faisaient comprendre les mécanismes et les replis des âmes des personnages et donc de l'âme humaine: car il travaillait sur la pâte humaine de l'acteur (ou du chanteur) en essayant d'en exprimer tous les possibles, et il arrivait à le transfigurer.
J'ai découvert avec Chéreau la puissance du mot, la puissance de la lecture d'un texte, la manière d'en tirer tous les implicites (notamment quand il mit en scène Koltès, qu'il a fait découvrir), l'extraordinaire pouvoir évocateur de l'image avec la complicité de Richard Peduzzi (encore le Ring: lever de rideau sur le deuxième acte de Siegfried, dans la forêt brumeuse où les ombres de Wotan et d'Alberich, vêtus du même costume ou quasiment, se croisent et se fuient ou sur le deuxième acte de Götterdämmerung, avec ce Rhin tout en reflets).
J'ai découvert avec Chéreau aussi une démarche infatigable de travail, de remise en question, de souci de précision et d'exactitude, d'attention à tous les détails. La plupart du temps, quand il montait un spectacle il était là tous les soirs, attentif et discret.
J'ai découvert avec Chéreau que suivre une carrière, c'est suivre ses méandres, ses changements, ses contradictions, ses déclarations péremptoires (combien de fois n'a-t-il pas renoncé  à l'opéra pour le théâtre, au théâtre pour le cinéma) ses évolutions, et pour finir son installation dans une sorte d'image de classicisme: dans sa dernière Elektra, il y avait quelque chose d'un théâtre qu'on voit moins, un théâtre du geste et de l'acteur, un théâtre qui laisse au centre la personne et l'individu, un  théâtre où le personnage est esquissé, dessiné, peint et sculpté, un théâtre de l'attention à l'homme plus qu'au contexte. Regardez dans cette Elektra toute récente les silhouettes sublimes des serviteurs, Mac Intyre et Mazura. Un classicisme contemporain.
J'ai découvert avec Chéreau des fidélités, à des chanteurs: Gwyneth Jones, Waltraud Meier, Franz Mazura, Donald Mc Intyre, à des chefs, Pierre Boulez, Daniel Barenboim et plus récemment Esa-Pekka Salonen, à des acteurs enfin, Pascal Greggory, Gérard Desarthe (sublime Peer Gynt, sublime Hamlet avec cette voix douce et chavirante), Dominique Blanc, c'est à dire, au vrai, une magnifique humanité.
J'ai aimé aussi son cinéma, tellement diversifié, moi qui ne suis pas particulièrement cinéphile: L'homme blessé m'avait frappé, La chair de l'orchidée séduit, La Reine Margot enthousiasmé.
Au fond, j'ai tout aimé de lui, parce qu'il m'a sorti de l'ignorance, parce qu'il m'a fait entrevoir le sens du théâtre, parce qu'il m'a montré que la mise en scène aussi pouvait être une oeuvre, éphémère dans ses manifestations, et pourtant installée dans la mémoire et dans l'histoire. Parce qu'il a été pour moi un Maître: Harry Kupfer parlait de lui en l'appelant affectueusement "papa Chéreau". Je ne l'ai jamais approché, mais il a été celui qui m'a fait grandir.

C'est pourquoi il restera l'homme jeune que je croisais quelquefois à Bayreuth autour du festival, une éternelle silhouette qui n'a vieilli que pour les autres et jamais pour moi.
C'est pourquoi j'ai voulu illustrer ce texte par une image ancienne, celle qui me restera et qui correspond aux années où il a vraiment changé ma vie et aussi par l'une des  images les plus fortes du plus grand spectacle de ma vie de mélomane: je ne me résous pas à le laisser partir.

PATRICE CHÉREAU

Adieux de Wotan (Die Walküre, Ring Bayreuth)


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