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Honne & Tatemae, dualité de l’esprit à la japonaise ?

Publié le 10 octobre 2013 par Aude Mathey @Culturecomblog

Premier véritable post de cet entrebâillement de porte sur un monde nouveau, et donc première acclimatation, pour vous, chers et estimés lecteurs et lectrices.

Aujourd’hui, afin de bien faire comprendre la différence fondamentale entre la culture japonaise et ce que j’appellerai génériquement « la culture européenne occidentale » – si tant est qu’il existe une pareille chose – nous allons nous intéresser au fondement profond régissant les relations entre individus au Japon.

Quiconque aura entendu parler du Japon pourra parfaitement dire, de manière très stéréotypée, mais néanmoins assez réaliste, « Les Japonais sont un peuple très poli et accommodant. » Je ne saurai le nier. Mais cette politesse, qui peut nous sembler exagérée, est issue d’une dualité culturelle fortement intéressante.

A savoir les concepts de Honne (本音) et Tatemae (建前).

Différencions-les.

Honne correspond à ce qui est enfoui en la personne, en d’autres termes il s’agit de la réalité des sentiments et désirs propres à un tout un chacun. Ceux-ci peuvent absolument être en contradiction totale avec les demandes inhérentes à la société.

Tatemae, en revanche, est la position publique, parfois traduit par « façade », à savoir l’ensemble des agissements (comportementaux) et opinions exprimés en public. Cela correspond ainsi à ce qui est attendu d’une personne, en fonction de sa place dans la société.

Les deux sont complémentaires et font que moult occidentaux considèrent les Japonais comme hypocrites. Rien ne serait plus faux, et ce même au vu de nos critères.

Je m’explique. Evidemment, il est considéré comme vertueux, sous notre ciel bleu, d’exprimer sa pensée, l’honnêteté est, chez nous, l’une des valeurs les mieux considérées. Ainsi, ne pas s’ouvrir passera pour de la timidité, au mieux, ou de la défiance, au pire. Et exprimer le contraire sera le grand Satan, l’hypocrisie. (qui est un vice à la mode etc. etc. nous passerons là sur Dom Juan) Cependant, nos règles de politesses – je me permets de limiter le champ d’application de ces dernières en me confinant à des pays comme la France ou le Royaume-Uni – reposent elles-mêmes sur une dichotomie troublante : exprimer son avis, certes, mais en le modérant. Voire simplement en le taisant.

On ne dira ainsi pas à un collègue dont l’hygiène est suspecte : « Tu pues, casse-toi ou fais-toi renverser par une voiture. » Le sujet étant profondément intime, la plupart des réactions sera ainsi de se taire. (Je tiens à préciser que cela est un exemple vécu, pourtant dans un milieu moins régi par des règles strictes qu’une entreprise ou administration. Malgré tout, la politesse interdit à tout collègue une remarque quand aux désagréments olfactifs qu’il subit.)

Il me semble que l’on peut voir le Honne et Tatemae d’une manière similaire, peut-être un poil plus radicale. Dans la culture japonaise, l’accent est mis sur la subsistance de la société. Ainsi, tout ce qui risquera de déchirer ou de fragiliser le lien social devra être mis à l’écart. Si les idées intimes que je peux avoir sur un sujet risquent d’entrer en opposition brutale avec mon interlocuteur, je les garderai ainsi pour moi, ne voulant pas risquer de fragiliser ce lien. Là où la politesse « à l’européenne » est plus axée sur la forme, censés que nous sommes de pouvoir dire tout ce qui nous chante avec l’art et la manière, ici, le fond est tout aussi important. Ainsi, l’on assistera peu à des débats politiques envenimés. De même, il sera mal vu de s’exciter le vendredi (ou le samedi, dans mon cas, les joies du travail universitaire me laissent perplexes quant au respect des lois, je reviendrai sur le travail dans un prochain article) pour gambader joyeusement « week-end, week-end ».

Le but est donc de consolider le groupe et de le maintenir uni. Tout refus de cette dualité honne/tatemae revient donc à briser le groupe. Le groupe, dans le cas présent, est bien entendu, à grande échelle, le Japon. Cela explique aussi, en partie, le caractère a priori très soudé du Japon. Je dis bien « a priori » car, s’il est vrai que cela permet une cohésion du groupe, il ne faut pas pour autant imaginer comme nous autres occidentaux le faisons souvent, avec une condescendance un rien raciste, que les Japonais sont des robots oubliant leur bien-être. C’est, encore une fois, bien plus compliqué, présentant des aspects paradoxaux à nos yeux mais profondément logiques selon eux, car parfaitement expliqués par cette dualité première du Honne et Tatemae.

Comme l’on peut s’en douter, un tel contrôle nécessite forcément une – ou des – catharsis assez fréquentes. La plus évidente, à mon goût, est le 飲み会 (nomikai, « fête à boire ») où les employés se retrouvent pour boire. Avec de la nourriture, tout de même. Lors d’une telle séance, il ne sera pas mal vu de s’ouvrir et de laisser échapper des complaintes, potentiellement sur ses collègues ou même sur son chef, fût-il présent. Le lendemain, tout redeviendra normal. Cela fait en quelque sorte penser à un carnaval ou jour des fous à une échelle plus petite. Mais l’idée de rupture des règles reste, en quelque sorte, la même. Il s’agit d’une transgression autorisée et bienvenue.

Les オタク (otakus) sont un exemple de personnes se plongeant corps et âme dans une activité, de façon un peu monomaniaque. Il faut savoir que cela n’a ABSOLUMENT RIEN à voir avec l’image que l’on a dans nos contrées, qui correspond à une personne se délectant de mangas, d’animes et de jeux vidéo (pour faire simple). Dans ce cas-ci, la personne en question se concentre sur l’occupation de son choix et s’y dévoue pleinement, n’ayant bien souvent que le travail comme véritable interruption. Nous sommes en effet loin du « geek » dépeint souvent par l’emploi abusif de ce mot.

Comme exutoire notoire, encore, nous pouvons citer les salles d’arcade, le pachinko, les bars à hôtesses/hôtes (host clubs) etc.

De manière intéressante, cette dualité initiale, que d’aucuns sous nos (tristes) tropiques rejetteront bêtement en jugeant selon leur culture une culture étrangère, permet d’expliquer les habitudes de travail mais aussi plus généralement l’esprit d’équipe général qui se ressent au Japon. Ainsi, personne n’est laissé pour compte, ni ne doit l’être (ce n’est pas pour autant qu’il n’y en a pas, il y a toujours des exceptions, ne soyons pas simplistes).

Et nous retombons sur nos deux pattes : ce concept de honne et tatemae est donc aussi la raison pour laquelle les Japonais sont  si serviables et polis. L’étude du Japonais permet de mieux comprendre – ressentir – ce concept (l’on ne peut comprendre une culture sans en maîtriser la langue). Cependant, il reste très difficile à maîtriser pour un étranger. Le mieux sera donc de rester poli.

Après tout, nous avons tous, quelle que soit notre culture, un système similaire, peut-être moins marqué ou important. Les règles de politesse, la hiérarchie, les niveaux de langue sont autant de distanciation que l’on peut mettre entre son cercle intime et les autres acteurs de la société.


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