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"Le neveu de Rameau" de Denis Diderot

Publié le 13 octobre 2013 par Francisrichard @francisrichard

L'occasion fait le larron. En l'occurrence, au petit matin de ce jour, ayant appris incidemment qu'il y a huit jours, le 5 octobre 2013, était le jour du tricentenaire de la naissance de Denis Diderot, je me suis mis à relire Le neveu de Rameau

Le 4 février 1963, il y a donc cinquante ans cette année, au Théâtre de la Michodière, ce texte, adapté pour le théâtre par Pierre Fresnay, était joué par ce dernier dans le rôle de Lui (Jean-François, le neveu de Jean-Philippe Rameau) et par Julien Bertheau dans le rôle de Moi (Denis Diderot).

Cinq ans plus tard, René Lucot en faisait une réalisation pour la télévision, introuvable sur le site de l'INA, comme l'est le CD, dont la couverture se trouve sur la Toile...

De la performance de Fresnay et Bertheau, je n'ai malheureusement que de vagues souvenirs, mais ce sont des souvenirs suffisamment marquants pour m'avoir incité à lire le texte originel de Diderot quelques années après et à le relire aujourd'hui.

Cette relecture ne m'a pas déçu.

La scène se passe dans un café du Palais-Royal à Paris.

Moi parle peu. Il est philosophe. Il est sage. Il dit, par exemple, à propos des lois quelque chose de bien senti, dont devraient s'inspirer les législateurs, qui accablent les justiciables sous les réglementations et qui violentent le droit naturel:

"Il y a deux sortes de lois, les unes d'une équité, d'une généralité absolues, d'autres bizarres qui ne doivent leur sanction qu'à l'aveuglement ou la nécessité des circonstances."

Il donne de temps en temps la réplique à son interlocuteur, Lui, mais, surtout, il le décrit. Car le neveu de Rameau est un personnage fascinant, double, voire multiple, qui peut tout aussi bien faire rire qu'agacer:

"J'étais confondu de tant de sagacité et de tant de bassesse, d'idées si justes et alternativement si fausses; d'une perversité si générale de sentiments, d'une turpitude si complète, et d'une franchise si peu commune."

Lui a un don pour la pantomine, par laquelle il contrefait les autres de manière désopilante:

"Ici c'est une jeune fille qui pleure, et il en rend toute la minauderie; là, il est prêtre, il est roi, il est tyran, il menace, il commande, il s'emporte, il est esclave, il obéit. Il s'apaise, il se désole, il se plaint, il rit; jamais hors de ton, de mesure, du sens des paroles et du caractère de l'air."

Lui a une conception bien à lui de la morale, mais en même temps il fait preuve d'une grande liberté:

"Je veux bien être abject, mais je veux que ce soit sans contrainte."

Il ne pratique pas la langue de bois:

"Je dis les choses comme elles viennent; sensées, tant mieux; impertinentes, on n'y prend garde."

C'est pourquoi il n'aime pas les simagrées et dit les choses crûment, fussent-elles horribles:

"Je suis l'apôtre de la familiarité et de l'aisance."

Ce qui indispose Moi:

"Je commençais à supporter avec peine la présence d'un homme qui discutait une action horrible, un exécrable forfait, comme un connaisseur en peinture ou en poésie examine les beautés d'un ouvrage de goût, ou comme un moraliste ou un historien relève et fait éclater les circonstances d'une action héroïque."

Lui a sa dignité:

"Je serais humilié si ceux qui disent du mal de tant d'habiles et honnêtes gens s'avisaient de dire du bien de moi."

Mais cette dignité ne va pas jusqu'à refuser de vivre aux dépens des autres:

"Il me faut un bon lit, une bonne table, un vêtement chaud en hiver, un vêtement frais en été, du repos, de l'argent et beaucoup d'autres choses, que je préfère de devoir à la bienveillance, plutôt que de les acquérir par le travail."

Il aurait été tout à fait dans son élément à notre époque d'Etat-providence...

Cette espèce, comme Diderot appelait l'homme cynique et taré, n'est ni blanche ni noire. Elle refuse un univers sage et philosophe qui serait tout de même bien triste:

"Boire de bon vin, se gorger de mets délicats, se rouler sur de jolies femmes, se reposer dans des lits bien mollets; excepté cela, le reste n'est que vanité."

En fait il pense qu'"il n'y a point de meilleur rôle auprès des grands que celui de fou", ce qui n'enlève rien à sa lucidité:

"Celui qui serait sage n'aurait point de fou. Celui donc qui a un fou n'est pas sage; s'il n'est pas sage, il est fou; et peut-être, fût-il roi, le fou de son fou."

C'est, en quelque sorte, un syllogisme tel que Raymond Devos les aimera ...

Il n'empêche que la folie du neveu de Rameau permet à Diderot de dire des vérités, telles que celles-ci que n'aurait pas désavouées Molière:

"Pourquoi voyons-nous si fréquemment les dévots si durs, si fâcheux, si insociables? C'est qu'ils se sont imposé une tâche qui ne leur est pas naturelle; ils souffrent, et quand on souffre on fait souffrir les autres."

Inutile de dire que je ne suivrai pas cet histrion quand il dit:

"On s'enrichit à chaque instant: un jour de moins à vivre ou un écu de plus, c'est tout un."

Pour les survivants comme moi, un écu de plus peut certes m'enrichir, mais un jour de plus à vivre m'enrichit bien davantage, même si je ne suis pas de ceux qui s'accrochent à la vie...

Francis Richard

Il y a près de trente ans, Michel Bouquet (un autre acteur, avec Pierre Fresnay, qui m'aurait donné envie de monter sur les planches si j'avais eu quelque talent), reprenait le rôle du neveu de Rameau:


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