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En prélude à la vallée des rubis de Joseph Kessel… Le temple des mendiants

Publié le 14 octobre 2013 par Romuald Le Peru @SwedishParrot

On peut commencer à lire Joseph Kessel en passant par la grande porte, avec Le Lion et les livres qui ont été portés à l’écran et que l’on connaît plus pour leur succès propre que par le nom de celui qui en a écrit l’histoire, comme La passante du sans-souci ou L’armée des ombres. Ou alors on peut entrer par la petite porte avec ses romans de jeunesse ou tardifs, ou ses reportages magnifiques. Il y a de toute façon beaucoup de matière, beaucoup à lire, et c’est ce que j’ai commencé à faire, sans trop crier gare. Une réédition récente de La vallée des rubis m’a permis de découvrir un texte passionnant sur un des lieux les plus étranges de ce monde ; Mogok. Mogok est une ville birmane située dans la région de l’ancienne capitale royale Mandalay. Réputée pour ses mines de pierres précieuses et semi-précieuses, les étrangers ne peuvent s’y rendre qu’avec un permis spécial et à condition qu’ils bénéficient d’une licence leur permettant d’exploiter le commerce des pierres. On sait aussi que les ouvriers des mines sont souvent drogués afin de supporter les conditions de travail abominables dans lesquelles sont extraites les gemmes, et que les autorités font tout pour que cela ne soit pas connu. Pas assez apparemment, mais cela n’empêche pas l’exploitation de continuer.
L’histoire de Kessel se déroule depuis Paris jusqu’à Mogok, où le narrateur et son ami Jean se rendent pour retrouver les traces d’un trésor de rubis « sang-de-pigeon » perdu de manière mystérieuse. Avant d’arriver sur les terres birmanes, ils passent par Bombay, ce qui sera pour eux une expérience glaçante… Je livre ici deux pages de ce grand livre, à lire avec précautions. Âmes sensibles… s’abstenir…

Naga baba

Saddhu entretenant le feu sacré des morts
sur un ghat de Varanasi (Inde)

Il y eut à ce moment un violent remous de foule. Notre guide disparut de nouveau et nous-mêmes, arrachés par un mouvement de marée, nous fûmes portés parmi le flux humain, à un porche énorme et béant qui nous engloutit.
Ce temple avait des dimensions si vastes que, malgré les feux des flambeaux et des torches, on n’en pouvait distinguer ni les contours, ni le plafond. Forêt de piliers massifs et de colonnes géantes, labyrinthe de salles et de couloirs, pas un pouce de cet espace immense n’était libre. Haillons contre haillons, visages contre visages, haleine contre haleine, on ne pouvait imaginer le nombre de misérables qui se pressaient là. Et des plate-formes de bois et de pierre, scellées contre les murailles formidables, portaient, suspendu dans la pénombre, un infernal grouillement de faces faméliques et de corps mutilés.
C’était le temple des mendiants.
Mais cette nuit-là, nuit de fête sacrée, nuit du Shivaratri, ils ne demandaient rien. Certains faisaient résonner des instruments étranges… D’autres chantaient des airs sans mesure… D’autres semblaient dormir les yeux ouverts, debout.
Chacun de ces groupes menait sa liesse ou son extase, ignorant tous les autres et comme séparé du voisin par un abîme… Clans, tribus, sectes, peuples différents…
Accrochées aux cintres, aux porches et aux voûtes, des entrailles pendaient…
Et quand on avait cheminé à travers cette Cour des Miracles aux mille et mille têtes, à travers la gigantesque et païenne cathédrale, dans une misère insondable, vertigineuse, on arrivait soudain devant une porte cyclopéenne qui tenait rigoureusement clos ses deux battants d’or massif… Sur le métal précieux, les noirs viscères des sacrifices nouaient leurs guirlandes horribles et un sang épais suintait goutte à goutte.
Ensuite nos corps, qui faisaient partie de la monstrueuse coulée humaine, quittèrent le temple des mendiants et traînés à travers un nouveau dédale, se trouvèrent soudain contre un long mur de pierre. Une brèche l’ouvrait par où arrivait une odeur indéfinissable, suave et hideuse, une odeur sans nom…
L’enclos sur lequel donnait le passage était plein d’énormes rameaux, de nœuds de racines géantes et de troncs d’arbres entiers, l’un sur l’autre empilés. Une foule muette glissait entre ces bûchers mythologiques. L’odeur devenait plus lourde, plus sucrée, plus immonde.
Alors s’ouvrit le seuil, qui, depuis des siècles et des siècles, a été le dernier pour tant de dépouilles humaines. Cent brasiers flambaient là et sur chacun grésillait un cadavre ou ce qui en restait. Les flammes grondaient, attisées par des hommes à demi nus, mêlés à leurs propres ombres. La senteur des bois se mariait à celle de la graisse fondue, de la chair brûlée, des os calcinés et des énormes fleurs qui ornaient les dépouilles…
Les flammes ondoyaient comme des vagues. Leur chaleur soulevait, animait les corps de mouvements compulsifs.
Là-bas, au carrefour, la ronde des femmes…
Ici la danse macabre sur les bûchers…
Derrière l’écran de feu et de membres ardents, coulait l’Hougli, lent et noir comme le Styx.
Je me tenais près de l’entrée… Deux coolies me frôlèrent. Ils portaient un brancard qu’ils placèrent contre le mur, tout près de moi. Une jeune fille y reposait. Un sari rose l’enveloppait. Ses joues étaient fardées et ses lèvres. Véritablement, elle souriait.
Jamais repos ne semble plus doux, plus léger, plus vivant…
Les brasiers fumants crépitaient. Ici, tout était consumé sauf une jambe… Là une tête tressautait encore… Bientôt, grésillerait la jeune fille au sari rose qui souriait…

*

Sur le chemin du retour, nous fûmes longtemps sans parler. Jean dit enfin, à mi-voix :
— Je ne m’attendais pas à trouver cela sur le chemin des rubis.
Il se tut, hocha la tête et dit encore, avec humilité :
— Quoi qu’il arrive, mon voyage a été cette nuit largement payé.
Je n’avais rien à répondre. C’était mon sentiment le plus profond, le plus entier.

Joseph Kessel, La vallée des rubis
Gallimard, 1955


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