Magazine Journal intime

Le passage 23

Par Emia

23. Je marchais près de Thauma. L’eau pâle – à moins que ce ne fût le sable ­– chuintait ; il n’y avait plus de buffles, des oiseaux picoraient çà et là. Nous grimpâmes la pente jusqu’au pont en nous aidant des buissons. Quelques-uns cassèrent et nous griffèrent ; une poussière âcre emplissait ma bouche. Nous émergeâmes à quelques mètres de la route. Le trafic, quoique moins dense, n’avait pas réellement diminué ; il ne pouvait être bien tard.

Thauma arrêta un moto-rickshaw. Nous montâmes ; je pris place à côté de Thauma. Nous restions silencieux. Le profil de Thauma dansait dans la lumière passante des réverbères. Nous longions un marché où la foule se pressait parmi les éventaires, sous les rais bleutés des lampes à kérosène. Parfois la lumière vacillait, s’éteignait – démarraient alors les groupes électrogènes, dont les pétarades infernales engloutissaient instantanément tous les bruits et toutes les odeurs de la ville.

Le Trivium, tout d’ovales pâles et de rondeurs poreuses, ressemblait à une termitière. Nous entrâmes par une porte tournante, croisâmes un portier coiffé d’un hed* turquoise. Il faisait frais dans le hall ; mes mains couvertes d’égratignures picotaient, mes chaussures étaient grises de poussière.

- Installons-nous là, dit Thauma en désignant une alcôve.

Des boules de plastique translucide suspendues en quinconce diffusaient une lumière rougeâtre ; les murs étaient décorés de copies de bas-reliefs antiques. Je racontai à Thauma mon séjour à Kalamares (en omettant certains détails), et il me parla de son voyage, qui l’avait d’abord mené en Inishie, puis en Arcadie, et finalement en Phéacie. Alors qu’il se trouvait déjà sur le retour, il avait décidé de faire escale à Lotos. Thauma paraissait plus âgé que lors de notre première rencontre, et pendant un instant j’ai douté de ce que le jeune homme du ferry-boat et lui fussent une seule et même personne. Toutefois, Thauma lui-même avait affirmé m’avoir déjà vu ; il n’y avait donc pas d’erreur possible

- Ah, s’exclama-t-il à cet instant, mais qui voilà ?

Je l’ai immédiatement reconnue : Vénéranda, souriante, se dirigeait vers nous. Elle allait pieds nus, contournant tabourets et tables avec souplesse, saluant au passage le barman qui la suivait des yeux.

- Comme on se retrouve, dit-elle en nous tendant la main.

- Prenez place, a proposé Thauma, que cet imprévu semblait amuser.

- Ton compagnon n’a rien voulu me dire, dit Vénéranda une fois assise, alors j’ai fait comme tu me l’a dit, j’ai pris le train pour Kalamares.

Je ne savais plus que penser : j’étais abasourdie. Thauma souriait. Il croyait probablement assister aux retrouvailles de deux amies. Tout est bien qui finit bien, s’est-il exclamé sur un ton enjoué. J’ai essayé d’expliquer à Thauma que je ne connaissais pas davantage Vénéranda que je ne le connaissais, lui, mais il avait pris un air las, il ne m’écoutait plus. Il a jeté un coup d’œil sur sa montre :

- Je dois m’en aller. Nous pourrions nous revoir, a-t-il suggéré. A demain peut-être ?

- Peut-être. Vénéranda s’était levée. Au revoir, s’exclama-t-elle, et bonne chance !

Thauma nous a fait un vague signe de la main. Vénéranda s’est penchée vers moi et m’a glissé :

- J’ai là quelque chose d’extravagant à te proposer… Figure toi que ce soir, nous sommes invitées – enfin, je t’emmène ­– dans un palais… Dans un palais ! (Elle se redresse.) Tu n’auras jamais rien vu de pareil, c’est une chance à saisir, unique… (Elle rit). Tu as prévu autre chose ? a-t-elle repris, car je ne répondais pas.

- Mais que me veux-tu, à la fin ?

- Ah ! C’est que tu n’as rien compris… C’est désolant. (Elle a pris un air affligé.) Ne crains rien. J’ai de l’amitié pour toi (elle m’a souri).

- Comment nous as-tu retrouvés ?

- C’est donc ton ami ? a-t-elle rétorqué. Si j’avais su… Je l’ai fait fuir ?

J’ai expliqué que Thauma n’était pas mon ami : Nous nous étions vus à Kalamares sans pour autant nous adresser la parole. Ensuite, nous nous étions de nouveau rencontrés ici, à Lotos, où nous venions de faire plus ample connaissance.

- Alors, c’est une coïncidence, une simple coïncidence, a conclu Vénéranda en haussant les épaules. Puis elle m’a demandé si j’allais mieux: J’ai beaucoup pensé à toi. Mes quelques tours de passe-passe t’auront sans doute soulagée (elle sourit rêveusement). Un autre verre ? C’est ma tournée !


*  Hed : Coiffure phéacienne faite d’une longue bande de peau (ou de fourrure) de shiip enroulée autour de la tête.


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