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Les corps multiples d’Ayana V. Jackson

Publié le 20 octobre 2013 par Aicasc @aica_sc

Dans le cadre de la quatrième Biennale des Images du Monde, Photo Quai 2013, La Galerie Baudoin Lebon présente Ayana V. Jackson, une photographe née en 1977, au New Jersey, USA.

Archival Impluse Devotees and Demons 2012

Archival Impluse
Devotees and Demons
2012

Après des études de sociologie, elle se destine à la photo et, pendant les dix premières années de sa carrière, elle photographie les communautés noires d’Amérique du Sud. Ses études de sociologie et son vécu personnel l’amèneront à s’interroger sur l’image du Noir, de la femme noire plus exactement, dans un monde qui la dénature, ne l’accepte pas et diffuse d’elle une image qu’elle juge fausse. Ses interrogations, plutôt générales au départ, amènent progressivement la photographe à intérioriser cette question complexe et douloureuse pour elle de la représentation du corps féminin et elle va, de manière incisive et sans concession, se mettre elle-même en scène pour dénoncer les clichés et exorciser ses propres frustrations.

Dans un entretien réalisé à Paris, avec Sarah Preston, Ayana Jackson, présente sa démarche en se définissant avant tout comme « citoyenne du monde qui vit là où son travail l’appelle ». De ce fait, son témoignage a toutes les qualités d’une vision proche des « subaltern studies » et les « études du genre » qui mettent en avant le caractère transnational et diasporique des questions identitaires noires.

En interrogeant la conscience et la mémoire collective elle s’aperçoit, à partir des ‘représentations’ qu’elle découvre, que ce ne sont que fausses pistes et dévoiement. De ce fait, dit-elle encore, « Je ne me reconnaissais pas dans ces images, j’avais un problème avec ma propre identité ; alors, je me suis focalisée sur mon expérience personnelle, sur mon propre corps et j’ai cherché à exprimer de nouvelles narrations ». (Entretien avec Sarah Preston)

Il est  vrai que les corps de femmes nus, renvoient de prime abord à une expression du désir, un désir d’incarnation mais ce dernier s’accompagne aussi d’un désir de symbolisation et de sens. Ces deux composantes du désir et du sens se trouvent ici réunies dans ces photographies exposées.

S’exprimer par la photo de nus revient, pour l’artiste, à faire surgir une part d’intériorité, d’intimité sous une forme qui devient « œuvre ». Les puissantes images d’Ayana qui démultiplient un même corps, le sien, sont l’incarnation de ce que l’artiste cherche à exprimer : une intimité première mise à nu, explorée. Ce qui fut ressenti dans la chair et pensé par rapport au vécu devient œuvre.

A propos de la nudité, un autre peintre et photographe, Jacques Bosser qui a eu une longue expérience africaine et qui photographie également des femmes noires, s’est exprimé ainsi : « En Afrique les femmes sont beaucoup plus en harmonie avec leurs corps qu’ailleurs. A la réflexion, ce n’est pas le même rapport à la nudité, la nudité noire est « moins visible », cela peut paraître étrange, mais quand un modèle féminin noir est nu, il n’y a pas de rupture visuelle… » (Jacques Bosser, Noire géométrie, in Art Absolument, n°13, 2005, p.56-62)

 

SEDUIRE ET DENONCER

Les compositions photographiques de Ayana V. Jackson, nous invitent à voir l’image derrière l’image ou plus exactement une superposition d’images, l’une renvoyant à une forme archétypale du corps féminin noir, torturé, blessé, ou pendu mais aussi l’image d’une révolte et d’une réponse contemporaine, la sienne,  qui transfigure ces premiers témoignages visuels. Le point de départ de la série Archival Impulse, par exemple, se réfère aux gravures et images de la colonisation européenne de l’Afrique.

Cela consiste à identifier les motifs récurrents dans les images originales, à les interroger, les interpréter et finalement les reconstruire. Son intervention principale consiste à se placer comme « sujet » dans la scène. Le corps féminin est en général sépia, une couleur rappelant les gravures d’époque, et se détache d’un arrière-plan uniformément gris. Ce contraste créé entre les corps et l’arrière-plan attire tout d’abord l’attention sur le fait que les modèles qu’elle dénonce sont les premières photographies que les Européens rapportèrent d’Afrique et sont en fait des scénographies écrites et dirigées par un missionnaire ou un photographe européen qui fait jouer à ses sujets et modèles une mise en scène fictive et imposée. Il s’agit de clichés forts suggestifs, qui font partie du corpus des représentations des Noirs sous l’esclavage comme cet exemple de la « Femme pendue à l’arbre » qui fait évidemment penser à la chanson « Strange fruit » de Billie Holliday mais aussi aux gravures de William Blake illustrant l’ouvrage Narrative’s of a Five Years Expedition de  John Gabriel Stedman en 1791.

Commentaire de la photo 1 : Archival Impulse

Ayana raconte combien elle a été choquée de découvrir une photographie représentant une foule d’enfants noirs, nus, entourant une femme blanche, vêtue d’une longue robe immaculée et trônant tel un fantôme au sommet d’une la pyramide d’enfants dénutris. Elle a donc recomposé la scène et lui a donné une réponse de révolte où elle est à la fois bourreau et victime.

Une autre série intitulée « Leap Frog » que l’on pourrait traduire par « saute-mouton » veut exprimer le fait que chaque génération de femme noire, depuis la période précoloniale jusqu’à celle de l’afro-chic, supporte la suivante qui va lui passer sur le dos. Ayana endosse l’apparence physique et le vêtement de chaque époque ainsi évoquée.

Une dernière série « Poverty Pornography » a pour point de départ les images références trouvées dans la presse, les archives ou les livres d’histoire. Certaines de ces images sont mondialement connues, là encore, Ayana les détourne et transforme le message

A partir de ce désir de « voir » et de témoigner de ce qui a été vu, l’artiste capte le désir et proteste, tout en associant les images du désir à l’horreur qu’elles dénoncent. La sensualité n’est pas exempte de morbidité.

 

Poverty pornography Desaster 2011

Poverty pornography
Desaster
2011

Commentaire de Photo 2 : Cette image de la série « Poverty Pornography » reprend une scène d’homicide en temps de guerre du Vietnam. La femme nue et son double reprennent à leur compte en l’incarnant la violence de la scène.

On peut se demander, en concluant sur ces séries, si en reproduisant son image ainsi à l’infini l’artiste ne participe pas au problème qu’elle dénonce. Dans la fin de son entretien avec Sarah Preston, elle dit d’ailleurs combien elle en est consciente, car critiquer les codes (de la représentation) de cette façon, revient aussi à en exalter l’ambiguïté.

Cela nous incite aussi à penser que l’on assiste  à une forme d’africanisme, comme on dirait d’orientalisme, qui suggèrerait que les fantasmes ne sont jamais clos… Ayana se réfère invariablement au thème de l’altérité et sa différence qui a jeté un mirage romantique sur bien des représentations depuis le Bain turc d’Ingres (1848-64) jusqu’aux œuvres de l’Ukrainien Anton Solomoukha dont le Petit chaperon rouge joue avec les variations photo-pornographiques inspirées des nus orientalisants. Dans le face à face Occident–Afrique, relatant les archives de la colonisation, de l’esclavage et de l’oppression, Araya se définit en fait comme une Maronne qui résiste, fuit et pervertit les codes en créant des « icônes décalées » et cela se vit en elle, se réalise à partir de son corps mis à nu.

D’autres artistes d’Algérie, d’Iran comme Shirin Neshat, ou du Maroc comme Yasmina Bouziane, mettent en scène la condition féminine dans leur contexte social en critiquant les stéréotypes raciaux ou sexistes en les sublimant. Mais on pense aussi à la sud-africaine Tracey Rose, et à la jamaïcaine Renée Cox, sans oublier Cindy Sherman qui a initié le genre, il y a plus de vingt ans, en interrogeant la place de la femme dans la société contemporaine. Toutes introduisent le trouble dans l’art et cherchent à créer un choc émotionnel autant qu’esthétique.

Michèle-Baj Strobel

Ethnologue, AICA Caraïbe du Sud


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