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Leonarda, la loi et le pont de l'Île de Ré

Publié le 21 octobre 2013 par Edgar @edgarpoe

Chez Descartes le blogueur, ou chez Laurent Pinsolle, des billets sur Leonarda qui sont en sens exactement opposé de ce que j'avais défendu.

Il y a un petit changement intervenu entre mes billets et les leurs : l'affaire est devenue une grande cause nationale, lors que lundi dernier il n'y avait en tout et pour tout que deux ou trois articles parus sur le sujet (qui montait en revanche sur twitter), même mardi, le sujet n'avait pas explosé.

Une bonne partie de leurs arguments est assez juste, lorsqu'ils déplorent l'indignation un peu tartuffe de notables qui semblent saisir une occasion de se redécouvrir de gauche, après avoir soutenu mesures d'austérité sur mesure d'austérité.

Il reste que nombre des arguments de ceux qui sont favorables à l'exclusion me paraissent bien faibles, ou en tout cas caricaturent trop rapidement les réactions qu'on peut baptiser, pour faire vite, "pro-leonarda".

Un peu en vrac :

- s'il est exact qu'il y a probablement quelques opposants à Valls pas malheureux de le secouer, le mouvement n'est pas facilement soupçonnable d'être manipulé. On l'a vu monter en direct lundi sur les réseaux sociaux, et pas de la part de professionnels de l'agit-prop. Certes, le billet initial signalant l'affaire est publié sur Mediapart. Mais Mediapart est un peu à l'intersection du monde des réseaux sociaux et des médias traditionnels, comme l'émission de Taddei ou d'autres, et joue son rôle habituel après avoir sorti l'affaire Cahuzac ou  d'autres ;

- cette affaire ne tombe pas du ciel. Elle survient trois semaines après des déclarations de Valls plus qu'ambigues sur les Roms, et après une campagne présidentielle et des réactions au discours de Grenoble de Sarkozy qui laissaient entendre que la gauche allait proposer une politique différente de celle de Sarkzoy. On ne doitpeut-être pas s'étonner que la gauche finisse par réclamer que quelques promesses soient tenues ;

- l'argument qui tue : "il faut que force reste à la loi", ou en version latine, "dura lex sed lex". C'est aller très vite et méconnaître la pratique du droit que d'avancer ainsi, c'est prêter au Droit une unité qu'il n'a pas (ou procéder comme BHL pourchassant le Mal au nom du Bien). Par exemple, le droit administratif sait fort bien tolérer des irrégularités et la non-application de la loi quand il y a risque de trouble à l'ordre public - aucun préfet n'ira s'agacer de dommages mineurs causés par des agriculteurs en colère ou des grévistes un peu échauffés. Autre cas, les permis de construire du pont de l'Ile de Ré ont été annulés plusieurs fois, mais pas suffisamment, ni suffisamment vite pour empêcher que ce bel ouvrage soit maintenant une réalité fort tangible, une sorte de pied de nez permanent à "la Loi".

pont.jpg

Invoquer "la Loi", dans une affaire où tant de principes sont en jeu, c'est, en réalité, supposer que le problème est déjà réglé avant même que d'être évoqué. Et si les manifestants, défendaient aussi la Fraternité, ce troisième terme de notre devise républicaine, le plus complexe à définir ?

Dura lex sed lex, c'est aussi ignorer qu'il n'y a pas plus inique que d'appliquer partout l'ensemble des lois, et que la grève du zèle aboutit à la paralysie ("summum jus, summa injuria" ai-je lu récemment) ;

- Il me semble, mais je ne retrouve pas l'article, que la gauche avait rédigé des circulaires pour interdire de se saisir d'irréguliers en milieu scolaire, circulaires abrogées par Sarkozy et pas rétablies (sauf depuis hier). Le principe n'est pas illégitime : si l'on veut que l'école soit un lieu de réflexion coupé un minimum de l'agitation du monde extérieur, on peut éviter d'y faire entrer la police ou la gendarmerie quand ce n'est pas strictement nécessaire. C'est peut être hypocrite, mais pas plus que de souhaiter bonjour à un collègue dont on souhaite qu'il aille au contraire le moins bien possible. L'hypocrisie est nécessaire à la civilisation ;

- j'ai suggéré, et lu que d'autres faisaient cette proposition, que les parents d'enfants scolarisés puissent être régularisés. J'ai lu également qu'il s'agissait d'un appel d'air, et d'une ouverture des frontières toute libérale. Régulariser au cas par cas des gens qui de fait se sont installés et, parmi leurs premières décisions, ont envoyé leurs enfants à l'école est assez différent d'une ouverture totale des frontières. Il n'est pas si facile que cela d'entrer en France et de s'y installer (cf. un billet ancien de la Ligue des Droits de l'Homme sur le mythe de l'appel d'air) ;

- j'ai lu que la foule qui défend Léonarda ne se soucierait pas du reste de la famille et se serait éprise d'un fétiche, un peu comme l'on cherche un sac Vuitton, pour avoir un truc à la mode. Je ne crois pas que la foule soit si mauvaise, même s'il est évident qu'il y a une sorte de rituel de la manifestation lycéenne auquel certains peuvent céder sans parfois avoir parfaitement connaissance de toutes les données du problème. La réaction à la proposition assez hallucinante de cynisme de Hollande est d'ailleurs assez parlante : accepter Léonarda mais pas sa famille ne satisfait personne (Schneiderman : "A force de ne pas savoir trancher, le voilà, tout tranquille, qui tranche dans la chair d'une famille. Et qui réussit cet exploit : faire passer Valls, le Valls droit dans les bottes de la loi, le Valls qui incarne sans complexe la lepénisation des esprits, faire passer Valls pour, au fond, plus humain que lui ! Ce "et elle seule" est un marqueur. Quiconque, en entendant ces mots, aura ressenti autre chose que de l'incrédulité et du dégoût, quiconque aura seulement imaginé d'analyser ce "et elle seule", comme une parole politique digne d'une analyse normale, nous restera étrangement étranger.")

Hollande a imaginé que ceux qui ont rejeté l'exclusion d'une lycéenne étaient assez stupides pour ne pas relier un cas individuel à des valeurs qu'ils entendent soutenir, certes à l'occasion d'un cas devenu symbolique, mais dont ils aimeraient probablement une application plus générale ;

- on me glisse enfin dans l'oreillette que Chevènement aurait dit de fortes choses à ce sujet. Je rétorque à l'ami qui m'explique cela que Chevènement ferait mieux de s'occuper de l'euro. Réplique de l'ami : tu fais une fixette. Non, je ne fais pas une fixette. Mais la politique c'est dégager les priorités du moment. Et la priorité du moment c'est d'en finir avec l'asphyxie financière de l'état et des salariés, par manque de croissance. Jouer des peurs d'un danger rom ou musulman, c'est véritablement faire montre d'un manque total de discernement. Je reprends d'ailleurs un point exemplaire du discours de Chevènement samedi : "si l'immigration est libre, naturellement, on le voit bien dans le secteur des services, dans l'agro-alimentaire breton, tout cela a des conséquences".  C'est assez fumeux de la part du Ché. L'agroalimentaire breton souffre de la libéralisation européenne : les cochons bretons partent en Allemagne pour être abattus parce que là-bas les salariés des abattoirs sont des immigrés est-européens certes, mais aussi sans salaire minimum. Je ne sais pas si le Ché entend réguler les politiques migratoire et salariale allemandes, mais si c'est le cas il devrait le dire. Et ce n'est pas ce qui est en jeu dans l'affaire Leonarda. Il a également avancé que l'école ne pouvait être un sanctuaire car la police devait pouvoir intervenir en cas d'agression d'un enseignant. Personne n'a défendu l'idée que la police devait rester à l'extérieur d'une école envahie par des malfrats. Je note cependant une bonne idée de Chevènement que Hollande aurait pu faire valoir moins bêtement : faire accueillir Leonarda dans une école française du kosovo. Dans le genre solution de compromis, c'est plus malin.

Je m'arrête là. Malheureusement on risque d'entendre parler beaucoup de cette affaire. On trouve des défenseurs de l'expulsion chez des gens très bien (cf. Jean-Pierre Rosenczveig), et des critiques fines de cette mesure (Bouillaud : "A mon avis, cette intervention s’inscrit donc dans un contexte politique plus large, où la gauche de gauche (y compris une partie du PS) est en train de découvrir avec consternation la réalité des politiques publiques suivies par F. Hollande, et où ce dernier essaye de leur donner l’occasion de ne pas comprendre en leur offrant des satisfactions morales et symboliques.")

Il serait bon que les arguments échangés d'un côté ou de l'autre ne tournent pas trop à la caricature.


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