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Folie et justice

Publié le 06 mai 2008 par Jean Etienne Joullié

Il est assez évident qu’il existe une métaphysique de la ‘maladie mentale’ et que les hypothèses faites au sujet de la ‘maladie’, ‘l’esprit’, les responsabilités personnelles et la justice sont intimement liées. Le domaine dans lequel cette métaphysique est débattue est l’environnement judiciaire.

L’existence simultanée de deux approches différentes du contrôle social au sein du système judiciaire ouvre la place au débat quant à la signification du terme ‘justice’. Fortement lié au principe égalitaire se trouve la perspective qui veut que la justice traite chaque personne exactement de la même manière et que la façon d’atteindre ce but est de viser l’objectivité totale. Le résultat le plus objectif est atteint par une application directe de sanctions spécifiées à tout individu qui ne respectera pas une régulation, quelques soient les circonstances. Ceci représente un idéal déformé de justice construit sur la notion d’un code de contrôle social agissant avec la précision impersonnelle d’une machine. Celui qui met la main dans une scie voit sa main coupée, celui qui ne se conforme pas aux régulations positives ou négatives imposées par la société en souffrira les conséquences. Cette approche s’applique en pratique à un grand nombre de régulations mineures qui contrôlent la vie du citoyen, même dans les sociétés qui se considèrent relativement ‘éclairées’ ; elle est particulièrement évidente dans la tendance à étendre toujours plus la régulation bureaucratique dans l’objectif de faire fonctionner une société de masse.

Aux côtés de cette vue de la justice, conçue comme fournie par un système légal ne respectant pas les personnes, se trouve un concept très différent et mis en évidence par les crimes qui appellent des peines extrêmement sévères comme le meurtre. Lorsque la punition prévue est la mort, la question de l’utilité ou du coût du débat ne se pose pas. Dans les procès pour meurtre ou autres crimes très sérieux, la pleine force de la loi devient visible, car dans ces cas la justice semble exiger que la loi soit assistée par un juge et un jury dont les fonctions ne consistent pas à livrer automatiquement des peines fixes correspondant aux non-respects des régulations. Le juge et le jury on en fait plusieurs fonctions : premièrement, de décider si les preuves sont suffisantes pour confirmer que l’accusé est coupable ou non ; deuxièmement, de décider si les preuves soutiennent la contention que l’accusé a bien commis les actes qui lui sont reprochés avec l’intention de produire un effet dont il avait pleine connaissance qu’il était répréhensible ; et finalement juge et juré doivent imposer une peine qui est en accord avec le degré de responsabilité qui est attribué à l’accusé.

On voit bien ici l’immense importance qui est accordée à la définition des termes. Tuer n’est pas assassiner. Si tous ceux qui ont tué une autre personne accidentellement ou à cause d’une négligence ou suite à une conséquence lointaine et incalculable d’une de leurs actions étaient condamnés pour meurtre, qui serait innocent ? Il est évident que le concept de justice tel que défini par les procédures judiciaires qui se sont développées autour du concept de peine capitale est assez différent et peut être paradoxalement considéré comme plus civilisé que les machinations objectives de simples régulations aveugles. En fait, il repose sur la théorie que les personnes peuvent être tenues comme responsables de leurs actions et doivent être respectées comme des individus. L’application aveugle et objective d’une règle générale est insuffisante au concept de justice ; les circonstances particulières doivent être également examinées et prises en compte.

En France, la notion d’irresponsabilité pénale était déjà présente sous l’Ancien Régime ; elle ne fut cependant formalisée pour la première fois que dans le code civil de 1810 (article 64) qui précisait « qu’il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était dans un état de démence au temps de l’action ». Dans les pays Anglo-Saxons, la concrétisation du concept de responsabilité pénale diminuée remonte à un assassinat qui se produit en Angleterre en 1843 et qui est rentrée dans les annales judiciaires sous le nom ‘d’affaire M’Naghten’. La victime était un fonctionnaire appelé Drummond qui fut abattu par certain David M’Naghten qui fut ensuite accusé de meurtre. Au cours du procès qui s’ensuivit, il apparu que victime et meurtrier ne se connaissaient pas ; M’Naghten affirma également qu’il se croyait persécuté par les Jésuites et par les Conservateurs et que par conséquent, pour se défendre, il lui fallait assassiner le premier ministre de l’époque, Sir Robert Peel. Malheureusement pour lui, Drummond ressemblait physiquement à Peel et écopa de la balle qui était destinée à ce dernier.

Au vu d’une expertise médicale produite au cours de son procès, M’Naghten fut acquitté et ce verdict déclencha une telle fureur populaire que la Chambre des Lords demanda des explications aux juges. De leurs réponses émergea les règles qui influencent encore à ce jour les décisions d’irresponsabilité pénale dans les affaires d’homicides dans plusieurs pays Anglo-Saxons et au-delà. Ces règles disent qu’un accusé est jugé coupable mais irresponsable s’il est établi qu’au moment où les actes ont été commis cette personne avait un ‘défaut de raison’ à cause d’une ‘maladie de l’esprit’ telle que cette personne n’avait plus conscience de la nature et de la qualité de ce qu’il faisait, ou que si elle en avait conscience, qu’elle ne savait pas que ce qu’elle faisait était ‘mal’. Malheureusement, peut-être inévitablement, ces règles ne sont pas exemptes d’ambiguïté, celles-ci trouvant leurs origines dans le sens exact à donner aux expressions ‘défaut de raison’, ‘maladie de l’esprit’ et ‘mal’, expressions qui peuvent toutes être interprétées de manières différentes.

Ces ambiguïtés ont au moins le mérite de forcer le débat à propos de la signification de l’expression ‘responsable moralement’. En fait, c’est toute la question de la justification de la punition légale qui se trouve posée. Il est très clair cependant que ces règles définissent une personne saine comme une personne possédant une capacité intacte de guider son comportement. Les conséquences pour un psychologue appelé comme expert auprès d’un tribunal sont multiples. Si ce psychologue est un déterministe doctrinaire, il ne peut pas affirmer en toute honnêteté qu’une personne est responsable moralement de son comportement, puisque celui-ci est déterminé soit par le conditionnement, soit par des événements physico-chimiques dans son cerveau, soit par des pulsions primaires, soit par des motivations, soit par des caractéristiques de son éducation ou de son expérience sur lesquels elle n’a aucun contrôle direct. Par conséquent, si cet expert doit prendre une position déterministe, le seul rôle qu’il peut jouer dans le débat consistera à dire que la question qui lui est posée repose sur une illusion, que la loi essaye de se baser sur la superstition qui veut que les être humains sont libres de leur volonté et que tout le procès n’est qu’une farce. Une déclaration de ce genre serait plutôt saugrenue dans l’enceinte d’un tribunal ; elle ne serait pas pertinente car la cour n’est pas là pour décider si oui ou non une société peut fonctionner en se basant sur une interprétation intentionnelle du comportement humain (c'est-à-dire une interprétation du comportement tel que celui-ci est dirigé par des intentions vers des objectifs) ; pour la cour, une telle société existe. Les psychiatres et les psychologues n’ont d’autre choix que d’accepter le fait que la procédure judiciaire est en elle-même la reconnaissance que la justice a la fonction non seulement de participer au maintien et au renforcement d’une société, mais d’une société civilisée. Une société civilisée est une société dont les membres peuvent être tenus responsables moralement de leurs actions (dans le cadre de limites assez bien définies) et de tels individus ne sont pas correctement représentés par un modèle déterministe. La loi en tant que telle représente de fait un bastion très important aux concepts l’intégrité et de responsabilité individuelles, car elle accorde une reconnaissance formelle au pouvoir d’autocontrôle de l’individu tout en minimisant l’idée de contrôle externe.

Être moralement responsable, cependant, nécessite être conscient à l’avance que le résultat d’une action est ‘mal’ dans le sens où ce résultat est contraire aux valeurs morales en vigueur. Pour que ceci soit possible, il doit être établi que la personne en question est non seulement consciente des résultats que ses actions peuvent avoir, mais il faut également montrer qu’elle est capable de comprendre la valeur morale qui est concernée. On ne peut considérer quiconque comme responsable moralement à moins d’être convaincu que les actions des êtres humains ont une intention. Par conséquent, un expert en psychologie appelé à la barre d’un tribunal doit apporter son avis quant aux questions qui consistent à savoir si l’accusé est a) responsable de ses actions dans le sens où il aurait pu prévoir le ou les effets dont il est accusé d’être à l’origine et b) moralement responsable dans le sens où il connaissait la ou les valeurs morales attachées à ces effets, ce qui signifie en pratique connaître les valeurs de la culture de la société au sein de laquelle les événements en question se sont déroulés.

Il n’existe pas de test formel et objectif pour rendre ce genre d’avis. Pour un existentialiste cependant, les réponses à ces questions vont de soi : tout individu adulte possède nécessairement une expertise des normes morales de la société dans laquelle il vit. Une telle expertise est en fait consubstantielle à la notion d’individu adulte.

(d’après R. Spillane)


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