Magazine Journal intime

Une éternité

Par Emia

Il l’avait enlacée et entraînée dans l’un des bars de la ville où un pianiste jouait et chantait encore Brel, Greco, Les Américains. Il – Gazon – avait demandé qu’on joue pour elle – Hélène – « Le Balcon ». Le pianiste s’était exécuté longtemps après sa requête, et Gazon ne sut pas, lorsque la chanson vint, si vraiment c’était la leur, si vraiment elle répondait à sa demande, mais il prit le bras d’Hélène et cria presque : ECOUTE !

Elle l’entendit, elle écouta bien et se gorgea du sens des paroles comme si c’était Gazon qui les avait écrites pour elle, alors que lui n’entendait que la mélodie de son vouloir, la rengaine de son pouvoir. Elle goûtait les mots mélodieux et il la regardait – brûlante – savourer son si bon goût, son si bon goût… Ne savait-il pas bien lui plaire ? Il doit m’aimer pensa Hélène au même instant, car l’air chantait d’amour. Elle se consumait : Se doutait-il qu’il pouvait l’abandonner, là, un p’tit moment ? « Je vais commander à boire », dit Gazon. « Au bar ».

En retrait de la foule un garçon suivait des yeux une phalène qui courait sur l’abat-jour d’une lampe. Gazon le prit pour une démontration de solitude. Il appella Hélène et la présenta au jeune homme. Le garçon pointa l’insecte du doigt : « Pas plus cruel que ça. » Hélène soupçonna quelque chose.

« Y’a rien à comprendre ». De son doigt le plus long, le plus maigre, le garçon écrasa la bête. Poussière luisante et nauséeuse qu’Hélène confondit, d’amour, avec ce qui restait d’alcool au fond du verre de Gazon. « Tu prends quelque chose ? » demanda Gazon à – Stelios.

Oui.

Ils trinquèrent, et lorsqu’ils eurent bu, l’empreinte de l’index de Stelios se dessinait sur le verre.

Gazon commençait à s’ennuyer. Cela blessa Hélène – elle imita l’expression vague, dispersée de Gazon, elle cherchait à comprendre : l’amour, l’instant privilégié avait depuis longtemps fui leurs efforts, comment donc.

« Je crois que… » dit Stelios.

« Reste » ordonna Gazon. Stelios s’assit. Il triomphait, diaphane. Hélène le regarda, son visage modulé par des accords sentimentaux. Le pianiste, comme accroupi sur les touches, ne frappait plus que de fausses notes, qu’ils acceptaient en souriant : l’interminable pèse.  


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